30. Le sang pour la vengeance

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De jour, les affrontements entre dhakaris étaient intenses et violents. Pertho et Tegwen se défiaient avec une aversion profonde pour triompher à n’importe quel prix et terrasser son adversaire. Les cris des combattants, le son des armes qui s’entrechoquaient et le goût du sang sur les lames créaient une symphonie macabre et fétide sur le champ de bataille couvert de givre.

Depuis, le croissant de lune, d’habitude si luisant d’argent dans la nuit dhakarie, s’était teint de noir, les étoiles, d’aventure si poétiques, avaient disparues ; les seules lueurs célestes, englouties par les ténèbres, n’offraient à présent qu’une opacité des plus lugubres. Mais au milieu de cette obscurité subsistait un espoir de victoire et de survie. Fort d’avoir trouvé l’homme de main coupable du meurtre d’Aswollt Stackworth, Pertho informa les Loups de son jugement à venir. En retour, la veille de la grande soirée du solstice d’hiver, Tegwen défia le jeune Lynx selon l’antique loi du duel, pour décider une fois pour toutes qui régnerait sur le Royaume de Dhak. Pertho accepta et les deux chefs actèrent une trêve pour les trois jours à venir.

Ealdred, couché à même le sol, se leva d’un geste en entendant la porte de sa geôle s’ouvrir dans un claquement lourd de métal. Il laissa l’homme qui était entré lui retirer ses chaînes et l’emmener vers l’extérieur, dépité.

Des torches avaient été allumées de part et d’autre du chemin ; Torborg et un autre garde se tenaient sur chacun des côtés de la sortie du pénitencier, l’air méprisant, sans aucune once de clémence dans leurs yeux. La présence de Pertho en robe blanche et en fourrure de petit-gris au bout du chemin, sur le gibet entouré de flambeaux et de Lynxs silencieux, ne signifiait qu’une seule chose.

Ealdred s’avança lentement sur ce chemin bordé de flammes, d’ossements et d’offrandes, puis gravit péniblement les marches du gibet. De dos, Pertho lui porta un regard en biais, fort de son autorité et de sa sentence à venir. Le billot de bois dressé au milieu du gibet et la longue hache plantée dans son socle à côté imposaient leur sinistre dessein. Ealdred retira sa chemise, découvrant son torse et ses bras couverts de tatouages et de cicatrices, et la jeta sans considération aux pieds de l’assistance. Puis il se posta face à son chef de clan. Les deux hommes se regardèrent longuement, froidement, sans un mot.

Puis vint Rhiannon, vêtue de la même robe que Pertho, elle monta sur le gibet, puis se tint devant Ealdred, l’air désireux ; des mèches de ses cheveux bruns voletant dans le vent n’enlevaient rien à l’attente qu’elle avait dans les yeux.

Alors Ealdred se retourna vers les Lynxs présents, puis s’agenouilla de lui-même. Pertho posa la tête du vieux garde sur le tranchoir, puis lui y attacha le cou et les mains. Prêt à recevoir la justice de Futhark, le prévenu n’opposa aucune résistance.

Pertho se saisit de la hache et la porta au billot.

« Sois en paix Futhark, en ce jour où les torts seront réparés, car le coupable, purifié de son crime, apportera justice aux offensés. » invoqua-t-il d’une voix fracassante.

Alors il brandit la hache haut et fort et faucha la tête d’Ealdred, la laissant ricocher lourdement sur le plancher et le sang inonder les bassines aux pieds du tranchoir.

Le visage et la robe tachés de sang, Pertho se posta devant Rhiannon, tandis que deux hommes écopaient le sang d’Ealdred derrière lui. Puis ces derniers s’approchèrent de Rhiannon, et versèrent le sang de leurs réservoirs chacun sur une de ses épaules, qui se répandit sur sa robe tel un fleuve nourricier pourpre dans les vallées cotonneuses.

Depuis la mort de son père, elle n’avait eu de cesse de nourrir cette envie si ardente de faire ressentir au coupable tout le chagrin et la colère qu’elle avait enfouis, de les renvoyer à celui qui était à l’origine de ses malheurs. Une blessure profonde, qui ne pouvait être soulagée qu’en rendant la pareille ; une colère, sourde et intime, qui ne permettait ni compromis, ni oubli. A présent, Rhiannon était comme libérée, fière d’avoir pu enfin se justifier et se défendre. Comme le voulait la coutume des Lynxs, Rhiannon s’était sans hésiter portée volontaire pour recevoir le sang du coupable pour apaiser son esprit et celui de son défunt père.

Belle de justice dans sa robe souillée de haut en bas, telle une idole de la mort recouverte du sang porteur de vie, Pertho regardait Rhiannon avec respect et impression. Justice était rendue, pour les Lynx et les Loups, mais il se devait d’exécuter une dernière faveur avant d’achever le rituel. Il se saisit du poignard de cérémonie tendu par Kurere et s’incisa la paume de sa main libre, avant de poser celle-ci sur le haut de la poitrine de Rhiannon.

