90. Réunions de crise

8 minutes de lecture

Mathias

Je fais tourner le whisky dans mon verre, peu enclin à suivre la conversation qui s’est engagée entre mes employés, plus hypnotisé par la couleur et la texture du liquide qui vient réchauffer mon œsophage lorsque j’en prends une gorgée. J’ai le cerveau dans tous les sens.

D’abord, sans savoir si c’est vraiment le plus difficile, il y a Julia qui doute de moi. Et ça, bon dieu, ça fait mal. Des années à bosser ensemble, à se soutenir, je pensais qu’elle me connaissait mieux que ça, quand même. Et je n’arrive pas à décolérer. Et puis, cette histoire de ne pas contacter Ysée me bouffe plus que de raison. Je ne sais combien de fois j’ai pris mon téléphone pour l’appeler, juste pour savoir comment elle va, si elle se sent mieux, si elle a bien dormi, comment ça s’est passé avec la Gitane… Déjà, hier soir, j’ai voulu repasser par ses appartements pour m’assurer qu’elle allait bien, ou pour la prendre dans mes bras, tout simplement. Merde je crevais d’envie de m’allonger à ses côtés et de la câliner jusqu’à ce qu’elle s’endorme avec pour seul objectif de l’apaiser.

Bordel, mais qu’est-ce qu’on fout là, en fait ? A se battre pour un pays pourri qui semble s’épanouir dans la guerre, à obéir à cette tarée dont la seule reconnaissance consiste à nous laisser dormir ici et pas dans un cachot en attendant que nos actes soient validés…

Je finis mon whisky d’une traite et fais signe à la serveuse du bar de l’hôtel de me resservir avant de tomber sur les six prunelles des gars, fixées sur moi.

— Quoi ? grommelé-je en fronçant les sourcils.

Comme une chorégraphie bien répétée, tous les trois dévient leurs regards en direction de mon téléphone, où la photo de Julia et moi, débraillés malgré notre tenue de cérémonie militaire, bouteilles à la main, apparaît. Et moi, je hausse les épaules avant de bailler bruyamment en rejetant l’appel.

— Flo, trouve-nous des billets d’avion, on va rentrer à la maison, je pense.

— Tu veux rentrer quand ? On n’a pas fini notre mission ici, il me semble…

— Quelle mission, au juste ? Protéger les enfants Zrinkak, c’est fait. Aller risquer sa vie sur le front alors qu’on n’est même plus militaires, c’est fait. Assurer la protection des ministres pendant qu’ils tentent de ne pas se faire violer en négociant des armes ? J’ai tenté, résultat, on me reproche de faire mon boulot. Alors, pourquoi est-ce qu’on reste ?

— Julia a besoin de nous, non ? Après, c’est toi le boss. Tu me dis de réserver, je réserve.

— On est là par amitié pour elle et elle ne s’est pas gênée pour me planter un couteau dans le dos, soupiré-je. Perso, je n’ai plus aucune envie de rester ici.

Faux. Totalement faux. Mais putain, elle m’a vraiment vexé !

— Vraiment, Chef ? Ce n’est pas son genre. Tu crois que c’est la Gitane qui l’influence dans cette direction ?

— Franchement… J’en sais rien et je m’en fous. J’ai toujours fait mon boulot comme il fallait. Oui, je peux être impulsif, oui je peux me mettre en colère facilement, mais jamais je ne réagirais par pure jalousie en pleine mission. Vous vous rendez compte qu’elle a cru ce pervers d’ambassadeur disant que je m’étais emporté pour un simple bisou dans le cou ? grimacé-je. C’est n’importe quoi !

— Je sais que tu vas m’en vouloir, Chef, mais on pourrait tous croire ça quand on voit comment tu agis avec la Ministre. Mais c’est clair qu’il suffit que tu dises que tu n’as rien fait, et nous on te croit.

Bordel, ils me gonflent tous, c’est pas possible !

— Ah ouais ? Et qu’est-ce que j’ai fait de mal, en mission, en lien avec Ysée, au juste ? Donnez-moi un exemple, je suis curieux de savoir ce qu’on peut me reprocher ! J’ai fait mon boulot, toujours, et pas n’importe quoi.

— Oui, Mat, intervient Flo, visiblement inquiet suite à ma réaction violente, je prends les billets pour un départ dès que possible, alors ?

J’hésite. Merde, je déteste ne pas savoir quoi faire et là, c’est clairement le cas. Parce que j’ai envie de mettre le plus de kilomètres possibles entre la Gitane et son Gouvernement, ses idées, ses jugements, sa folie… Mais en même temps, je n’ai pas envie de partir trop brusquement. Oui, il y a Ysée… qui ne m’aide pas vraiment tant je suis paumé en ce qui nous concerne. Pourquoi je suis venu ici, déjà ? J’aurais mieux fait de rester à Paris.

— Fin de semaine, soupiré-je en rejetant un nouvel appel de Julia. J’irai voir la Présidente demain pour lui dire de définitivement se démerder sans nous, on rentre retrouver nos proches, ça fait déjà trop longtemps que nous sommes partis, non ?

— Oui, Chef ! On va se prendre des vacances !

— Oh oui, ça ne va pas faire de mal de se barrer loin d’ici ! La plage, le farniente et des gonzesses quasi à poil à perte de vue, ricané-je en me frottant les mains alors que leurs regards se portent derrière moi.

Pitié, je n’ai aucune envie de voir Julia et vu leur tête, j’ai bien peur qu’elle ait débarqué… Sauf qu’au final, c’est pire que ce que je pensais. Quand je me tourne, je tombe sur le regard triste de mon petit Sergent préféré, accompagné d’une ado qui grimace et de leur paternel qui lève les yeux au ciel. Le tableau pourrait être drôle, mais non, en fait.

