11. Le Congrégateur
L’heure était grave. Les conséquences pouvaient être désastreuses et le temps allait finir par manquer. Egor Kaervalmont était à court de solutions viables lorsque Aiden lui fit une dernière suggestion. Bien qu’hésitant, le roi sentit une lueur d'espoir naître en lui. Cette solution risquait d'être la clé pour contrer la menace grandissante qui pesait sur sa famille et plus largement la Citadelle.
« Sire, il nous faut un pisteur, conclut Aiden.
- Et le meilleur d’entre eux, ajouta le roi.
- Votre Altesse ne connaît que trop bien les capacités des congrégateurs, dit le conseiller en se tournant vers son souverain. Je sais que vous les avez bannis, eux et leur secte, pour leurs déviances il y a des années de cela. Mais je suis au service de Sa Majesté et mon devoir est de vous recommander de rétablir leur ordre et ils vous trouveront ce que vous cherchez si ardemment.
- Rétablir leur ordre ? Aiden, ce sont des fanatiques. Aurais-tu oublié la portée de leur discours et leurs tentatives d’infiltrations des institutions de ce pays ? J’ai passé des mois à les mettre hors d’état de nuire et tu voudrais que je leur rende leur droit de culte ? Non, c’est impossible.
- Dans ce cas, quel choix avez-vous, Votre Altesse ? Leurs pratiques sont extrêmes, j’en conviens, mais leurs compétences accrues de pistage et de combat sont inégalables. Il vous faut regagner leur confiance, les appâter suffisamment pour les faire sortir de l’ombre où vous les avez excommuniés et ils accompliront votre volonté. »
Egor Kaervalmont n’y réfléchissait habituellement pas à deux fois. En sa qualité de souverain, il prenait redoutablement les décisions qui s’imposaient. Mais dans ce cas précis, les réticences étaient nombreuses et les possibilités peu optimistes, et il le savait au plus profond de lui-même. Cependant, chaque jour qui passait les rapprochait un peu plus de la catastrophe. Egor acquiesça, pesant le pour et le contre. Loin d’être une fin en soi, cette solution pourrait bien être leur ultime chance de salut, mais elle nécessiterait un courage et une persuasion que l'on espérait encore pour éviter la chute.
« Trouve leur messager et je passerai un accord. En échange de me ramener ce que je cherche, je leur promettrai d’effacer leurs crimes odieux, mais ils resteront proscrits.
- Bien entendu, votre Altesse. »
***
On en savait très peu sur l’origine des Congrégateurs de la Voie et sur l’identité du premier d’entre eux. La rumeur voulait qu’il s’agisse de bébés abandonnés qui ne manqueraient à personne et qu’on formait à leur culte bien loin des institutions aegeriannes. On pouvait retrouver parcimonieusement trace de leur passage entre deux âges dans des faits divers hélas funestes.
Environ cent ans plus tôt, la petite ville de pêcheurs de Marcera au sud d’Aegeria, jusque-là sans histoire, fit parler d’elle en de sinistres mots. Peu avant l'aube, alors qu'elle était appelée pour un incendie vraisemblablement intentionnel, la marée-chaussée découvrait une vingtaine de corps à demi-calcinés dans le sous-sol d’un atelier de fumage. La plupart des victimes portaient des masques blancs et présentaient des traces de coupures nettes sur les bras, les jambes et le cou, mais n'affichaient aucun de signe de violence ou de lutte. Malgré des recherches approfondies, les commanditaires ne furent jamais retrouvés, ni leurs artefacts.
Personne n’entendit plus jamais parler des Congrégateurs avant vingt ans de cela. A Cacete, une étudiante en ethnologie mettait la main sur des symboles muraux à la signification inconnue. A l’aide de quelques témoignages et faits retranscrits de Marcera retrouvés dans les archives sécurisées de Dunedoran, la jeune fille et son directeur d’études avaient compris que les Congrégateurs étaient de retour, sans explication, et on ignorait tout de leur prochain rituel. Là encore, ils disparurent de manière brutale. Mais les victimes retrouvées sur les lieux n’étaient pas toutes des leurs, et ils avaient laissé derrière eux cette fois une mystérieuse icône au visage sinistre et un livre de prières en vieil aedrien, laissant penser qu’un autre groupe s’était introduit et avait interrompu le rituel.
Plusieurs sociologues et hauts chercheurs avaient étudié cette communauté qui vivait recluse selon son propre calendrier. Ils les avaient décrits comme étant des marginaux aux attributions uniques mais douteuses, qui subsistaient selon leurs propres méthodes, en totale autarcie, mais n’avaient jamais percé à jour le véritable but de leur existence.
A force de questionner des mendiants et de monnayer de précieuses informations au détour de ruelles scabreuses de Dunedoran, Aiden avait fini par rencontrer le messager des Congrégateurs dans leur lieu de refuge, une église en rénovation. Le conseiller du Roi avait négocié par deux fois le jour et le lieu du rendez-vous. L’étranger devait se présenter sous quinzaine à minuit précises dans l’arrière-salle d’une fumerie d’opium, à l’abri de la Citadelle et des regards indiscrets. Le congrégateur était-il fiable ? Difficile d’imaginer le roi Egor Kaervalmont placer sa confiance dans un potentiel assassin aux sens exacerbés et aux croyances obscures.
