07. Le ballet du goujat

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Ysée

Je regarde les différentes tenues que j’ai dans ma garde-robe et hésite sur celle que je vais porter ce soir. Je sais que je vais être observée, admirée par certains, critiquée par d’autres, mais surtout, j’ai conscience que je n’ai pas un choix très grand et que je tourne vite autour des mêmes vêtements. La Silvanie est un pays jeune qui se reconstruit et mon salaire me suffit à peine pour vivre, je dois donc limiter mes dépenses et, clairement, il y a d’autres priorités que les habits de la Ministre de la Culture. Bref, heureusement que je sais faire preuve d’inventivité parce que sinon, j’aurais du mal à ne pas apparaître plusieurs fois en public avec exactement la même tenue. Impensable ! Je choisis une robe rouge bordeaux qui se porte sans soutien-gorge au vu de l’armature intérieure, mais enfile un petit gilet blanc qui permet d’en dissimuler un peu le décolleté. Je rajoute une petite broche et choisis des escarpins sans talons. Je sais que pour ce genre de soirée, on passe beaucoup de temps debout, un cocktail à la main, à échanger avec toutes les personnalités du pays. C’est aussi un moyen pour moi de ne pas apparaître trop grande car je n’ai pas besoin de ça pour toiser beaucoup de mes concitoyens.

Le programme de ce soir est divin et je me réjouis de pouvoir assister à ce ballet composé par un jeune auteur silvanien dont ce sera la première création. Cette œuvre contemporaine va être interprétée par les représentants de notre école nationale avec un couple de danseurs français qui a accepté de faire une apparition non rémunérée mais ô combien symbolique de l’importance du partenariat que nous avons avec la France. Je cherche dans mes notes afin de ne pas faire d’impair ce soir et retrouve leurs noms que m’a transmis mon assistant : Alken O’Brien et Joy Santorini. Bon, les noms ne sont pas très français, mais on ne va pas faire la fine bouche, il paraît qu’ils dansent divinement bien et qu’on se les arrache à Paris et dans le reste du monde.

J’emprunte le petit escalier à l’arrière du bâtiment qui me permet de sortir de l’appartement que j’occupe au Palais près de l’étage réservé au Ministère, salue les gardes qui assurent la sécurité du lieu et monte dans le taxi qui a été réservé à mon intention. Je salue le chauffeur, un homme aux cheveux grisonnants que je commence à reconnaître et avec qui nous avons déjà échangé à plusieurs reprises lors d’occasions similaires.

— Bonsoir Davit. Encore de service ? On dirait que toutes les nuits de spectacle sont pour vous ! Ils vous en veulent ou quoi à votre agence ?

Le pauvre va devoir m’attendre durant toute la durée du ballet, même si je le soupçonne d’apprécier pouvoir y assister, comme je lui ai permis de le faire les fois précédentes. C’est d’ailleurs lui qui m’a donné l’idée il y a quelques mois d’ouvrir ces représentations au grand public et de réserver des places, gratuites, à ceux qui n’y ont pas accès habituellement.

— Bonsoir Madame la Ministre. J’aime travailler de nuit, sourit-il, ça me permet de voir mes enfants le jour, c’est parfait, et je crois bien que ça arrange mes collègues.

— Vous avez vu le programme, ce soir ? Cela devrait être magnifique ! J’ai hâte de voir la création de ce ballet ! m’enthousiasmé-je alors que les rues de la capitale défilent sous mes yeux.

D’après les anciens, il y a toujours moins d’animation qu’avant la guerre, et surtout, tous les lampadaires n’ont pas été remplacés, ce qui crée pas mal de zones très sombres, mais Davit conduit de manière souple et assurée et je ne me fais pas d’inquiétude sur sa capacité à m’amener à bon port.

— Oui, je suis sûr que ce sera parfait et que vous passerez une belle soirée. Surtout que le temps est clément. Ça fait plaisir, de revoir la vie ici, après toutes ces années…

— Oh, ça fait longtemps que vous êtes chez nous, alors ? demandé-je, surprise. Je croyais que vous aviez quitté la Géorgie et rejoint notre pays après la Révolution.

Je réalise que je ne sais rien de cet homme qui, lui, doit tout savoir ou presque sur moi. C’est un peu ça l’inconvénient d’être devenue ministre… Je n’aime pas être enfermée dans les sphères du pouvoir et m’éloigner autant des gens qui le côtoient.

— Non, je viens d’ici, mais j’ai fui avec ma famille quand ça a commencé à trop craindre, je voulais mettre mes enfants à l’abri. Et… Je suis revenu peu de temps avant la Révolution, j’en avais marre d’attendre sagement que les Rebelles réussissent à renverser le Gouvernement, alors je me suis engagé avec eux. C’est d’ailleurs ce qui me vaut une belle blessure de guerre sur le flanc, ma femme m’appelle son héros depuis, sourit-il.

— Bravo pour votre engagement, Davit.

