34. La caveau des offrandes

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Lorsque les deux voyageurs foulèrent le parvis désert de la Citadelle, on leur indiqua clairement que personne ne serait autorisé à entrer dans le palais, à moins d’avoir été convoqué sur ordre écrit du Roi. Sans dire un mot, Seraph montra aux gardes le sauf-conduit qui lui avait permis de marcher insidieusement sur les pas de Rhiannon depuis Dhak et de l’escorter sans se faire remarquer par les routes les moins empruntées d’Aegeria. Le traître ! Autorisés à entrer, Seraph conduisit Rhiannon à travers le labyrinthe de la Citadelle et parvint à la salle du trône d’Aegeria, plongée dans les ténèbres.

La salle majestueuse aux colonnes immenses et aux dalles de marbre avait accueilli en son cœur pendant des siècles des hommes et des femmes qui avaient fait la grande histoire de la nation, maintenant simples souvenirs du passé emportés par les âges. La jeune femme parcourut la salle empoignée par le passeur, jusqu’à apercevoir un jeune homme aux cheveux noirs mi-longs ondulés en redingote noire, assis sur le trône avec indolence.

« Sire, commença Seraph, en inclinant la tête.

- J’éclaire et je sers la Voie. Tu es ici chez toi, Congrégateur. Rhiannon, je te souhaite la bienvenue, déclara calmement Balian Kaervalmont.

La jeune femme ne put s’empêcher de réprouver ses paroles.

- Je demande à parler immédiatement au Seigneur Egor, je ne répondrai que devant lui, réclama le passeur.

- A qui penses-tu t’adresser de la sorte ? De qui présumes-tu recevoir tes ordres ? Aujourd’hui, mon père Egor Kaervalmont n’est plus. Aujourd’hui, je suis l’homme qui te commande.

Alors Seraph s’avança avec la jeune femme qu’il tenait toujours fermement, la laissant faire encore quelques pas devant lui avant de ployer le genou.

- Mes félicitations, Congrégateur. Tu as parfaitement accompli ta mission.

- Longue vie au roi.

Rhiannon se tenait debout le regard empli de défi, tandis que Balian Kaervalmont se rapprochait.

- Je vois tellement de gageure dans tes yeux… Seraph, lui, se prosterne devant son roi, tandis que toi, tu refuses tout simplement de t’incliner. C’en est presque beau à regarder… Seules celles qui détiennent l’autorité souveraine, celles qui dominent, qui priment, celles qui l’emportent sur toutes les autres peuvent se permettre autant d’aplomb et d’assurance. Mais qui es-tu ici, Rhiannon Stackworth, pour agir comme tel ? Peux-tu me le dire ?... Non, alors je vais le faire à ta place. »

« Amène la fille avec toi et suis-moi. » ordonna Balian à Seraph.

Tous les trois passèrent par une porte à la droite de la salle du trône. Ils longèrent les couloirs vides de la Citadelle pour atteindre la chapelle royale à l’extérieur. L’édifice si flamboyant en temps normal paraissait maintenant insignifiant et désuet. Balian conduisit Seraph et Rhiannon sur le côté de l’édifice, vers un escalier qui descendait. Il était sombre, sans éclairage, des toiles d’araignée pendaient de part et d’autre de ses parois. L’odeur de la pierre crayeuse et humide semblait bien indiquer qu’ils s’apprêtaient à entrer dans la crypte des Kaervalmont.

« Après-toi. » pria poliment Balian.

Rhiannon descendit doucement les marches, en s’appuyant le long du mur pour ne pas trébucher, Seraph à ses talons. Elle prit le seul couloir existant pour parvenir à une grille à double battant. Elle ne put réprimer le frisson qu’elle ressentit à la vue du spectacle macabre devant ses yeux.

Alignées froidement dans cette pièce reposaient les dépouilles des Kaervalmont. Mais pas n’importe quels Kaervalmont, des filles, des sœurs, des mères, uniquement des femmes. Aucun prénom masculin ne figurait sur les stèles.

« Laisse-moi te présenter ma famille, si tu veux bien. » reprit Balian.

Ils commencèrent par le fond de la pièce. Rhiannon, elle, ne comprenait pas ses intentions.

