36. Le démon gardien

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L’embuscade était parfaite, la voie, sans issue. Rhiannon n’avait recherché que justice en mémoire de son père, mais elle n’avait découvert que trop tard l’ampleur de la ruse savamment orchestrée contre elle. Seule, isolée et blessée de honte, elle n’était plus qu’une ombre qui pliait sous le poids des mensonges et du passé sordide des Kaervalmont, enorgueillis d’importance. Les mots cinglants de Balian résonnaient encore aux quatre coins de son esprit, les termes du marchandage malveillant d’Ossena ricochaient douloureusement sans fin contre les parois de son crâne. Les hurlements de colère de la jeune femme, l’angoisse brûlante et désespérée dans les yeux, s’échouaient dans une tristesse et un abattement des plus profonds. Renoncer à son ascendance Kaervalmont, renoncer au lien maternel pour n’être qu’un parjure, la violation d’un serment familial vieux de plusieurs dizaines d’années.

« Emmenez-la dans sa chambre. Nous verrons si les murs qui l’ont vu naître lui feront prendre la bonne décision. », ordonna froidement Aiden Pembroque aux deux gardes en armes qui se saisirent solidement de Rhiannon.

Recluse sur ce lourd secret inavouable, peu lui importait la distance, peu lui importait le temps et le lieu, fuir et se noyer, fuir et mourir. Toutes ces filles, toutes des femmes dans la fleur de l’âge, massacrées, éventrées, évidées pour permettre à la gent masculine gouvernante de la famille de contrer la mort. Des filles et des femmes élevées comme les porcs que l’on menait à l’abattoir pour repaître l’élite Kaervalmont qui les conservaient précieusement dans des caveaux d’où personne ne pouvait jamais entendre leur détresse.

Mais si Rhiannon refusait de se plier à ce marché, elle n’aurait pas d’autre choix que de se libérer par la force. Il lui faudrait affronter directement les gardes qui la retenaient, même si cela pouvait entraîner des représailles qui pèseraient plus tard lourdement sur le Royaume de Dhak. Comment ramener la situation à son avantage alors qu’elle n’était même pas armée ? C’était limpide, au fond, elle le savait. Loin de ses croyances d’origine qu’elle tenait du Peuple-Loup qui l’avait vue grandir, les runes droites et anguleuses des Lynx imprégnaient de plus en plus ses raisonnements et ses actions par la force de leurs préceptes ancestraux. Rhiannon se souvint alors de l’un de ces signes qui avait attiré son attention parmi tous les autres gravés dans la hutte de Kurere. Un mât, haut et fier, les bras levés vers le ciel. Elle s’imagina alors un long poteau de bois, robuste et endurant, qui se dressait victorieux face aux vents, qu’importe la fureur des déchaînements qui s’abattaient sur lui.

Elle se mise à tousser, à inspirer bruyamment.

« Tais-toi donc et avance, on n’a pas toute la journée. » grogna l’un des gardes.

Puis elle fixa ses yeux droit devant elle, comme perdue dans ses rêveries.

« Dans le souffle du vent, le loup sacré apparaîtra, portant le message des dieux, protecteur de la vie supérieure. Son regard éveillera les âmes endormies à la lumière, guidant les âmes sur le chemin de la sagesse et de la protection, chuchota-t-elle d’un ton visionnaire.

- Tais-toi, misérable ! »

Rhiannon s’agitait le plus nerveusement possible, secouée de crispations entre les mains de ses geôliers.

« Toutefois, méfiez-vous de l’ombre du loup divin, car dans sa gueule se cache le danger invisible qui veille ; les forces anciennes le réclameront, prêtes à consommer ; la peur remplacera le lien divin perdu dans la nuit, prononça-t-elle plus fort.

- Qu’est-ce donc ?

- De l’ombre glaciale, le loup divin émergera, sa gueule béante révèlera un mal insondable ; les entités antiques se réveilleront, avides de saigner et de dévorer ; la terreur envahira le ciel et la terre, engloutissant le dernier souffle sacré éteint dans l’obscurité sans fin ! cria-t-elle sur un ton conquérant.

- Sorcellerie ! Mais maintiens-la, bon sang !

- Tu serais frappé par le maléfice toi aussi ! »

Alors Rhiannon se saisit de la dague que le peureux portait à la ceinture et la lui planta violemment dans la gorge, avant de se tourner les larmes rampantes vers le deuxième, qui la regardait d’un air horrifié.