Je réponds sobrement, incapable d’exprimer plus d’émotions, la Révolution ayant réussi à me séparer de mon ex-compagnon qui, dans son grand courage, a fait le choix de supporter le Gouvernement, pensant leur victoire certaine et qui maintenant est je ne sais où. Je n’ai plus aucune nouvelle depuis qu’il a disparu sans prévenir.

Nous arrivons à la salle de concert et je suis tout de suite accaparée par le compositeur de l'œuvre que nous allons écouter. J’essaie de me concentrer sur ce qu’il m’explique mais j’avoue que j’ai toujours un peu en tête mon ex et les questions que je me pose sur ce qu’il est devenu. Quand la sonnerie retentit pour indiquer que le spectacle va bientôt commencer, je m’excuse auprès de lui et des autres afin de gagner la loge présidentielle que je vais partager ce soir avec Arthur et Julia qui ont souhaité se faire une petite soirée sans les enfants.

J’ouvre la porte de la loge et je suis surpris de voir qu’il y a un homme avec mon cousin et sa femme. Il est au premier des deux rangs de la loge et me tourne le dos, absorbé par la Directrice de notre Ecole de Danse qui introduit le ballet. Il faut dire qu’elle a revêtu la tenue dans laquelle elle va participer au spectacle et que celle-ci la met plutôt en valeur. Je me demande ce que ce grand blond fait dans la loge présidentielle, mais Arthur et Julia qui ont pris les deux fauteuils du deuxième rang et qui sont en train de se bécoter ont l’air de trouver normale sa présence et je ne préfère ne rien dire alors que le rideau se lève déjà sur la scène.

Je salue le couple mais nous n’avons pas le temps de faire les présentations avec leur invité car le ballet est déjà en train de commencer. Je m’installe discrètement sur le siège à côté du blond qui ne remarque même pas ma présence et l’ai donc dans mon angle de vision quand je me tourne vers la scène. Je me plonge dans le spectacle où le couple français a déjà entrepris de nous émerveiller par des enchaînements qui semblent d’un naturel et d’une évidence à nulle autre pareille. La danseuse a une grâce exceptionnelle et l’entente avec son partenaire est parfaite. Quel beau gosse, d’ailleurs ! Dans le milieu de la danse, qui est si féminin, il doit avoir un succès fou ! Je suis happée par ce qu’il nous propose et suis violemment sortie de ma rêverie quand le grand nigaud à côté de moi se met à faire des remarques à voix haute.

— De la danse, sérieux, quelle idée ! grommelle-t-il. On se fait prodigieusement chier et ça ressemble à rien, leur truc.

— Taisez-vous, lui intimé-je en murmurant. Appréciez la grâce des danseurs au moins, si la chorégraphie et la mise en scène ne vous plaisent pas !

Je le réprimande en me penchant vers lui pour ne pas avoir à parler trop fort et suis surprise de me retrouver nez-à-nez avec lui quand il se retourne pour voir qui s’adresse à lui. C’est vraiment étrange de se retrouver dans une telle proximité avec un inconnu et il me faut quelques secondes pour reprendre mes esprits avant de me reculer. J’ai le temps de respirer l’odeur un peu boisée de son parfum et de croiser ses yeux bleus d’une profondeur sans nom. Et le barbu profite de mon état de sidération pour me déshabiller mentalement et me mater sans aucune pudeur.

— Et puis, arrêtez de me regarder comme ça, je ne suis pas un morceau de viande ! Le spectacle, c’est par là, indiqué-je en montrant la scène derrière lui.

— J’en ai bien conscience, mais ne venez pas vous plaindre, c’est vous qui m’avez interpellé. Et puis, le spectacle ici est plus agréable, bien que j’avoue que la danseuse à ce qu’il faut où il faut, me lance-t-il avec un sourire charmeur et assuré.

— Non, mais vous allez arrêter ça tout de suite ! m’efforcé-je de dire sans hausser le ton pour ne pas perturber les danseurs. Vous êtes un gros porc ! Ce n’est pas parce que vous êtes Français et un ami d’Arthur ou Julia que vous avez le droit de tout vous permettre !

Je suis outrée par son attitude et son regard qui continue à se poser sur moi de façon insistante. J’essaie de l’oublier un instant et de me reconcentrer sur le show qui est à une partie assez dramatique et où les élèves de l’école nationale s’expriment, mais il a l’air d’avoir totalement oublié la raison de sa présence dans cette salle de spectacle.

— Entre nous, souffle-t-il en se penchant vers moi, je veux bien que les gamins, ce soit mignon, que le danseur soit pas mal, du moins du point de vue d’une femme, mais à mon avis, vous vous faites des idées. Un mec qui danse, n’imaginez pas le coller dans votre lit. Je vous proposerais bien le mien, mais vu votre air de Miss Coincée, j’aurais peur de me faire chier.

