18. En terre des Lynx

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Rhiannon tentait de rassembler ses pensées au son des sabots de sa jument. Au moment de l’assassinat de son père, Gerwyn l’avait sortie de justesse du Fort avant qu’on n’ait pu mettre la main sur elle. Aux funérailles du chef, la jeune femme avait préféré s’enfuir pour écarter ses amis du danger et se perdre à Burnstone, où la nouvelle du meurtre d’Aswollt Stackworth s’était déjà répandue comme une traînée de poudre. Rhiannon avait réussi à échapper à ses assaillants éleveurs de chevaux, mais elle restait malgré tout une cible mouvante et une monnaie d’échange pour le moins exceptionnelle. De plus, il ne restait que peu de temps avant que tout Dhak ne fût au courant de sa situation et ne la prît en chasse. Peut-être valait-il mieux revenir à Striga par la petite porte, loin des regards, et ensuite pourrait-elle parler à Morcan, le druide. Après tout, il était l’humble interprète de la volonté du Dieu-Loup sur la cité, lui, la croirait peut-être. Alors affluée d’un nouveau souffle d’optimisme, Rhiannon mit un coup de talon aux flancs de sa jument qui partit au galop.

Il ne fallut à notre renégate que quelques miles pour atteindre une forêt mixte d’épicéas et d’aulnes. Le sol était maintenant délavé et cendreux, typique des climats froids et humides qu’on trouvait au nord de Dhak. A mesure qu’elle poursuivait sa route, la jeune femme passait au-devant de tourbières mousseuses, plus ou moins étendues. Sa connaissance des essences de bois présentes et ce paysage si singulier ne pouvaient pas la tromper. Plus loin, un arbre portait des marques de griffures assez profondes à hauteur d’homme. A présent, Rhiannon n’aurait pas d’autre choix que d’avancer, car plus aucune route ne serait sûre désormais. Rester en selle en silence et maintenir le cap étaient dorénavant les seules choses à faire.

Sans prévenir, la jument de Rhiannon fit bouger sa tête d’un côté, puis de l’autre. La cavalière tenta de calmer l’animal d’une main douce, mais dût tirer de toutes ses forces sur les rênes, pour détourner sa jument d’une femme en fourrure couleur fauve dressée devant elle. Le temps de se retourner, un homme, habillé de la même étole, leur barra la route, mais Rhiannon n’hésita pas une seconde à se ruer sur lui et à l’expédier violemment au galop sur le côté. La femme en fourrure revint à la charge, et Rhiannon hurla à sa jument d’accélérer. Quelques instants plus tard, l’animal se prit les pieds dans un fil de fer tendu entre deux arbres. Les deux membres postérieurs touchés, la jument tomba à la renverse, projetant Rhiannon un peu plus loin. Les muscles raidis et la respiration coupée par l’impact, Rhiannon toussa grassement sur le sol, avant de porter un regard vers sa jument qui tentait tristement de se relever avec sa jambe droite, à la chair arrachée jusqu’à l’os.

« Achève le cheval, on ne pourra rien en faire, dit la femme à l’homme en fourrure. Je m’occupe d’elle. »

Rhiannon se retourna gauchement avec toutes les forces qu’il lui restait pour porter secours à sa jument, mais reçut un violent coup au visage d’un gantelet en cuir tressé.

Après avoir planté un large couteau dans la gorge de la jument à terre en un hennissement terrible et attaché Rhiannon à la croupe d’un de leurs chevaux, les deux inconnus en fourrure parcoururent au petit galop la route qui les ramenait à Arnarholt pour livrer la captive à leur maître. Ils entrèrent dans leur ville de couleur grise située aux abords de la taïga, encerclée ici et là d’arbres marqués de griffures. Au pas, ils se dirigèrent vers la hutte principale et descendirent de cheval à l’écurie attenante à l’entrée, demandant audience.

« Pertho ! Pertho ! Qui va là ? » demanda une voix de vieil homme qui venait de derrière.

Puis l’homme nommé Pertho vint à la rencontre des deux inconnus en fourrure. L’allure musclée, il était grand et barbu. Les deux côtés de sa tête étaient coupés à ras et ses cheveux longs restants légèrement dressés au milieu. Ses yeux étaient froids, son nez large.

« Je vous écoute, dit-il.

- On pensait être tombés sur un cerf, quand on a vu ça, répondit la femme.

- Montrez-moi.

L’homme rapprocha la croupe du cheval qui portait Rhiannon. La femme, elle, lui souleva les cheveux et la tête, de sorte que Pertho pût la voir.