- Car dans l’obscurité de glace, je suis l’ombre du loup divin, ses crocs acérés dévoileront l’horreur impénétrable ; les légions surgiront, voraces, affamées de chair ; l’effroi s’étendra, avalant goulûment l’ultime espoir dans l’abîme éternel ! »

Le sang irriguait le sol à grand flots, le garde restant, les genoux verrouillés, était comme immobilisé, pétrifié. La jeune femme avait trouvé le moyen de créer dans son esprit des images, une vision possible de fin des temps, redoutable et implacable ; elle était parvenue à lui faire entendre le rugissement rauque de la bête, les cris perçants de terreur dans la nuit du jugement dernier. Doutant de la fiabilité de son ressenti dans cette manœuvre face à cette atmosphère lugubre, le garde observa avec stupeur ses gestes se tétaniser peu à peu. Il commença à remettre en question sa position, sa légitimité, et à baisser sa garde face à la menace. L’instant d’après, il ne put se retenir de haleter face aux yeux glacés de la jeune femme et à la douleur déchirante qu’elle venait de lui infliger dans l’abdomen. Un regard si noir et si pénétrant de brutalité.

« Ne lutte pas… tu ne ferais qu’aggraver la blessure… Tu diras à dame Ossena que je tiendrai ma promesse tant qu’elle ne lancera personne à ma recherche. Tu saisis ? Fais oui de la tête si tu as compris. »

Le garde dodelina avant de se coucher lamentablement au sol, la main sur sa blessure, en regardant l’étrangère s’enfuir loin devant lui.

Sur cette route transie par la solitude et le froid, Rhiannon courait à perdre haleine. Le chemin, invisible, était parsemé de rocailles, de carcasses d’animaux. La réalité se confondait avec le souvenir des plaies rouvertes d’un passé pourtant si perceptible et si meurtrier à la fois. La peur, les cris de terreur à la merci de cette violence sans nom. Une lutte acharnée de souffrance et d’épreuves aux côtés des mortes dans le but de survivre, survivre à l’oubli, pour finir misérablement brisée comme les vagues fracassantes contre les rochers.

Toutes ces morts atroces en son nom, et dont elle se tenait désormais pour responsable. Dans sa course effrénée et affligée, Rhiannon arracha son pendentif d’obsidienne, avant de piteusement tomber à genoux sous le poids du chagrin dans une mare d’eau, les mains dans la boue, la tête baissée. Toute tentative de se raisonner était vaine et dérisoire ; pourtant, il lui fallut se rendre à l’évidence, aussi hideuse fût-elle. Elle comprit alors le choix impossible qu’avait dû faire son père Aswollt, celui-là même qui l’avait engendrée et élevée, pour la sauver et la garder hors de portée de son oncle, laissant sa mère mourir à sa place. Rhiannon resserra si fort la pierre d’obsidienne dans sa main qu’elle la porta en l’air en hurlant dans un rugissement éraillé.

Sans abri et anéantie, elle marchait vers le déclin d’un pas lent et vide de sens. Les nuits longues et froides ne lui offraient lorsqu’elle parvenait à s’endormir que des rêves agités, lui rappelant sans cesse les cicatrices profondes sur son âme. Au fil des jours, l’épuisement la guidait à travers les chutes de neige et les vents cinglants, chaque lune qui se levait l’amenait progressivement à sa perte. Vaincue et déracinée, n’existait pour elle que l’angoisse et l’effarement au cœur de l’immensité blanche alentour. Elle n’était plus qu’un emblème de faiblesse et de lâcheté, incapable de surmonter les obstacles dans cette débâcle où tout était perdu.

Etait-ce de la lumière qui provenait de cette hutte isolée ? Non, impossible, cela ne se pouvait. Pourtant, une faible lueur brillait doucement au loin au travers des fenêtres indistinctes, les formes même imprécises de la maisonnette se dessinaient avec parcimonie derrière les épicéas. Au fur et à mesure que la jeune femme approchait, ses contours et ses traits s’affinaient, la lumière à l’intérieur persistait ; c’était bien réel. Il fallait en finir, gravir lourdement les quelques marches de la hutte, en passer le seuil et accueillir à bras ouverts le coup de grâce, même belligérant, qui l’acheverait dans ce havre chaud et étincelant.

