24. Chair de ma chair

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« Que puis-je pour vous aider, Mademoiselle ?

Myrna Grim se racla la gorge.

- Je suis nouvelle, ici, glissa-t-elle de façon expressément maladroite. Je suis apprentie généalogiste et je dois reconstituer la lignée royale des Kaervalmont. Auriez-vous des références qui traitent du sujet, je vous prie ?

- Absolument, j’ai deux ou trois titres qui me viennent à l’esprit. Laissez-moi un instant, que je vérifie le registre. Effectivement, nous avons « La grande Maison des Kaervalmont » de Simmond Nicolin et « La Généalogie des Grandes Maisons d'Aedria » de Jocet Lambard. Vous les trouverez dans la section Histoire, quinzième allée sur votre droite, étagère 9B.

- Je vous remercie. »

L’herboriste se dirigea vers l’endroit indiqué. Elle scruta les épaisses reliures de cuir des dos des livres face à elle en cherchant les deux ouvrages conseillés. Déçue de voir qu’ils étaient tous deux des pavés colossaux, elle prit l’un, puis le deuxième qui possédait une fiole d’encre noire attachée à sa tranche. C’était en fait un système de sécurité qui garantissait que l’ouvrage deviendrait complètement illisible s’il sortait des murs de la bibliothèque. Des fois que des petits malins s’amuseraient à essayer de le voler. Ce livre devait donc être une pièce rare.

L’herboriste ensuite s’assit à une table pour lire. Les origines des Kaervalmont, leur ascension sociale, l’impact de leurs actions sur Aegeria et les Terres Orciennes, leurs armoiries et leur place sur le trône, mais aussi les crises institutionnelles qu’ils avaient traversées au cours du temps. Tout ce qui faisait d’eux la puissante famille qu’ils étaient avec quelques scandales pour ne serait-ce que quelque peu noircir le tableau. Comme les fois où le roi Gabryell avait été soupçonné de magie noire, ou quand sa sœur Johamma s’était enfuie avec son amant, renonçant ainsi à ses titres et privilèges.

Puis elle voulut en savoir plus sur chacun des membres de la famille, peut-être lire entre les lignes une raison qui pourrait lui permettre de comprendre chacun des intérêts de chaque Kaervalmont.

Plus le temps passait à la bibliothèque, plus la lumière du jour tombait pour laisser les flammes des chandeliers prendre le relai. Les plus studieux partaient les uns après les autres, remportant leurs retranscriptions ou les ouvrages qu’ils avaient emprunté. Myrna lâcha un bâillement en s’étirant, puis reprit sa lecture. Telle ne fut pas sa surprise quand elle tourna la page d’un chapitre tout à fait digne d’intérêt pour voir que ses pages avaient été arrachées. Elle retourna le livre « La Généalogie des Grandes Maisons d'Aedria » de Jocet Lambard, mais ne trouva aucune trace des fameuses pages manquantes. Elle se leva de sa chaise et prit l’ouvrage.

« Nous allons fermer d’ici quinze minutes, Mademoiselle. Si vous n’avez pas terminé, je vous prierai de bien vouloir rassembler vos affaires et de revenir dès demain à l’aube si vous le souhaitez, car ce livre n’est que disponible à la consultation sur place.

- Il manque des passages entiers à cet endroit. Des pages ont été arrachées.

- Par tous les Saints, fit le bibliothécaire, qui lui reprit fébrilement le livre des mains pour en vérifier le bon état. Quel sacrilège !

- Vous n’auriez pas la liste des personnes qui l’ont consulté ?

- Hélas, non, vous n’imaginez pas le nombre d’étudiants qui consultent nos ouvrages sans les emprunter.

- Sinon, où y aurait-il une autre copie disponible de cet ouvrage ?

- Laissez-moi regarder le registre. Je suis navré, la seule copie disponible de cet ouvrage se trouve dans la bibliothèque personnelle de son Altesse Royale. »

Myrna Grim était rentrée à son officine la tête bourdonnante, mais fière d’avoir enfin trouvé une piste. Des pages manquantes d’un livre, dont l’unique exemplaire intégral était désormais en la seule possession du roi, et donc impossible d’accès. Quelqu’un avait un secret à cacher et voulait couvrir ses traces, mais quel était le lien qui reliait cet incident aux Kaervalmont ? Tout ramenait l’herboriste indéniablement à la Citadelle. Elle réfléchit, malgré toutes ces heures passées à lire. Quels étaient les personnes rattachées à la famille royale qui seraient spécialistes de leur éducation ? D’un coup, c’était tout trouvé. Il fallait maintenant à Myrna Grim mettre la main sur le précepteur des fils Kaervalmont. Fatiguée et excitée à la fois, elle ouvrit son courrier et suspendit ses nouvelles commandes sur une ficelle en hauteur dans son laboratoire. Puis alla se coucher et s’endormit du sommeil du juste.

