Embuscade

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Le Consortium appela ceux qui devaient produire “Prods” et ceux qui n’avaient plus à produire “Improds”. Et il dit que c’était bon.

Évangile selon l’Algorithme, 1-9.

Secteur 10

No man’s land

Zone grise


La nuit venait de tomber quand je rejoignis ma robocar pour quitter le secteur 10. Je perçus sans effort le bruit lointain des nombreux méca3D qui s’activaient. En regardant attentivement, je vis leurs hautes silhouettes fantomatiques qui se détachaient sur le ciel obscur dénué d’étoiles. Ils progressaient lentement, par saccades, à la manière de robots arthritiques.

Je parvins même à visualiser leurs buses crachant les poudres de béton, d’acier et de verre que des faisceaux laser venaient fusionner par couches successives. Les bâtiments s’élevaient avec lenteur, respectant au millimètre les plans des programmes de design. Dommage que ces derniers fussent à ce point limités. Une fois de plus, les monstres mécaniques accoucheraient d’immondes progénitures.

L’éclairage biolum nimbait les alentours d’une brume verdâtre diffuse, et donnait au paysage les allures d’un tableau de William Turner. Un de ceux de sa période tardive. J’aurais pu contempler ce spectacle fantasmagorique des heures durant, mais je me trouvais encore dans le secteur 10.


Une fois assis dans la Satel 32, j’éprouvai un besoin irrépressible d’avaler un nouveau tranZ. Trois dans la même journée. Les prises se rapprochaient dangereusement. Cette came c’était pas de la gnognotte. Pour sur, je devenais accro. En même temps, cette drogue ou une autre, quelle différence après tout ?

Et puis il me fallait un truc costaud, pour amortir le choc. Quand je prendrai conscience de l’implant, mieux valait être shooté à mort. Je n’étais pas certain de pouvoir le supporter et les expériences précédemment menées ne plaidaient pas en ma faveur. Les rares porteurs ayant survécus à l’implantation du servCom quantique finissaient par se fracasser la tête sur les murs, quand ils ne se jetaient pas dans le vide.

Dix ans que le projet Zombie n’avançait pas d’un iota. N’en déplut à Nels Kumo, son rêve d’interfacer un cerveau à un servCom demeurait inaccessible. Faute de résultats et de volontaires le projet finit par s’éteindre, aussi sûrement que la flamme d’une lampe à pétrole à court de carburant.

En l’état, je pouvais donc difficilement admettre que les supputations d’Elvis se révélassent exactes. Cela me semblait tellement improbable, même si un de ses arguments apparaissait imparable. Pourquoi m’aurait-on envoyer ce brouilleur ?


Je voulus tenter quelque chose, histoire de m’ôter certains doutes.

Je démarrai la robocar et ordonnai à Tom de la piloter. J’essayai de le faire mentalement, juste pour voir, en fermant les yeux pour mieux me concentrer, comme un foutu télépathe de pacotille. D’après Elvis, la chose pouvait se faire, puisque l’implant crânien permettait la communication télépathique avec le porteur. Pensée vibratoire. C’était le nom qu’il avait utilisé pour résumer le concept.

Mais j’eus beau fermer les yeux, et me focaliser comme un diable sur l’ordre donné à Tom, rien ne se produisit. Mon injonction mentale disparut dans le labyrinthe de mes circonvolutions cérébrales, sans jamais rencontrer le moindre implant quantique.

Et si Elvis se trompait. Après tout, il n’était pas l’Algorithme. Un processeur dans mon crâne. Quelle connerie ! Et à mon insu en plus. N’importe quoi ! A quel moment me l’auraient-ils implanté ? Elvis perdait les pédales.

A moins que la télépathie restât impossible tant que ma prise de conscience de l’implant ne fut pas effective. Elvis m’avait parlé de cet inhibiteur, qui jouait un rôle fondamental, puisqu’il empêchait l’hôte de se savoir parasité. Après tout, il n’était pas rare que les gens se sentissent plus souffrants en se sachant malades.

Cela signifiait que le cube n’avait toujours pas atteint son but. Pour moi, le plus dur était donc encore à venir. J’espérais que la désinhibition ne se produisît pas durant ma traversée de cette satanée zone grise.


Il me restait une vingtaine de kilomètres à parcourir avant de retrouver mon appartement. Je me sentais envahi d’une certaine fébrilité. Ces rencontres avec le Farma m’épuisaient. Mais surtout, je savais que sortir du secteur 10 à une heure pareille ne serait pas de tout repos.

Tom m’adressait suffisamment de compte-rendus pour savoir ce qu’encourrait un proD batifolant en territoire gris. Les incidents étaient fréquents, quasi hebdomadaires. Les autorités faisaient mine de s’y intéresser, mais en réalité ces secteurs étaient des zones de non droit. Incontrôlables. Normal, il n’y avait aucun profit à y faire pour le moment.

Le Guoanbu n’y venait jamais. Le SEC s’en foutait comme de sa première enquête. Seul le Cartel O y exerçait un contrôle plus que relatif, et en journée uniquement. La nuit, l’immense territoire à l’abandon devenait le terrain de chasse des tribus d’improD qui le peuplaient.