« Parce qu’il ne doit plus jamais y avoir de refuge pour les traîtres.

- Car bon sang ne saurait mentir et…

- Noble sang ne saurait mourir, acheva Pertho.

Tout Arnarholt était en état de grâce en cette soirée du solstice d’hiver si singulière. Les familles présentes chantaient des prières et des poèmes en petit groupe au tambourin autour de braseros, partageant un ragoût de renne et des gâteaux au miel, tout en faisant des offrandes de nourriture et de boissons en l’honneur de Futhark et de sa mémoire des morts et des vivants du monde dhakari.

A distance des tenues rituelles tachées de sang et de la foule lointaine et reconnaissante des péchés expiés et d’avoir survécu au conflit, Pertho alla retrouver Rhiannon, seule autour d’un feu, les yeux plongés dans les flammes.

« Tu as été publiquement innocentée aujourd’hui. Tu es libre, à présent.

- Ealdred ne méritait pas mieux… Je te remercie pour ce que tu as fait.

- Berkano l’avait pris sous son aile, ce traître était là sous mes yeux, depuis tout ce temps. Dhak sera plus en sécurité à présent sans lui.

- Tu comptes livrer sa tête après-demain à Tegwen ?

- Je tiens à ce que ce soit toi qui le fasses. Ealdred était ton combat… avant d’être le nôtre à tous.

Rhiannon avait en partie vengé son père et sauvé son clan. Mais elle savait que la paix fragile entre les deux clans restait précaire l’avant-veille du duel.

- Dans ce cas, je sais ce que je dois faire. »

Leurs yeux se rencontrèrent, s’emplissant d’un lien silencieux et profond. Dans cet instant fugace, le reste du monde semblait s’effacer, laissant place à une confiance électrisante, tissée d’un langage secret.


***


« Raido ! »

La nuit fut douce autant que le matin suivant glaçant. Pertho ouvrit les yeux et posa une main à côté de lui. Pas de corps tiède qui chercherait tendresse, seulement les tissus refroidis par une nuit à dormir seul depuis peu remarquée. Il se leva et, en s’habillant d’une chemise, sortit de sa hutte. Pas l’ombre d’une présence quelle qu’elle fut, pas même l’effluve d’un parfum autre que le sien.

La tête d’Ealdred n’était plus à sa place. Alors Pertho sut. Rhiannon disparue, il fallait être bien simplet pour ne pas comprendre. La princesse à peine innocentée avait dans un départ précipité préféré remonter seule la source de l’argent qui avait tué son père. Un goût aigre dans la bouche, Pertho contint malgré lui sa déception et sa colère et regarda d’un air atterré l’horizon morne du petit matin gris.


***


Guidée par sa détermination et sa soif de vérité, elle se vêtit chaudement d’une fourrure de lapin et d’une cape pour partir dès l’aube à cheval avec son précieux paquetage. Son devoir envers son père la poussait irrésistiblement à poursuivre sa quête et à continuer seule son périple. Rhiannon avait toutefois trouvé un écho inattendu dans l’âme de Pertho. Au fil des jours passés en cellule, les deux jeunes gens s’étaient démenés pour gagner la confiance de l’autre et découvrir peu à peu le fort potentiel qu’ils avaient. Était-ce des sentiments naissants qui surgissaient, qui commençaient à prendre racine dans son cœur dont elle avait nié la présence ? Prise entre ces nouvelles incertitudes qui pourraient altérer son jugement et cette impérieuse tâche à accomplir qui réclamait toute sont attention, elle prit la décision de quitter Arnarholt pour atteindre Striga avant la nuit. Elle enfourcha le cheval qu’elle avait repéré la veille puis s’enfonça dans les forêts de pins, résolue à lever le voile sur les mystères qui entouraient encore la mort de son père.

La prière martiale avait été édictée dans une ambiance mystique et fervente. Morcan le druide avait rassemblé autour de Tegwen ses filles Aalldora et Isbail, ainsi que ses généraux au temple de pierre pour accomplir le rituel. Entouré des feux sacrés des torches allumées pour l’occasion, Morcan récita :

« Ô puissants ancêtres, nous vous prions de protéger Tegwen dans cette bataille. Accordez-lui la force, la clarté d’esprit et le courage pour affronter son ennemi. Que votre présence bénisse et guide son épée vers l’efficience et la justice, que la ténacité de cette femme soit inébranlable. »

Puis le druide attacha autour du cou de Tegwen une amulette spéciale contre les influences néfastes du duel à venir avant d’achever :

« Que sa volonté soit indestructible, et la victoire sa destinée. »

Rhiannon connaissait les chemins secrets qui menaient à la demeure du druide. A son arrivée, elle cacha sa monture à l’abri des tours de guet de Striga et fila dans la nuit avec son paquetage pour l’attendre chez lui.