« Ci-gît mon arrière-arrière-grand-mère, Johamma Kaervalmont. A l’époque, elle s’était amourachée d’un barbare de Burnstone. Ma famille avait donc prétexté qu’elle s’était enfuie avec lui lorsqu’elle a disparu. Mais la vérité, c’est qu’elle n’a jamais quitté la Citadelle. Son frère, le roi Gabryell, n’était pas un tendre et quand il a appris pour sa maladie, un sorcier lui a conseillé pour guérir de dévorer le cœur de sa sœur. Ce qu’il a fait, bien sûr. »

Rhiannon sentit comme une lourde pierre se loger au fond de son estomac. Des Kaervalmont mangeurs de chair humaine ? C’était répugnant, immoral et contre-nature.

« Viennent ensuite mes deux grands-tantes ; deux demi-sœurs, leur père était un ivrogne incontesté et grand amateur de femmes ; Anastas et Aelienor Kaervalmont, des prénoms de putains si tu veux mon avis. On les a écartées du trône et de la succession, non par dispute familiale comme tout laissait le croire, mais parce que leurs frères Averet et Nigelus les ont sacrifiées pour leur jeunesse et leur robustesse pour tenter un remède. »

Les quelques sacrifices élaborés en l’honneur du Dieu Loup à Striga n’était pas voués à satisfaire une volonté personnelle, mais à assurer la bonne marche collective de la meute. En aucun cas, un mouton ou un autre animal ne pouvait être égorgé pour assouvir un désir individuel, c’était interdit. Incrédule, Rhiannon laissait filer ses doigts sur un sarcophage vide.

« Ma grand-tante Meryld s’est échappée, sûrement pour éviter de finir comme elles. On n’a hélas jamais retrouvé sa trace. C’est la vérité, je t’assure. Mieux valait retenir les filles Kaervalmont et les avoir à l’œil, c’était plus simple. »

Plus que de la tristesse, c’est une profonde empathie que Rhiannon éprouvait pour ces filles de nobles sang, élevées au rang de futures reines, dont on a brisé le destin pour les servir en pâture et nourrir les héritiers mâles Kaervalmont dans l’obscurité des salles cachées de la Citadelle. Un festin macabre, dont les convives, toutes de sexe masculin, se délectaient dans l’horreur qui régnait, rassasiant leur appétit de chair et de sang, de cruauté et de désespoir.

« Et enfin la pièce maîtresse. Ma tante, Teriani Kaervalmont. Excellente cavalière, une femme de tempérament. Elle est morte peu de temps avant mon père et a été enterrée ici. Lors du grand banquet organisé en l’honneur du mariage de mes parents, elle a rencontré un bel homme du Nord aux cheveux tressés, à l’esprit vif et fédérateur, au sommet de sa gloire. Plusieurs mois plus tard, ma tante envoya une lettre urgente à Striga. L’homme accourut avec plusieurs de ses hommes pour venir à sa rescousse. Quelle ne fût pas sa surprise lorsque ma tante lui fit promettre d’extraire l’enfant né de leur amour pour empêcher mon père de mettre la main dessus ! C’est quand j’ai su ton prénom que j’ai compris. RHIAnnon, comme TeRIAni. »

Rhiannon s’effondra sur le sol, les larmes lui coulant sur sa joue. Elle n’était pas un nourrisson arraché à la misère d’un village de Dhak abandonné comme le lui avait dit son père. Elle était en réalité le fruit d’une relation défendue qu’il fallait sauver et faire sortir à tout prix de Dunedoran. Une moitié de lion aimée par le loup qu’il l’avait élevée. Elle comprenait maintenant pourquoi Tegwen la détestait tant, elle lui rappelait sans cesse l’humiliation subie alors qu’il en aurait fallu beaucoup à Aswollt Stackworth pour lui faire perdre son honneur.

« Maintenant que les présentations sont faites, tu comprends maintenant chère cousine, que tu es une moitié de Kaervalmont… Vois-tu, nous sommes le Lion qui chasse. Deviens ce lion, accepte-le et tu n’auras plus à fuir. Est-ce que tu sens comme moi cette soif qui ne s’éteint jamais, Rhiannon, celle qui peut faire plier le genou à tout un peuple, et celle qui peut faire couler le sang de tous les Dhakaris si tous étaient l’assassin de ton père ? Vois-tu, nous ne sommes pas si différents, toi et moi. Si tu me fais l’honneur de me servir et de me donner ton corps, je ferai de toi une lionne dans un monde d’agneaux. Est-ce que ça t’effraie ? Cela ne te ferait-il pas te sentir vivante, après tout ? »

Rhiannon, prise au dépourvu, comprenait par la même occasion que sa mère se savait condamnée, mais qu’il lui fallait absolument emmener sa fille loin d’Egor Kaervalmont qui n’aurait reculé devant rien pour se transfuser du sang de petite fille. Tout comme Balian, dont la soif de pouvoir coulait dans ses veines plus épais que son sang de fanatique. Elle se remémora instinctivement cette histoire que lui avait conté son père, qu’elle insistait enfant de se faire relater encore et encore.

