82. Le conseiller conjugal

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Mathias

— Poussière de fée !

J’ai à peine le temps de fermer les yeux que je reçois une rafale de farine à l’odeur du chocolat que Sophia a ingurgité en masse. Merde… Arthur et Julia vont me tuer. La cuisine est dans un état déplorable, notre gâteau au chocolat n’atterrira jamais dans le four parce qu’on s’est goinfrés de la préparation, et les filles sont tachées de partout… Une cata, mais qu’est-ce qu’on rigole !

J’attrape la petite fée et la fais s’envoler au-dessus du plan de travail, récoltant au passage une nouvelle trace de doigt chocolaté sur la joue. Je suis en train de passer l’un des meilleurs jours de ma vie, et c’est en compagnie d’une gosse de trois ans et de son adolescente de sœur… Moi, en babysitter de fortune, le tablier d’Arthur sur les hanches, les cheveux bardés d’un mélange de farine et d’œuf… Ça pourrait être ridicule, et ça l’est sans doute, mais j’adore. Et pendant ce temps-là, les parents Zrinkak font je ne sais quoi. Un restaurant, sûr, mais pour le reste… Je ne veux pas savoir, ça vaut mieux ainsi. Je crois qu’ils en avaient tous les deux grand besoin.

— Ok, ok, on arrête, les filles… Si vos parents débarquent maintenant, nous allons tous les trois finir au coin et être punis de télévision pendant minimum quinze jours. Lila, tu vas aider ta sœur à se débarbouiller et vous vous changez ? J’ai vu qu’il y avait des chevaux dans un enclos sur mon trajet, on pourrait aller leur donner quelques carottes une fois que j’aurai nettoyé ce désastre.

— Oui, Tonton ! Tu es le meilleur !

— Je sais, je sais, me vanté-je en leur balançant une poignée de farine. Allez, filez, mauvaise graine !

Je les observe détaler, hilares, et m’attèle ensuite au rangement et au nettoyage de la cuisine. J’avoue qu’on a un peu abusé, et quand je vois ma tête dans le miroir, j’éclate de rire. Ce moment nous a rappelé à tous les trois ce que nous avons vécu dans la maison de vacances des parents d’Ysée et je n’ai pas pu m’empêcher de lui envoyer une photo de nous trois avec de la farine plein le visage. Il manquait quelqu’un pour recevoir la poussière de fée.

Je suis en train de finir la vaisselle quand j’entends la porte d’entrée s’ouvrir avec fracas avant de se refermer en claquant. Arthur déboule dans la cuisine qu’il traverse sans même m’adresser un regard. Il semble furibond, et ce n’est absolument pas dans cet état que je pensais le retrouver après leur rencard. Quand Julia débarque à son tour dans la pièce, la porte de leur chambre subit le même traitement que la première qu’il a passée. Magnifique. Ju semble totalement dépitée et se laisse tomber sur la chaise haute près de moi en soupirant.

— Hum… Tu me racontes avant ou après avoir bu un coup ? lui demandé-je en ouvrant le placard où se trouve la vodka.

— Après… Quoique, ce n’est peut-être pas sérieux avec tout le boulot qu’il me reste à faire.

— Un verre ne fera de mal à personne, et surtout pas à votre babysitter maltraité, souris-je en sortant deux verres que je remplis à moitié.

Je fais glisser l’un d’eux jusqu’à elle et enlève le tablier avant de me poster contre le plan de travail.

— On est dimanche, pourquoi tu parles de boulot ?

— Parce que c’est pour ça qu’Arthur est dans cet état-là, soupire-t-elle en portant ses lèvres à son verre.

— Ok… C’est quoi le problème, au juste ? Attends, grimacé-je, t’as quand même pas fait que parler boulot, Ju ?

— Je ne crois pas, non. Enfin, je ne sais pas… C’est un peu tout ce qui fait mon quotidien, en ce moment.