Contre toute attente, l’homme se révéla ponctuel. Dans un dédale de lits et de divans où les dépendants attendaient langoureusement leur commande, le congrégateur se fraya un chemin vers le prétoire. Le pas léger, il croisa deux serviteurs qui ignorèrent sa présence, probablement des immigrés ténériens sans le sou, apportant ici et là des pipes et des lampes.
Le roi, encapuchonné de noir, caché derrière les épais rideaux de velours cramoisi, savait que la nature même de cette réunion était un affront à sa propre législation. Il ne pouvait pas ignorer l'ironie démoniaque que l'homme assis en face de lui, qu'il avait banni, lui était nécessaire dans sa quête désespérée de rétablir la situation. Un frisson palpable parcourut la pièce, Egor Kaervalmont était conscient que chaque mot pouvait renforcer les rumeurs. Les murs de la cour seraient remplis de murmures si sa soudaine collaboration avec un hors-la-loi se découvrait. Pourtant, l’urgence de la situation ne lui laissait guère le choix. Cherchant à faire profil bas, le roi inclina légèrement la tête à l’attention du congrégateur.
De grande taille, d'allure maigre, avec les cheveux foncés, l’étranger avait un visage pâle au regard sévère, peu avenant. Sa tenue sans fioriture disait de lui qu’il voyageait léger. Bottes élimées aux pieds et long manteau gris fripé attaché autour du cou, l’homme se laissait aller à une fouille au corps minutieuse ; il n’était que peu armé.
« J’éclaire et je sers la Voie, déclara Egor Kearvalmont.
Ainsi se saluaient les Congrégateurs au sein de leur ordre.
- Je ne crois pas vous connaître, dit froidement l’étranger suspicieux de sa voix rauque, affable.
- Es-tu bien celui qu’on nomme Seraph ? demanda le roi en montrant brièvement le sceau royal à son index.
- Seraph est bien devant vous, dit l’étranger en gardant la tête droite.
- Quelle est ton arme de prédilection ? demanda le roi en l’examinant du regard.
- Une dague, bien aiguisée, et qui ne me quitte jamais.
- Endurant ?
- Plus que ça.
- On m’a dit que tu as traqué des Teneriens dans le désert pendant des jours et finalement capturé un de leurs chefs. C’est vrai ?
- Monseigneur est effectivement bien renseigné.
- Pour le compte de qui ? Je ne crois pas vous avoir passé une telle commande.
- Je ne ferai pas de commentaires, Monseigneur.
- Bien sûr. Infatigable, impitoyable, fin limier… et fidèle à celui qui l’emploie.
Puis Egor Kaervalmont reprit.
- J’ai une mission de la plus haute importance et je dois pouvoir la confier à un homme à la hauteur de mes espérances.
- A la hauteur de vos espérances ? le coupa l’étranger. Vous voilà devenu bien quémandeur de nos services, Monseigneur. Il semble que la fortune souriante de votre règne ait désormais besoin de l'ombre que vous avez un jour chassée, et je me demande ce soir quelle humilité pourrait résulter d'une telle nécessité.
- Tu te permets d’ironiser sur ton bannissement, lâcha le roi d’un ton froid, les yeux perçants, examinant l’allure que l'assassin arborait tel un étendard de mépris. Je n’ai besoin que d’efficacité, et ta capacité à rester invisible est primordiale. Chaque minute compte, alors ne me fais pas regretter mon choix.
L'assassin esquissa un sourire cynique.
- Je ne l’oublierai pas, Monseigneur.
- Ton prix est le plus élevé de tout Aegeria, mais ta réputation te précède et tu te fais furtif une fois ton devoir accompli. Aide-moi à retrouver à ce que je cherche et je ferai l’impasse sur vos… agissements, à toi et tes amis, mais à une seule condition. Il faut que tu me ramènes cet objet intact. Si ce n’est pas le cas, le marché ne tient plus et ce sont vos corps misérables que je ferai pendre en place publique. Me suis-je bien fait comprendre ?
- Vos désirs sont des ordres. Toutefois, sachez que notre foi n’oblige pas Monseigneur à croire, gardez simplement à l’esprit que je ne serais pas là à vous parler si nous manquions de discrétion. Cela étant, dans votre intérêt, je prierai pour que, dans l’ombre où nous agissons, vous ne finissiez pas par trébucher… et ramper.
Le roi lui lança un regard glacial, ses doigts se crispant sur la table en bois massif.
- Je m’attends à un silence de mort à ce sujet, répondit-il, le regard sombre, broyant une mouche qui avait eu l’outrecuidance d’entrer dans l’alcôve. Et souviens-toi, juger de ma faiblesse sera ta plus grande erreur. Ne te pavane pas et n’attends pas, et ne reviens que lorsque tu auras trouvé ce que je cherche. »
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