« Bonsoir à toi, Morcan.

- Tu nous mets tous les deux en danger en venant ici, Rhiannon, en plus de risquer de rompre la trêve.

- Il faut qu’on parle, druide. J’ai besoin de ton aide.

- Dans quel but ?

- Officiellement, je vous apporte à Tegwen et à toi la tête d’Ealdred Myricks qui a empoisonné Aswollt Stackworth.

- L’ancien argentier, celui qui avait fui les rangs du jour au lendemain…, dit-il en s’approchant du coffre. Je vois que tu n’es plus étrangère aux coutumes des Lynxs, observa-t-il en l’ouvrant.

- Officieusement, je te montre l’or qui l’a payé pour le faire, poursuivit Rhiannon en ignorant la remarque et en lui tendant une bourse bien garnie.

Puis elle reprit.

- Morcan, je me suis promise de régler les comptes d’un homme qui m’a nourrie et élevée comme sa propre fille, qui n’avait aucun lien de sang avec moi et pourtant qui m’a tout donné. Il a été tué et Tegwen en a voulu après moi, si fort qu’elle en a entraîné de nombreux dhakaris dans la mort. Pertho a tenu à ce que je vous livre la tête du traître qui a avoué l’avoir empoisonné. Mais si tu as des choses à dire, Morcan, maintenant serait le bon moment pour le faire. Comment se fait-il que de l’argent eagerian ait acheté la mort de mon père ?

Morcan prit doucement le visage larmoyant de Rhiannon dans ses mains.

- Je dois avouer, mon enfant, que c’est au-delà de mes connaissances de druide. Mais sache bien une chose. Il y a maintenant vingt-cing ans de cela, quand il t’a amené bébé à moi, Aswollt cherchait désespérément à te protéger. Mais c’est un homme anéanti par le chagrin et la culpabilité qui avait besoin de mon aide ce jour-là. Il a été et sera toujours ton père, car c’est bien son sang qui coule dans tes veines. »

Rhiannon ne put retenir les pleurs qui la submergeaient et chercha réconfort en saisissant les poignets du druide.

« Qu’importe où tu aies vu le jour, Rhiannon Stackworth, ton père était un noble chef de clan dhakari qui était fier de toi. Mais laisse-moi t’avertir qu’il n’y aura pas de retour en arrière possible si tu t’enfonces dans cette voie pourtant si chère à ton cœur.

- Je n’ai plus le choix, druide.

- Alors, reste dormir cachée ici et pars avant l’aube vers ta destinée. Cette nuit promet d’être froide. »


***


« Comment va Gerwyn ? » demanda Rhiannon dans ses couvertures au druide.

Le vieil homme soupira.

« Après que tu aies fui, Tegwen a voulu faire de lui un exemple. Alors elle l’a marqué au fer au visage devant tout Striga.

- Par Dhak ! Est-ce qu’il va bien ? dit-elle en se levant.

- J’ai dû arrêter moi-même Tegwen avant qu’elle n’aille trop loin. Je me suis engagé à soigner le garçon. Il a traversé bien des épreuves.

Elle se remémora les aventures vécues ensemble et les rires partagés, désormais balayés par des cicatrices laissées par leur fuite passée, car il l’avait aidée le jour de la mort de son père et pour cela, il avait enduré de grandes souffrances.

- Ce n’était pas de sa faute. Il ne méritait pas cette honte, il a fait ce qui lui semblait être juste… Je l’ai abandonné… à un des moments les plus sombres de sa vie.

- Laisse-moi te dire ce que je crois : la mort de ton père a tout changé sans que nous nous y attendions. Gerwyn a fait un choix ce jour-là qui s’est hélas retourné contre lui. Il a maintenant besoin de temps, accorde-lui cette paix, et le temps fera son œuvre.

- Et Faol ?

- A son retour, ton chien-loup a fugué pour revenir plusieurs jours plus tard, amaigri et puant. C’est Aalldora qui s’est chargée de le remettre sur pied et qui s’occupe de lui depuis… Endors-toi maintenant, tu devrais te reposer.

- Alors prie avec moi. »

Le vieux druide accepta et s’assit face à Rhiannon.

« Grands esprits… commença-t-il.

- Je vous implore de me fortifier de l’intérieur, reprit la jeune femme.

- Renforcez son corps…

- Et mon esprit pour les épreuves à venir.

- Accordez-lui la résilience face à l’adversité…

- L’endurance face à l’effort et la fermeté face à la douleur.

- Puissent vos bénédictions la guider dans sa quête.

- Que ma force intérieure soit inépuisable.

- Sois assurée que je porterai moi-même la tête à Tegwen après ton départ… Tu as été une messagère de choix pour Pertho. Je la convaincrai d’arrêter cette folie. »

Morcan mit Rhiannon à l’aise dans son lit en disposant les couvertures autour d’elle, si douces qu’elle se laissa quelques instants plus tard emporter par un sommeil profond.

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