- Emmenez-la en cellule et attendez mes ordres, dit-il.

- Pertho ! Pertho ! dit le vieil homme qui venait d’entrer dans l’écurie. Jera et Torborg doivent être morts de soif, les patrouilleurs ont toujours soif.

Pertho fit signe à Torborg d’éloigner le cheval, tandis que le vieil homme en chemise et bonnet avançait à tâtons, le regard fixe, ne sachant pas où regarder. Alors Pertho toucha doucement le bras du vieil homme pour attirer son attention.

- Berkano, Jera et Torborg se feront un plaisir de nous rejoindre à table dès qu’ils auront fait desseller leurs cheveux et auront pris un bain, dit calmement Pertho. En attendant, je vais te ramener à ton fauteuil, la chamane t’attend. »

***

« Tu te trouves bien loin de chez toi, louve.

Pertho se tenait à distance raisonnable des barreaux de la cellule.

- En quoi est-ce si important ? lui demanda froidement Rhiannon, assise par terre sans même le regarder.

- En aucune façon… si ce n’est que tu es enfermée ici.

Rhiannon leva les yeux.

- Si je suis enfermée ici, c’est par la faute des Lynx.

- En partie, j’imagine.

- Qui es-tu ? demanda-t-elle en se levant. Nous n’avons pas été correctement présentés, je crois.

- Je suis Pertho. Je représente les intérêts d’Arnarholt.

- Tu es le chef de clan ?

- Les décisions qui concernent le clan reviennent à Berkano… car toi, tu es Rhiannon, la fille dont on a tant entendu parler ces derniers jours.

La fille dont on a tant entendu parler ces deniers jours. Les rumeurs avaient également fait bon chemin jusqu’au clan des Lynx et s’étaient bien établies dans l’esprit de ses dirigeants. Rhiannon tenta durant un instant de décrypter le sens caché de cette phrase, mais elle finit par avoir l’intime conviction que Pertho plaçait ses réelles intentions derrière des mots soigneusement choisis.

La jeune femme se leva et se tint devant son geôlier au travers des barreaux.

- J’imagine que tu t’es empressé d’informer Tegwen que j’étais votre captive.

- Malgré notre totale désapprobation, Berkano a quand même insisté pour te voir.

Pertho avait comme complètement effacé Tegwen de la conversation.

- Alors, un petit conseil, soigne ton discours et ne tente rien en sa présence, ou Tegwen sera effectivement le cadet de tes soucis.

Ou peut-être Berkano était-il un facteur à ne pas négliger, après tout.

- Qu’attendez-vous de moi ? Vous pourriez monnayer tout ce que vous voulez en échange de ma capture.

Monnayer avec Tegwen. Voilà un concept qui méritait bien qu’on en précise les termes.

- Pour l’instant, tu restes notre otage. Nous déciderons de ton sort plus tard.

- Pertho ! appela Jera à l’entrée des cellules. Berkano te demande.

- Ce fut un plaisir, louve.

- N’y prends pas trop goût. »

Puis Rhiannon se rassit, et se rappela. La moiteur de la terre recouverte de mousse de Striga, les hululements la nuit, la verdure et la fraîcheur des bois, l’odeur du poisson fumé au bois de hêtre suspendu aux devantures des maisons des pêcheurs. La Saison Sombre approchait et bientôt allait se produire chez les Loups le Festival du Feu, qui éloignait les esprits néfastes et les mauvais sorts, qui invitait à l’introspection avant de se projeter dans la nouvelle année à venir. Il était même parfois possible durant cette phase de communiquer avec les âmes des défunts ou les esprits. Peut-être, d’une manière ou d’une autre, son père chercherait-il à la contacter et pourrait-il lui parler de ce qu’il s’était réellement passé ce jour-là ; alors tout rentrerait dans l’ordre. Comme revenue à elle, elle se levai et se jura de revenir à Striga en tant qu’héritière forte et innocente pour plaider sa cause, pourchasser ceux qui l’avaient injustement accusée et tenir du bout de sa flèche la louve à trois têtes composée de Tegwen, Isbail et Aalldora qui dirigeait maintenant la meute.

***

« Toi, Jera, dis à Berkano que son invitée est arrivée. Vous autres, maintenez-la à bonne distance. », ordonna Pertho à ses hommes.

La Grande Hutte avait été évacuée pour l’occasion. La garde toute entière avait des ordres clairs, la tension était palpable. Après avoir fait un brin de toilette et passé une tunique fraîchement lavée, Rhiannon fut conduite devant Berkano.