Le lendemain, elle se leva déterminée et décidée. Elle se débarbouilla rapidement le visage et reprit le chemin de la Citadelle. Il devait y avoir beaucoup à faire, les accès qui y menaient avaient été déviés ou gardés. Non loin de là, incognito, elle finit par s’arrêter sur les hauteurs qui donnaient directement sur l’entrée du personnel royal et attendit patiemment le roulement des employés pour guetter sa proie.

Plus tard, au loin, l’herboriste porta son regard sur une figure imposante en robe bleu foncé, qui boitillait en sortant de la Citadelle, plutôt âgée, aux cheveux et à la barbe blanche. Ce devait être lui. Elle sortit de sa cachette et suivit le vieil homme en se hâtant. Visiblement, il prenait la route du vieux Dunedoran, peut-être avait-il une course à faire ? Myrna Grim prit soin de ne pas perdre sa cible de vue tout en la rattrapant. Elle poursuivit sur sa lancée, puis, lorsqu’elle fut assez proche, l’emmena par l’épaule dans une ruelle.

« Si vous voulez bien me suivre, lui dit-elle. Pas un mot, pas un geste.

- Par tous les Saints, qui êtes-vous ?

- Myrna Grim, herboriste, pour vous servir.

- Je n’ai pas à vous parler, lui dit-il en repartant.

- Décidément, les réponses ne viennent jamais d’elles-mêmes depuis quelques semaines. Ce n’est rien, cria-t-elle à la foule pour ne pas éveiller les soupçons. Je suis botaniste, sa Majesté la Reine Ossena Kearvalmont est venue me solliciter pour son fils.

- Vous êtes impossible.

- Et vous vous êtes quoi, un mestre, un conseiller spirituel, un précepteur peut-être ? Oui, c’est bien cela, je le vois à vos yeux. Si je vous parle aujourd’hui, c’est parce que vous avez la possibilité de me fournir une information dont j’ai besoin. Voyez-vous, votre chère reine m’engage pour soigner son fils, mais quand je creuse la question de sa maladie, je trouve porte close à chaque tentative. Vous pouvez me l’expliquer ?

- Je ne comprends pas de quoi vous parlez.

- Bien sûr, vous ne savez pas que Tobias Kaervalmont vit confiné à la Citadelle sous la bonne garde de sa mère.

- Où voulez-vous en venir à la fin ? s’agaça le vieil homme.

- J’ai besoin de connaître les antécédents médicaux des Kaervalmont encore en vie. Je sais de source sûre qu’il s’agit d’une maladie du sang, mais j’ai besoin de confirmer ma théorie pour soigner le garçon.

- D’une maladie du sang ? Seigneur !

- J’aurais moi aussi préféré vous rencontrer dans de meilleurs circonstances, Monsieur, tempéra Myrna Grim, mais l’affaire est urgente et vous comprendrez que le prince ne peut continuer à souffrir de la sorte. Savez-vous si d’autres Kaervalmont ont souffert des mêmes symptômes que le prince Tobias avant lui ?

Le précepteur expira dans un signe d’apaisement.

- Je ne suis au service de la famille que depuis le couronnement du roi Egor. Je ne connais pas ces informations… mais je sais où je peux vous aider à les trouver.

- Il y un ouvrage « La Généalogie des Grandes Maisons d'Aedria » que seul le roi possède désormais. La seule copie disponible qui était encore en circulation s’est vue arracher un chapitre entier. A votre place, je commencerai par là. Trouvez-moi tout ce que vous pourrez sur les origines, l’identité et la lignée des Kaervalmont. La moindre incohérence dans ce que vous lirez pourra peut-être nous aider à sauver le prince. Restez sur vos gardes, et faites-moi quérir dès que vous en ressentirez le besoin. »

Myrna Grim s’en retourna, aussi furtivement qu’elle s’était présentée au précepteur Ceionius, qui restait suspicieux sur ce qu’il s’était engagé à faire.

***

Vaulequin et Ossena Kearvalmont avaient levé l’ancre pour Nameo, quittant le port de Dunedoran avec quantité de nourriture, d’eau et de vin, escortés d’une brigade entière de restauration, de femmes de chambre, d’un majordome et d’une infirmière. Le vent marin était frais, la mer calme, Vaulequin était perdu dans ses pensées, accoudé au bastingage.

Par le passé, la naissance et les premiers mois des jumeaux avaient presque eu raison des forces d’Ossena. Puis le temps avait passé et les petits grandissaient, semblables à deux gouttes d’eau ; elle avait regagné le lit conjugal, mais son corps ne semblait plus la soutenir à concevoir. Par un heureux miracle, cinq ans plus tard, elle sut qu’elle portait de nouveau un enfant, sans être assurée de pouvoir le mener à terme. Et pourtant, bien qu’encore jeune, Vaulequin se tenait aujourd’hui devant elle, à prendre part aux intrigues politiques d’Aedria.