— Eh bien mets un peu le holà ! Il s’agit de ton couple et de ta famille. T’es épuisée, Julia, et tu passes ton temps au Palais. Délègue et mets ton cerveau en pause le weekend !

— Ce n’est pas possible, Marina nous a appelés et… il y a un journaliste qui vient nous interviewer, toi et moi. Il faut qu’on communique pour mobiliser l’opinion publique internationale, tu comprends ?

— Pardon ? C’est quoi cette histoire ? J’ai une tronche à me faire interviewer ? Vous n’en avez pas marre de jouer les pantins pour la Gitane, sérieux ? Entre toi et Ysée, putain…

— Clairement, là, avec la farine, tu n’es pas prêt à répondre à des questions ! sourit-elle. Et on ne sert pas de pantin, on sert notre pays. Enfin, celui que j’ai choisi, pour moi.

— Tu parles, Marina aura beau dire ce qu’elle veut, ce qu’elle demande à Ysée n’est pas moins que de la prostitution pour ce foutu pays, grommelé-je en me resservant une rasade de vodka.

— Arthur me reproche aussi cet engagement. Il dit que la Silvanie a déjà gâché son enfance en lui prenant sa mère, il ne veut pas qu’elle lui prenne aussi sa femme. Tu crois que j’abuse vraiment ?

— Je crois qu’on peut servir son pays sans pour autant sacrifier le reste. Marina a bien compris qu’elle avait entre les mains des gens capables de tout pour maintenir la Silvanie à flot, et je comprends que pour ta famille, tu veuilles faire tout ce qu’il faut. Mais à un moment donné, ton implication devient un poison pour cette famille, Ju. C’est quand, la dernière fois que tu as passé un weekend complet avec les filles ? Sans téléphone, sans rapport ou je ne sais quoi à faire ? Et c’est quoi cette foutue interview, hein ? Elle veut quoi, Marina, que j’explique heure par heure ce qui s’est passé là-bas ? Comment j’ai buté chaque rebelle ? Comment Ysée a failli se faire embarquer par ces crevards ? Franchement, ça devient ridicule.

— Donc, toi aussi, tu te ranges du côté d’Arthur ? Je… je ne sais pas quoi faire, Mat. Tu sais à quel point j’ai toujours été consciencieuse ? Je n’aime pas ne pas m’investir à fond pour ma mission.

— Tu sais que je te soutiens, quels que soient tes choix, mais je pense que, pour le coup, tu devrais vraiment reconsidérer les choses. A moins que… à moins que tu ne sois plus amoureuse d’Arthur ? Que tu n’envisages plus les choses de la même façon avec lui ?

— Ce n’est pas ça du tout, Mat. Arthur, c’est l’homme de ma vie et j’espère être toujours la femme de la sienne. A part ce reproche sur mon engagement, tout est pour le mieux. Mais je crois que ça ravive le traumatisme de son enfance de me voir me dévouer comme ça.

— Eh bien arrête un peu d’écouter sa mère et écoute ton mari, bordel ! Tu veux quoi, qu’il soit mal dans votre relation ? Qu’il se barre avec les filles ? Bouge-toi le cul, lieutenant, et choisis ton camp ! Sa tarée de mère qui s’en fout de vous éloigner tous les deux et de priver ses petites-filles de leur mère, ou l’homme de ta vie ?

Bon, ok, je m’énerve peut-être un peu, mais je déteste toujours autant quand elle se laisse aller à ruminer plutôt que de poser les choses et de réfléchir réellement aux événements. Qu’est-ce que la Silvanie lui a apporté, au juste, à part son homme et ses enfants ? Est-ce que se tuer à la tâche changera quelque chose pour ce pays ? Peu importe, rien ne vaut qu’on sacrifie sa famille.

— Mais j’ai choisi mon camp, Mat, et Arthur le sait ! J’ai présenté ma démission auprès de Marina et je ne reste que le temps qu’elle trouve un ou une remplaçante. Mais je ne veux pas partir comme une voleuse sans avoir assuré la transition.

— Attends… T’as démissionné ? Mais depuis combien de temps ?