Le vieil homme était assis dans sa grande chaise en bois, ses yeux vitreux fixés sur elle. La chamane se tenait debout à sa droite, pieds nus en robe blanche ivoire, de longues cadenettes rousses qui lui descendaient jusque dans le bas du dos en guise de chevelure, le visage peint de symboles inconnus. Rhiannon, elle, avait les mains liées devant elle et un garde la tenait fermement par le bras.

« Sais-tu quel est le code de conduite des assassins des chefs et des rois, Rhiannon Stackworth ? demanda Berkano.

L’âge très avancé de l’homme n’adoucissait en rien sa voix qui claquait aux oreilles de Rhiannon tel un fouet, spécialement lorsqu’il prononça son nom de famille, celui de son père.

- Ils ne tuent pas un chef ou un roi dans le noir. Au contraire, ils le tuent là où toute la cour ou ses gens peuvent le voir mourir. »

Les meurtriers des grands de ce monde préféraient offrir leur acte interdit devant toute une audience plutôt que de se terrer à l’abri des regards ? Le poison restait toutefois l’arme des lâches et des perfides et Aswollt Stackworth n’avait rien soupçonné avant de mourir dans d’atroces souffrances. Rhiannon sentit l’indignation lui monter aux yeux, sa respiration s’accélérer. Les années pourraient inlassablement passer et encore douloureusement lui remémorer à jamais les convulsions de son père à l’agonie avant sa mort.

D’elle-même, la chamane s’approcha de Rhiannon.

« Kurere, je te déconseille d’approcher pour ta sécurité, dit Pertho d’un ton réprobateur.

- Bien, bien, bien, susurra la chamane en faisant nerveusement signe de la main au garde pour qu’il s’écarte de la captive.

La sorcière ne se tenait désormais plus qu’à quelques centimètres de Rhiannon, l’avertissement de Pertho n’avait en définitive pas trouvé grâce à ses yeux. Elle se mit à observer la jeune fille sous toutes les coutures et lui tourna autour, avant de passer rapidement sa main dans ses cheveux d’un brun foncé.

- Es-tu… perdue ? lui demanda la Chaman.

Elle lui prit la tête dans ses mains, la tourna légèrement sur les côtés, et observait, à gauche et à droite. Pertho, déconcerté, n’en resta pas moins silencieux.

- Chamane, que fais-tu ? demanda-t-il d’un ton autoritaire.

- Ainsi, tu as perdu ton chemin, dit-elle à Rhiannon l’instant d’après dans un souffle, sans prêter plus d’attention à Pertho. Tu as traversé des épreuves, mais il y en a encore plus à venir… et tu sais pertinemment que tu ne trouveras pas la paix sans aide.

Une profonde et brusque chute dans les méandres de son cœur et de son âme. Cette révélation avait ouvert en Rhiannon la porte vers un chemin inexploré dans les ténèbres de son for intérieur.

- Qu’elle approche, dit Berkano.

Pertho, qui ne pouvait plus se contenir, désapprouva, la main sur la dague qu’il portait à la ceinture.

- C’est une meurtrière en fuite, Berkano, tu ne peux pas autoriser ça !

- Bien sûr que si. Si cette fille a vraiment empoisonné son père en public, alors tuer un pauvre vieillard aveugle ne lui apportera pas plus d’honneur. Approche, j’ai dit, que je puisse toucher ton visage.

Pertho, d’un air mauvais, prit Rhiannon par le bras et, avec le garde, l’amena jusqu’à la grande chaise en bois.

De la pitié. C’est bien de la pitié qu’éprouva Rhiannon pour le vieil homme. Berkano était sénile, on ressentait bien en l’observant la déliquescence d’un chef de clan sur le point d'abandonner son poste afin que quelqu'un d'autre prenne sa place, mais il était de toute évidence encore doué de raison. Il approcha doucement ses mains tremblantes et pressa légèrement le front et les yeux de Rhiannon pour mémoriser son visage.

- Rhiannon Stackworth… En attendant notre jugement sur le sort qui te sera réservé, ce soir toute cette assemblée se fera un plaisir de manger et de boire en l’honneur de ta capture. Maintenant, va-t-en, ta présence ici rend mon fils et mes hommes nerveux, ordonna Berkano.

Pertho était donc le fils de Berkano ?

- Jera, viens m’aider ! » gronda Pertho d’un regard noir.

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