26. Innocents et bourreaux

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La bonne attendait patiemment à la porte de la chambre du roi qu’on l’autorise à entrer servir le petit-déjeuner. Les minutes passaient lentement et le plateau qu’elle portait à bout de bras, chargé de nourriture, de vaisselle et de courrier devenait de plus en plus lourd. C’est alors que brusquement le majordome bondit hors de la pièce et lui lâcha : « Restez où vous êtes ! », avant de courir à travers les couloirs. Choquée par ce qu’elle entrevit par l’entrebâillement de la porte, elle étouffa un cri puis laissa tomber le plateau, dans un bruit de porcelaine brisée.

De bon matin, la Citadelle s’était instamment transformée en une fourmilière dans laquelle le sort venait de jeter un coup de pied. Partout des hommes et des femmes se hâtaient, montaient et descendaient les escaliers dans une agitation fébrile. De retour à Arvendon, Aleck se fraya nerveusement un chemin jusqu’à la chambre de Tobias, puis, parvenu à la porte, il prit une inspiration et entra. Il parcourut les quelques pas qui menaient à la table du prince qui s’était fait servir le thé. Le secrétaire prit un moment avant de se pencher vers l’oreille de Tobias.

« Mon prince, je suis au regret de vous annoncer que le roi est décédé. »

Tobias reposa brusquement sa tasse sur la table, laissant des éclaboussures de thé tacher la nappe blanche qui la recouvrait.

« Laissez-moi, je vous prie », dit-il en se retenant, sans regarder son interlocuteur.

Le drapeau au-dessus de la Citadelle vint à être mis en berne, prenant le deuil de toute une famille et de toute une nation.


***


Le moment que Balian attendait tant était enfin arrivé. Il ne sut dire s’il était tout de même choqué face à la lourde tâche qui lui incombait, ou s’il était excité d’avoir enfin la liberté de façonner Aegeria tel qu’il le voulait. Peut-être éprouvait-il les deux, mais au final, il s’en moquait. Le pouvoir, contagieux à ses lèvres, était enfin à sa portée, il le séduisait tel le serpent qui ondule pour s’emparer de sa proie.


***


Dregfort dans l’Est de Dunedoran était réputé comme l’un des pires endroits de la ville. Les vols et la violence y étaient courants ; le quartier se distinguait par son extrême pauvreté, des logements au seuil de la salubrité, le vagabondage, l'ivrognerie, la prostitution. C’était là toute l’identité du quartier, on y pendait le menu fretin le matin pour ensuite danser aux bras d’inconnus le soir.

On avait délogé le capitaine Allyster de sa rhumerie pour l’envoyer dès l’aube sur les lieux. Sur son chemin s’étaient élevées les voix fortes des badauds et des curieux, qui voulaient voir la scène de plus près. Parvenu à destination un peu éméché, la vision d’horreur sous ses yeux le dessoûla presque aussitôt. Le cadavre blême, percé d’une vingtaine de coups de couteau, gisait inerte dans une arrière-cour.

« Qui est-ce ? demanda Allyster aux officiers sur place.

- Evangeline Docker, une couturière.

- Qu’est-ce qu’une couturière faisait dehors dans la nuit dans ce quartier ?

- Sa voisine de palier dit l’avoir vue tard hier soir parler avec un homme.

- Nous voilà bien avancés, dit Allyster en se baissant vers le corps.

Il lui palpa la taille, ressentant sous ses doigts une bourse sur le côté. Il s’en saisit et l’ouvrit ; quelques pièces de monnaie y tintaient dans le fond.

- De quoi payer son loyer pour la semaine… Le vol n’est donc pas le mobile. Interrogez-moi tout le voisinage. Revenez me voir si vous avez quelque chose. »

Un corps poignardé d’une vingtaine de coups de couteau. Aussi mal famé que pouvait être Dregfort, il était du devoir d’Allyster de signaler ce crime peu banal à la Citadelle. Mais les investigations aux alentours de la chambre de la défunte n’avaient apporté que peu d’éléments. Le rapport officiel que l’agent fit remettre aux Kaervalmont se révéla bien avare de détails et peu édifiant.