— Ça va faire un mois, maintenant, mais Marina ne m’a toujours pas remplacée… Et Arthur s’impatiente et il me dit que je ne devrais plus attendre. Mais je ne peux pas abandonner comme ça, si ?

— Putain, tu m’étonnes que Zrinkak pète un plomb, Ju ! Tu lui dois quoi, à la Gitane, Julia, hein ? A part d’avoir failli y laisser ta peau à plusieurs reprises, y a cinq ans et pas plus tard qu’il y a quelques semaines. Tu cherches sa reconnaissance ? Parce que tu peux t’asseoir dessus. N’oublie pas qu’on parle d’une femme qui a abandonné ses gosses pour son pays. Elle s’en fout que tu veuilles la satisfaire, elle en joue, c’est tout. Ressaisis-toi, putain, grogné-je en récupérant un cadre photo de leur petite famille pour lui coller sous le nez. Tu veux vraiment perdre tout ça pour cette folle ?

— Non, tu as raison, comme souvent. Je vais aller parler à Arthur. Et lui dire que je mets un ultimatum à Marina, avec une date de fin. J’ai trop patienté et tu as raison, je risque de tout perdre si je continue comme ça. Tu crois que c’est bien ça que je dois faire ?

— Un ultimatum ? Julia, tu as donné ta démission, tu te casses, elle se démerde ! J’y crois pas, quand est-ce qu’elle t’a retourné le cerveau à ce point, cette vieille charogne ? m’exclamé-je, hors de moi. Depuis quand tu subis comme ça ? Elle vous pompe le cerveau ou quoi ? Que ce soit toi ou Ysée, j’en reviens pas ! Personne ne moufte, tout le monde acquiesce, même en pleine réunion alors que tout le monde ou presque était outré par ses propos !

— Ça va aller, mon Chou, me répond-elle un peu plus légèrement. Je crois qu’Arthur pourra encore patienter un peu, surtout s’il sait que je suis vraiment décidée à tout arrêter. Tu pourrais emmener les filles à l’extérieur ? Si je veux essayer de me faire pardonner, il va falloir que tu m’aides un peu. Tu peux faire ça pour moi ?

— Non, hors de question. C’est dimanche, tu t’occupes de tes filles. Vous trouvez un truc à faire et tu le proposes à Arthur. Je gère le journaleux de merde de Marina, tu profites de ta famille et tu montres à ton mari que c’est le plus important. Et me regarde pas comme ça, une pipe ne sauve pas un couple, Ju.

— Pfff, tu n’es pas drôle, toi. Tu veux pas nous laisser même trente minutes ? Et si tu fais ça, promis, je ne te fais pas un interrogatoire sur ce qu’il s’est passé avec Ysée avant la réunion. Deal ?

— C’est non négociable, je me casse, lieutenant. Tu sais que c’est la chose à faire et qu’on ne résout pas tout par le sexe, je ne sais combien de fois tu me l’as dit, ricané-je. Chacun son tour. Et pour info, j’ai baisé Ysée avant la réunion et c’était foutrement bon, je n’en ai pas honte.

Je lui souris de toutes mes dents et dépose un baiser sur son front en la serrant dans mes bras.

— Demande au journaleux de me rejoindre à mon hôtel et éteins ce téléphone. Les filles ont besoin de leur mère.

— Tu as baisé Ysée ? me répond-elle d’abord offusquée avant d’éclater de rire. Purée, Mat ! Si tu n’existais pas, il faudrait t’inventer ! Et pour le reste, à vos ordres, mon lieutenant ! dit-elle en faisant un salut militaire.

— A plus, Ju. Et… Dernière info, c’était pas la première fois, avec Ysée, lui lancé-je en filant rapidement.

Si j’avais imaginé que mon dimanche ressemblerait à ça… D’abord babysitter, puis conseiller conjugal, pour un type qui n’a ni gosse, ni femme… C’est presque comique ! Beaucoup plus que cette idée d’interview à la con, d’ailleurs !

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