Dans une vaste savane, le Lion régnait en maître, sa crinière flamboyante faisant trembler la terre sous ses puissantes pattes. Son rugissement retentissait et tous les animaux se soumettaient à sa volonté, craignant sa force et son autorité.Pourtant, au cœur de la forêt voisine, le Loup déployait une intelligence rusée et une adresse sans égale. Il était le maître de l'ombre, se déplaçant silencieusement dans les ténèbres et orchestrant ses plans dans le secret. Un jour, une sécheresse sans précédent frappa la savane, mettant en péril la survie de tous les habitants. Le Lion, habitué à imposer sa volonté par la force, ordonna que tous se plient à ses exigences pour assurer sa propre survie, ignorant les besoins des autres animaux. Le Loup, observateur et malin, comprit que la clé de la survie résidait dans la collaboration. Il rassembla les autres animaux, proposant un plan audacieux pour coopérer et trouver des ressources malgré la sécheresse. Sa sagesse et son sens de la communauté gagnèrent le cœur des habitants de la savane qui se rallièrent à lui. Finalement, lorsque le Lion comprit que sa domination reposait sur la peur et non sur le respect, il vit le Loup rassembler les animaux autour de lui, unis dans un objectif commun. Le Lion réalisa que le pouvoir véritable résidait dans la sagesse et la solidarité, et que sa fierté solitaire le condamnait à l'isolement. La véritable grandeur ne résidait pas dans la domination oppressante, mais dans la capacité à unir les forces pour le bien de tous.

« Tu ne m’offriras pas ce pouvoir, déclara Rhiannon. Je resterai le Loup tapi dans l’ombre et c’en sera ta chute. Et tu ne seras qu’un lion sans couronne, ni terres.

- Alors je vais te tuer et t’enterrer ici comme les autres avant toi. Tu n’es qu’une moitié de Kaervalmont, alors il va falloir que je te vide de ton sang. »

Sous les yeux abasourdis de Seraph, frappé au vif devant le but ultime de la mission pour laquelle il avait été engagé, Balian tira Rhiannon par les cheveux, brandissant un stylet de son autre main. Il étrangla la jeune femme, l’empêchant de respirer, puis porta haut la très fine lame pour frapper au plus fort. Il avait le regard noir des furies, prêt à tout saigner et tout brûler sur son passage. Ses yeux lançaient des éclairs de rage, prêts à engloutir dans les flammes de son orgueil débordant, tout ce qui osait se dresser sur son chemin, ne laissant derrière lui qu’un sillage de destruction et de désolation.

Tobias apparut derrière lui, d’une démarche douce. Il contourna son frère sur le point d’abattre Rhiannon dans un bain de sang, puis lui sourit. On dit que la morsure du serpent est d’une rapidité vertigineuse et funeste. C’est également ce qu’on aurait pu dire de l’aîné de la famille, car il fallut moins d’une seconde à Tobias pour trancher la gorge de son frère avec un scalpel qu’il avait volé dans le donjon où il avait passé ses piètres journées avant son abdication.

Le sang qui gicla sur le sol était si appauvri par la maladie qu’il en était noir. Un sang d’encre comme putride et décomposé coulait du point d’entrée du scalpel. Balian, pris par surprise, lâcha Rhiannon, qui rampa sur le sol terreux de la crypte pour lui échapper. Puis il se retourna le regard mourant et incrédule vers Tobias, qui se décontenançait au fur et à mesure qu’il tenait compte de l’ampleur de son geste. Balian approcha sa main de son frère pour s’accrocher à lui, puis s’écroula dans un dernier souffle dans ses bras. Tobias, désolé, ne put s’empêcher de pleurer son frère. Rhiannon, elle, observa d’un air affligé les deux jumeaux destitués qui se ressemblaient en tout point, tandis que Seraph s’échappait par la grille à double battant, témoin malgré lui du repos éternel des filles Kaervalmont pour lequel Tobias venait de tuer leur dernier tortionnaire.

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