« Tu as l’air fatigué. Encore tes inquiétudes ? lui demanda-t-elle d’une voix douce.

- Quel est le but de tout ceci si les fonds que nous avons récolté permet aux Bannefort de se financer les services des Jayash pour les défendre ?

En dépit de son appartenance à la famille royale, Ossena avait conservé une part dans le cabinet juridique de sa famille. Elle s’était mise dans une colère noire après que son époux ait refusé de solliciter son beau-père pour les sortir de l’impasse, alors elle avait pris les devants. Inquiet pour sa fille, le Seigneur de Casterisey avait quand même consenti à lui racheter sa part, pour leur fournir de quoi remplir leur part du marché et les maintenir à flot pendant les négociations.

- Il nous faut finaliser ces opérations, mais il ne s’agit que de formalités. L’important est de commémorer cet évènement historique. »

***

Balian commença à éprouver des douleurs à l’abdomen et au thorax, à ne rien garder de qu’il s’efforçait d’avaler. Ces douleurs étaient parfois si intenses qu’elles le clouaient sur place, de jour comme de nuit. Malgré cela, il les cachait à l’abri des regards et mettait tout en œuvre pour sauver les apparences. Et s’il avait développé lui aussi la maladie de son frère ? Impossible, Tobias ne souffrait que d’abcès et de raideurs qui le fatiguaient beaucoup, certes, mais pas au point de se tordre de douleur et de voir son corps couvert de contusions. Envahi par le doute et les incertitudes qui le déstabilisaient, il commença à croire que son sang était toxique, empoisonné, infecté, qu’il allait s’emparer de lui.

***

Aiden arpentait les couloirs de la Citadelle qui menaient aux appartements privés du roi. Sans prendre la peine de s’annoncer, il ouvrit la porte du bureau royal et entra. Le roi Egor était assis à son écritoire, l’air absent. Il avait les trais tirés, les cheveux emmêlés, ses traits s’étaient émaciés.

« Votre Altesse, je viens vous faire mon rapport, lui dit Aiden.

- Eh bien, ne me laisse pas languir tel un puceau devant sa première catin, parle.

- Avant toute chose, Seraph le congrégateur nous a écrit. Il dit qu’il a suivi la piste de votre cible le long des côtes Aedriennes. Il progresse mais il a besoin de plus de temps pour accomplir sa mission. Il nous écrira à la prochaine étape de ses recherches.

- Le misérable ! Il se paie bien ma tête avec ses talents.

- Il ajoute que vos ordres restent les siens jusqu’à ce qu’il ait mis la main sur votre objectif. Il vous est loyal, Sire, concéda Aiden, et il a prouvé l’efficacité de ses méthodes par le passé lorsqu’il a mis hors d’état de nuire cet éminent guerrier des Grandes Steppes.

- Qu’il se hâte, dans ce cas ! jura le roi.

Il se reprit en se râclant la gorge.

- Autre chose ?

- J’ai là une affaire délicate. Vos soupçons sur votre épouse étaient bien fondés. Elle a bien engagé une herboriste pour porter secours au prince Tobias, d’où sa convalescence.

- Vous et moi savons tous deux que cela ne durera pas. Assurez-vous que mon épouse se contente des concoctions de cette femme, le temps que je mette la main sur l’enfant que je cherche. »

Aiden avait le visage soucieux, celui qui devait annoncer les mauvaises nouvelles en sachant pertinemment que le roi Egor n’écouterait pas ses conseils.

« Je vous en conjure, Sire, il doit y avoir une autre solution pour vous remettre sur pied, vous faire gagner du temps.

- Et de combien de temps crois-tu que je dispose, Aiden ? J’ai reçu ce jour cette lettre de la Banque Aedrienne. Je leur ai demandé un emprunt pour financer l’aide que je souhaite apporter aux Terres Orciennes. Mais elle refuse de nous suivre, elle exige des garanties.

- Alors, demandez l’aide des Casteriseys, eux pourront vous financer… Vous êtes tellement acculé dans vos retranchements que vous ne voyez même plus à quel point tout ce que vous pourriez perdre. Dans votre propre intérêt, demandez l’aide de votre épouse et celle de sa famille ou vous allez mourir étouffé par votre orgueil.

- Ne me parlez pas d'orgueil sur ce ton condescendant, Aiden. Les Kaervalmont ont bâti cette nation depuis des siècles, elle leur revient de droit ! s’indigna le roi.

- Alors votre lignée devra se contenter de terres affaiblies et d’un empire sur le déclin. Faites appel aux finances de votre épouse, faites le nécessaire pour protéger le Royaume et vous protéger vous, je ne pourrais vous apporter de meilleur conseil étant donné les circonstances. »

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