Quelques temps plus tard, le corps sans vie d’une bouchère baignant dans son sang fut découvert au petit matin en face d’une écurie, la gorge tranchée, quelques rues plus loin que celui d’Evangeline Docker. Allyster soupçonnait la fille d’être la deuxième victime d’un chasseur de jeunes filles de bas étage, tandis que ses officiers penchaient plutôt pour une bande criminelle. Les dénonciations des habitants des alentours se contredisaient, les chroniqueurs harcelaient Allyster de questions pour faire la lumière sur cette affaire. Ecartant les indiscrets sur son passage en pestant pour qu’ils décampent, l’homme s’était bien gardé de dévoiler un détail bien troublant qu’il aperçut sur la fille. Des marques profondes de dents sur son bras dont l’origine était inconnue.


***


Depuis Arvendon, Tobias Kaervalmont, les yeux cernés, essayait de rassembler ses esprits. Les négociations entre les Terres Orciennes et la Ténérie, la coordination des funérailles du roi Egor et maintenant les préparatifs du sacre de son frère ; la Citadelle montait en ligne sur tous les sujets. Son père décédé, il avait été décrété un deuil national de dix jours pour rendre hommage au souverain.

Tobias avait désormais le sentiment de dépenser toute l’énergie qu’il lui restait à essayer d’évoluer pour lui-même, loin de sa famille. Il avait eu au fond de lui toutes ces années si peur de mal gouverner et d’être jugé pour cela qu’il avait préféré s’écarter lui-même du pouvoir. Balian avait depuis toujours été le jumeau dominant, toujours eu tendance à décider pour tout le monde, de sorte que Tobias s’en était retrouvé en fin de compte à ne plus agir dans son propre intérêt, sans pouvoir s’en empêcher. Vers la fin de sa vie, son père Egor ne se rendait même plus compte qu’il était lui-même manipulé par les autres, dépassé par des forces au-dessus de lui, laissant ses conseillers jouer le jeu pour lui à la moindre faiblesse. Aujourd’hui, plus fort que le chagrin, le préjudice de Tobias si latent fut-il l’avait poussé à se renfermer sur lui-même à Arvendon. Il avait nourri de tels espoirs de grandeur pour Aegeria et pour lui-même qu’il en étouffait, asphyxié, écrasé par leurs poids.

« Sire, le capitaine Allyster de Dregfort demande à vous voir.

- Pas maintenant, Aleck, lui répondit Tobias dans un souffle, tiré de ses pensées.

- Veuillez me croire, vous voudrez entendre ce qu’il a à vous dire. »

« Capitaine, le moment est mal choisi, soyez bref, déclara Tobias à Allyster.

- Merci de me recevoir en effet dans ces circonstances, Sire. Je parlerai donc sans détour. Etes-vous déjà allé à Dregfort, Sire ? On y trouve beaucoup d’opprimés, qui vivent en famille dans une seule pièce, sans qualification ou très peu, dans la débauche et la maladie. J’y ai moi-même grandi avant d’aller en maison de redressement et de servir dans ce quartier. Vous qui ne sortez jamais sans escorte, vous pouvez me croire sur parole que vous y passeriez encore moins inaperçu.

- Venez-en aux faits, Capitaine.

- Vos effets personnels auraient-ils manqué à l’appel récemment, Sire ? Ou vous auraient-ils été volés ?

- Pourquoi cette question ? Mon personnel a toute ma confiance, Capitaine, et rien ne manque à l’appel dans ce manoir.

- Dans ce cas, pouvez-vous m’expliquer ceci ?

- Où avez-vous trouvé cela ? exigea Tobias, en voyant l’objet tendu par l’officier.

- Dans les poches d’une brasseuse de Dregfort qui a été vidée de son sang… et dont on a arraché le cœur.

Le prince Tobias leva des yeux inquiets vers le capitaine Allyster. Un meurtre aussi sauvage était-il possible même à Dregfort ? Plus grave encore, que faisait l’officier en possession de cette montre en or dans son gousset de cristal gravée à son nom ?

- Un objet rare que cette fille a dû vous chaparder avant que vous ne la mutiliez.

- Je n’ai mutilé personne ! cria Tobias.

- Pourtant, c’est bien le sceau de votre famille et votre nom qui sont gravés sur cette montre !

Tobias se souvenait très bien. Peu avant la naissance de Vaulequin, lui et Balian avait eu un lien très fort. L’un commençait une phrase, l’autre la finissait ; l’un se faisait mal, l’autre pleurait. Leur ressemblance était si frappante qu’il était parfois difficile de les distinguer. Un jour, les deux frères, encore jeunes, décidèrent de jouer un tour amusant. Complices, ils s’échangèrent discrètement leurs montres, sachant que personne ne remarquerait la différence en raison de leur ressemblance.