— Qu’est-ce que vous faites là ? soufflé-je en attrapant Sophia pour la hisser sur mes genoux.

— Julia nous a dit qu’il fallait qu’on te parle parce que tu boudais. Et vu ce que tu dis, tu es même au-delà de la bouderie, me répond son bûcheron.

— Elle aurait dû y réfléchir à deux fois avant de parler pour dire des conneries, marmonné-je alors que les gars se lèvent.

— On va vous laisser papoter et… j’imagine que j’attends pour réserver les billets ?

— Non ! Tu réserves, grogné-je alors que j’entends Arthur rétorquer l’inverse, ce qui lui vaut un regard noir de ma part.

Je soupire sans m’en cacher tandis que les gars nous quittent, laissant leur place au Bûcheron et à Lila.

— Pourquoi les filles sont de la partie, au juste ? Tu penses m’amadouer avec des câlins et des pleurs ?

— Parce qu’elles ont entendu ma discussion avec leur mère et qu’elles veulent te dire que leur grand-mère est folle mais qu’elles, elles aiment bien quand tu es là.

— Oui, Tonton, ne pars pas. On dira à Mamie de se calmer un peu. Tu peux rester, elle fait tout ce qu’on demande !

— Je crois surtout que vous vous mêlez tous de choses qui ne vous regardent pas, les Zrinkak, souris-je. Vous êtes mignons, hein, mais le boulot, c’est le boulot. Et votre grand-mère… On ne parle pas comme ça de sa mamie, les filles, non mais !

— Maman a besoin de toi, me dit Lila en me prenant la main. Je sais que l’on devrait te laisser tranquille, mais vraiment, elle va être triste si tu la laisses là. Surtout qu’elle va bientôt quitter son poste.

— Votre mère peut se débrouiller toute seule. Et puis, elle n’est pas seule, vous êtes là, vous. Elle gérait très bien avant que je débarque, ce ne sera pas différent après mon départ. Je… Écoutez, nous n’avons plus rien à faire ici, puisque plus de mission. Les gars ont besoin de retrouver leurs familles, je… Il faut que je retrouve ma mère, vous comprenez ? J’ai ma vie, à Paris…

— Mat, tu devrais réfléchir avant de prendre cette décision hâtive… Mais quoi que tu décides, Julia m’a dit de supporter ton choix. Et si tu repars vraiment, on viendra te voir en France, n’est-ce pas les filles ?

— Oui ! s’écrient-elle en chœur. Pour voir Tonton et la Tour Eiffel !

— Bien… Autre chose ou on peut passer aux câlins ? demandé-je en chatouillant Sophia qui se tord de rire sur mes genoux.

— Tu peux répondre à Julia avant qu’elle ne t’étripe ? Si tu es en mille morceaux, pas sûr que tu puisses rentrer en France, mon Pote.

— C’est pas au programme pour l’instant, grimacé-je. Elle ne le mérite pas. Est-ce que tu as des nouvelles d’Ysée ?

— Non, aucune. Elle n’est pas sortie de chez elle, c’est tout ce qu’on sait. Elle t’a quand même bien défendu devant Marina avant de se cloîtrer dans son appartement.

— Super, soupiré-je. Je m’en fous de Marina. Désolé, mais ta mère a totalement perdu la raison, Zrinkak. Et ça aurait pu très mal finir si ce pauvre impulsif que je suis n’était pas intervenu. Mais bon, quand on préfère croire un homme pour ne pas froisser les relations internationales plutôt que de prendre le temps de récolter tous les témoignages…

— Ce n’est pas nouveau, Mat. Elle a été capable de m’abandonner avec ma sœur pendant des années. Elle ne pense qu’à sa Silvanie, tu sais, il ne faut pas le prendre personnellement. Mais je te comprends. Si tu pouvais seulement ne pas mettre Julia dans le même panier, ça serait vraiment bien. Elle ne peut pas vivre sans toi… Même que ça pourrait presque me rendre jaloux !

— Pour le plus grand malheur de ma mère, tu sais bien que tu n’as rien à craindre, ris-je. Mais je vais encore bouder quelques heures, elle le mérite. Et si l’un de vous cafte, je bouderai pour de vrai, attention !

— Tonton, moi je dirai rien, mais avant de partir, tu dois passer nous voir ! me lance Sophia.

— Promis. Il faut encore que je vous couvre de poussières de fée ! D’ailleurs… je crois que vous devriez proposer à Ysée de venir aussi. On a tous besoin de chocolat, et j’ai envie de lui mettre plein de farine dans les cheveux, avoué-je sur le ton de la confidence. Qu’est-ce que vous en pensez, les filles ?

— Oui, Tonton, me répond Lila. On invitera Ysée, mais seulement si tu rappelles vite Maman. C’est donnant, donnant !

— Hum… Vous êtes aussi impitoyables que vos parents, toutes les deux ! C’est votre mère qui vous a missionnées, c’est ça ?

— Tu sais, la famille Zrinkak, c’est un vrai bloc. On a bien élevé nos filles, que veux-tu !

Je n’avais pas de raison d’en douter, c’est sûr. Mais elles sont toutes les deux bien douées. Les petits sourires, les yeux de merlan frit… Autant d’arguments qui me poussent à appeler Julia dans la soirée. Ou demain… J’ai quand même envie de la faire poiroter un peu. Elle m’a vexé, quand même, hé !

Annotations

Vous aimez lire XiscaLB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0