Frappée en plein cœur par la présence qu’elle reconnaissait assise près du feu, Rhiannon chercha sa respiration dans des mouvements agoniques. A bout de souffle, ses jambes finirent par se dérober, la laissant tomber pesamment à la renverse sur le plancher.


***


L’épaisseur réconfortante des couvertures maintenait la douce chaleur de son corps autour d’elle. Le sol était dur, mais ce n’était qu’un détail. L’odeur du bois qui brûlait dans la cheminée laissait échapper cette odeur fumée qu’elle appréciait tant. Le feu grésillait, laissant entendre ses agréables pétillements secs ; des pas à la cadence normale résonnaient sur le plancher. Enfin capable d’ouvrir les yeux, Rhiannon entre-aperçut les yeux effilés clairs qui la fixaient.

« Père ?... Où sommes-nous ? Quel est cet endroit ? laissa échapper Rhiannon dans un souffle.

- Il te faut du repos, rendors-toi. »


***


La jeune femme rouvrit lentement les yeux en se mouvant légèrement sous les couvertures.

« Bois ça… ça ne te sera pas de trop. »

Le doute n’était plus possible, elle avait perdu connaissance. Dans sa confusion, elle avait doucement rêvé de son père, qu’il lui parlait, avant de se rendormir profondément. Dommage que leur conversation dût prendre fin. Du godet fumant qu’on lui tendait émergeait un délicat parfum de rose avec un goût sucré et légèrement amer. Rhiannon empoigna d’une main affaiblie l’infusion de rhodiole, qui redonnait force et courage, dont elle but une gorgée.

« Je dois admettre que je ne m’attendais pas à te revoir… encore moins par ce temps, lui dit Pertho.

- Combien de temps ai-je dormi ? lui demanda Rhiannon.

- Au moins une journée entière… Comment en es-tu arrivée là ?

Rhiannon se remémora son départ curieusement touchant de Striga, sa rencontre fortuite avec Seraph à Elterbourg, les frères Kaervalmont maudits, leur mère austère, son conseiller hautain et leur odieux chantage, ainsi que les deux gardes qu’elle avait froidement agressés quelques jours plus tôt.

- Crois-moi, le moins tu en sauras, le mieux tu te porteras, dit-elle en se renfermant.

- Il est un peu tard pour la complaisance. » lui répondit froidement Pertho.

Le jeune homme avait été saisi par un mélange de surprise et de méfiance en voyant Rhiannon affaiblie et accablée se présenter la veille dans cette maisonnette abandonnée au milieu des chutes de neige encore persistantes. Malgré leurs chahuts passés, il se retrouvait désormais face à une situation qui défiait ses attentes et ses convictions. Quant à la jeune femme, à la fois soulagée et inquiète de cette rencontre imprévisible mais réelle, elle se tenait à présent face à Pertho dans un état de vulnérabilité si désolant qu’elle en essayait de masquer les fissures, en vain.

« Je te suis reconnaissante de m’avoir recueillie ici… bien que ce pourrait être là la plus grosse erreur de ta vie, déclara Rhiannon, exténuée par les épreuves.

- Comment es-tu parvenue à rester en vie ? cherchait à comprendre Pertho, devant la jeune femme peu loquace.

- Où sommes-nous ? Quel est cet endroit ?

Touché par la question, Pertho accepta tout de même de répondre après un moment de silence.

- C’était la maison de mon grand-père… Celle qu’il a bâti de ses mains après avoir gagné sa liberté, c’était il y a longtemps.

- J’ignorais que ton grand-père était un esclave.

- Il est mort depuis des années, mais il a insisté pour que cette maison reste… pour qu’on se souvienne que rien n’est inné, ni acquis.

- Un homme sage, j’imagine.

- Dans ses bons moments… »

Puis il reprit.

« Mais en ce qui te concerne, tu sais pertinemment ce que tu dois me dire, pourtant tu fais tout ton possible pour te taire. Pourquoi ? Je veux savoir. » dit Pertho, reconnaissant la détresse et le corps témoin des épreuves endurées de la jeune femme.

Rhiannon réprima un mélange de crainte et d’espoir, se demandant s’il pourrait accepter l’ombre qui la poursuivait désormais.

« Tu as la ferme intention de peser dans les affaires du Royaume de Dhak. Mais cela ne te sera pas suffisant à l’avenir si tu sous-estimes l’ampleur de la vérité qui se cache au-delà de nos frontières.

- Alors, autant que je sois averti et vigilant dans ce cas. »

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