Tobias se remémora ce petit acte symbolique si innocent à l’époque où ils avaient ri en voyant les servantes les confondre. Ce souvenir si heureux allait pourtant être balayé à jamais pour se changer en lourd chef d’inculpation pour un crime particulièrement macabre et brutal. Si cet amour fraternel qui les unissait avait un soit peu existé, cette tendre plaisanterie allait malgré terminer de témoigner de leur bonheur partagé en tant que frères jumeaux. Les années avaient passé et amené avec elles les deux frères sur des voies différentes.

Tobias déglutit.

« Capitaine, dans son malheur, Dregfort a de la chance d’avoir des gardiens de la paix tels que vous, consciencieux et fin limier, qui connaissez le terrain comme personne. Mais les funérailles de mon père auront lieu dans quatre jours, et mon frère sera sacré roi d’Aegeria et protecteur des Terres Orciennes lorsque le délai des dix jours sera passé. Vous êtes donc suffisamment intelligent pour comprendre l’enjeu de ce qui se passe ici et du temps qui nous est compté. J’ai bien peur que vos investigations ne vous aient mené en terrain glissant. Vous me laisserez reprendre l’enquête et je ferai le nécessaire.

- Et vous pensez que je vais vous croire sur parole ? dit l’officier, perspicace.

- Non, Capitaine, car c’est vous qui allez me croire sur parole, dit Tobias d’un ton glacial, en sortant de sa poche sa montre en or dans son gousset de cristal gravée au nom de Balian. Ne faites pas de moi votre ennemi, Capitaine. Confiez-moi vos investigations, oubliez cette histoire et retournez à Dregfort faire vos patrouilles. Il serait regrettable que Dregfort perde son meilleur élément et que votre famille soit privée de votre existence et de votre solde si durement gagnée. »


***


Fraîchement débarqué à Nameo, Vaulequin, l’estomac un peu chahuté par le voyage, prit possession de ses quartiers à l’étage de la Villa Andertero, une suite spacieuse aux larges ouvertures donnant sur un long balcon avec une vue imprenable sur la mer. Il avait assisté sa mère et leur majordome à faire faire les chambres sur les trois îles de l’archipel, préparé les repas et les rafraîchissements qui allaient être servis tout au long de ces négociations.

La délégation des Bannefort accosta le lendemain. Monseigneur l’Intendant Levir du même nom et Madame son épouse se présentèrent à Ossena.

« Votre Altesse, la salua l’Intendant par un baise-main.

- Bienvenue à Nameo, Monseigneur l’Intendant. Avez-vous fait bon voyage ?

- Votre Altesse, j’espère que la beauté de cette île me fera oublier les désagréments d’une traversée longue et fatigante, et que nous trouverons rapidement une entente suite à nos désagréments passés.

- Cela va sans dire, Monseigneur l’Intendant. Madame.

- Votre Altesse, permettez-moi de vous présenter Norbert Hornblow, poursuivit l’Intendant, éclaireur émérite du régiment de Dolgatane qui nous a été d’un soutien indéfectible dans cette affaire.

- Repos, soldat. Messieurs, Madame, vous serez logés sur l’île de Tarquesey, de ce côté à l’ouest. Puis-je laisser notre majordome vous raccompagner à votre embarcation qui vous y conduira. La réception de bienvenue débutera ici à la Villa en début de soirée. »

Vaulequin eut l’honneur d’accueillir les Ténériens à leur arrivée, lui qui les avait tant vu en rêve. Un homme chauve en caftan noir et doré s’approcha, révélant ses yeux marqués de khôl et son bouc finement taillé au fil.

« L’honorable Menshkera Halabi, bras droit et émissaire d’Asraf Amenemap, émir d’Arkhana, général des armées du Calife, annonça le majordome.

- Soyez le bienvenu, honorable, salua Vaulequin.

- Sekhmet Zaliki, première concubine de l’émir.

La femme au physique athlétique et voluptueux s’avança, drapée d’une robe blanche sertie d’un magnifique gorgerin de disques de métal et de turquoise.

- Votre présence ici nous honore, Madame, lui dit le prince.

- Tout le plaisir est pour moi, Vaulequin de Dunedoran. »

Son parfum vibrant, sensuel et saisissant exaltait les sens du prince de cette féminité affirmée tout en dévoilant les facettes mystérieuses et impénétrables de la Ténérienne. Mieux valait rester sur ses gardes en sa présence et maintenir ses distances avec elle pour les jours à venir.

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