Quel malotrus ! Je n’en reviens pas qu’il m’insulte comme ça. Je le fusille du regard mais ça n’a pas l’effet escompté, ça a juste l’air de l’amuser.

— Le mec qui danse est en couple avec la danseuse qui a un beau cul, Ducon. C’est pas possible d’être ignare comme ça ! Et je peux vous garantir que c’est dommage que vous n’aurez jamais la chance de partager mon lit car je peux vous assurer que tous ceux qui y sont passés n’ont pas eu à regretter mon manque d’inventivité. Pauvre type, va. Et fermez-la parce que, franchement, vous êtes en train de gâcher la représentation là !

J’espère que malgré mes chuchotements, il comprend qu’il est allé trop loin et qu’il va me laisser tranquille. Miss Coincée ? Et moi qui me défends en lui disant que je suis folle au lit. Franchement, je devrais aller me faire soigner, moi.

— Mais c’est qu’elle mord, la Miss Coincée ! Je suis prêt à tester la marchandise, j’adore qu’on me contredise quand ça signifie une partie de jambes en l’air. Par contre, va falloir se détendre, parce que le mode pitbull au pieu, ça a ses limites quand même, et ça fait fuir les hommes. A ce rythme-là, danseur homo ou hétéro, il ne finira clairement pas dans votre lit, surtout vu la douceur de la danseuse, il doit préférer mener la danse, si vous voulez mon avis, poursuit-il en jouant des sourcils de manière explicite, son foutu sourire toujours plaqué sur le visage.

— Vous ne testerez rien du tout ! dis-je en haussant la voix, m’attirant immédiatement des regards outrés des spectateurs des loges voisines.

J’essaie de garder contenance et d’adresser un sourire d’excuse à mes voisins mais le blond continue son manège et en vient même à faire une moue admirative en croisant les bras alors qu’il m’observe. Non mais, il est imbuvable, lui ! Il ne comprend pas que je suis à deux doigts de le foutre hors de la loge et de demander à Marina de le renvoyer chez lui, en France, là où il aurait dû rester ?

— Et c’est moi qui suis en train de gâcher la représentation, hein ? Va falloir vous détendre et éventuellement envisager de retirer le balai que vous semblez avoir dans ce joli fessier, ma petite dame. Et puis, cet air dur… A ce rythme-là, dans deux ans vous serez aussi ridée qu’un anus !

Le bruit de la claque que je lui assène par pur réflexe est heureusement couvert par l’orchestration du ballet qui s’agite en ce moment sur scène et je remercie secrètement ce coup de chance. J’ai le plaisir de voir l’air choqué du goujat qui est assis à côté de moi alors qu’il porte la main à sa joue barbue.

— Non mais vous êtes…

— Putain, Snow, gronde Julia en passant sa tête entre nous, je vais t’étriper ! T’es en train de ruiner ma première soirée de couple depuis six mois, tes couilles n’y survivront pas. Dehors !

Snow ? Ça, c’est le comble. Il est loin de la pureté de la neige, ce type. Je lui jette un air de défi et espère secrètement qu’il ne va pas écouter mon amie afin que je puisse recommencer ce geste jouissif de lui asséner une baffe, mais il se contente de hausser les épaules, de faire un petit sourire d’excuse à Julia et de se lever. Il fait exprès de rester un instant entre la scène et moi, faisant clairement exprès de prendre le temps de chercher ses affaires qui sont juste là sous ses yeux, puis il m’envoie un baiser dans les airs avant de sortir avec un air satisfait qui me met dans une rage folle. Lorsque je me lève pour le suivre et lui dire ses quatre vérités, c’est Arthur qui m’arrête en attrapant mon bras et en me faisant un signe de dénégation de la tête.

— Laisse tomber et profite du spectacle, c’est vraiment magnifique et très émouvant.

Je soupire et adresse un doigt d’honneur à ce Snow qui, avant de fermer la porte, me fait un petit salut de la main, le sourire aux lèvres. Quel provocateur ! Dès que le spectacle est fini, je vais aller le retrouver avec des gardes et le foutre en prison pour outrage à Ministre en fonction ! Ou alors, je vais le retrouver dans sa chambre d’hôtel et le sortir, à poil, dans la rue, pour qu’il se rafraîchisse les idées. Il faut que Julia se joigne à Arthur pour que je parvienne enfin à me rassoir et à me calmer un peu. Je ne sais pas qui est ce gars, mais il m’a clairement fait sortir de mes gonds, et ça en à peine quelques phrases. Promis, si je le recroise, je lui fais la misère comme il n’a jamais connu dans sa vie. En attendant, mon attention se reporte sur le beau danseur, cet Alken qui a l’air d’être la douceur et la grâce incarnée, en contraste total avec la crapule que Julia vient de virer de notre loge, et j’avoue que ça me fait un bien incroyable de le voir ainsi s’exprimer avec sa partenaire de danse et de vie. Ah si seulement plus d’hommes pouvaient lui ressembler.

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