Pas plus tard que la semaine dernière, un de nos agents s’était fait cueillir de nuit par une tribu d’Echarneurs sur le boulevard extérieur. On retrouva sa tête au milieu de la route le lendemain, aux aurores. Ses yeux grands ouverts renvoyaient tout l’effroi qui l’avait saisi au moment de sa mort. Pour le reste, on cherchait encore. Léo Henoc était un mec bien entraîné pourtant, mais apparemment cela ne lui sauva pas la vie. Il tomba sans aucun doute sur une embuscade bien préparée par une bande supérieure en nombre. Méthodes caractéristiques de cette tribu d’affreux.

Une semaine avant lui, une petite famille fut plus chanceuse. Leur robocar tomba en carafe, au crépuscule, à la lisière du secteur 10. Heureusement pour eux, ils eurent affaire à une tribu d’Opportunistes. Moins bien armés que les Echarneurs, et surtout agressifs, ils se contentèrent de les dépouiller de leurs effets personnels. La petite famille s’en sortit, à poil, mais sans trop de bobos.

Comment leur en vouloir ? Après tout, les improD ne cherchaient qu’à survivre, et faisaient comme ils pouvaient. La grande masse des inutiles ne disposait d’aucun revenu, ni d’aucune prise en charge. Des parias exclus du système. Le Grand Renouveau Communiste tenait en un principe très simple : “seul le producteur est utile”.

Aussi, ces hordes de rejetés se partageaient le territoire sur lequel il pouvait encore survivre, à défaut de vivre, dans les no man’s land laissés à l’abandon par les autorités. Un grand classique de l’existence, “la nature a horreur du vide”.


Le no man’s land était recouvert d’un voile d’obscurité. Seuls quelques îlots de biolumière entrecoupaient les ténèbres angoissantes dans lesquelles la robocar se frayait un chemin. Elle finissait de traverser la zone la plus sinistrée du secteur 10. Ici, plus aucun bâtiment ne tenait debout, tout n’était qu’amoncellement de tôles et de poutres rouillées, de blocs de ciment, de carcasses d’antiques automobiles thermiques et d’autres machines devenues non identifiables.

J’avais demandé à Tom de ne pas allumer les phares au laser. A cette heure-là il s’agissait de ne plus attirer l’attention. Les tribus d’improD les plus téméraires attendaient aux aguets.

La rencontre avec une tribu d’improD était comme une dégustation à l’aveugle ou une roulette russe plutôt. On espérait que la chance fût de notre côté pour ne pas devenir un fait divers. Évidemment, pour couper court à toutes ces considérations quelque peu stressantes, je ne m’appesantissais plus, me contentant d’appliquer une stratégie simple et expéditive.

Je traitais toutes les attaques d’improD de la même manière. Sans prendre de gants. Jusqu’à présent, cela me réussissait. Rien qu’un conditionnement parmi tant d’autres. Un réflexe que l’on se créait avant échéance, histoire d’être prêt le moment venu et de ne pas flancher. A la manière du quidam qui se jetait dans la rivière en crue pour secourir le malheureux emporté par les flots déchaînés.

Ces inquiétudes qui me travaillaient depuis mon départ de la Narcosynth corp n’étaient pas orphelines. Dans le silence pesant de l’habitacle noir comme de l’encre de la robocar, je ruminais encore l’entretien que je venais de vivre avec le Farma, docteur es entourloupes.

Quelque chose clochait méchamment au sein de SpecieZ. La fébrilité que je percevais depuis ce matin, laissait peu de place au doute. Une guerre entre service était-elle à prévoir ? A moins qu’une refonte violente de l’organigramme fut en préparation ? Le dernier coup d’état intra consortium avait mis fin à Papel76, le consortium américain.

Au milieu d’un banc de requins les appétits étaient féroces, et quand l’aquarium devenait trop exigu, il arrivait que le plus gros finisse par manger le plus petit. Nul besoin d’être un ingénieur quantique pour savoir qu’Omar Aygin ne manquait pas d’appétit. Son réseau d’influence ne cessait de s’étendre, et ses relations avec les autorités chinoises devenaient aussi intimes que celles que ce gros dégueulasse entretenait avec les jeunes garçons.

De l’autre côté de l’échiquier, Nels Kumo, fondateur et dirigeant suprême du Consortium SpecieZ, manquait à l’appel ces derniers temps, jouant le rôle des abonnés absents. Par les temps qui couraient n jeu dangereux dans les eaux troubles oumanaises. Ce n’était certainement pas le moment de déclarer forfait.

Depuis quatre mois la même question tournait en boucle à Oumane, “où est passé Nels Kumo ?”

Nels Kumo, le démiurge, créateur de l’Algorithme. Nels Kumo, le génie, initiateur de l’intrication quantique. Nels Kumo, le mégalo, souhaitant améliorer le sort de l’humanité. Nels Kumo, le mystérieux, que personne ne connaissait vraiment. Nels Kumo, l’absent ou l’inconscient, qui laissait vaquant son trône d’arrogance et de certitudes.

Certes l’homme avait toujours su cultiver le mystère autour de sa personne. Rare étaient ceux qui l’avaient approché et qui savaient à quoi il ressemblait vraiment.

Certains prétendaient que Nels était une femme, d’autres, un robot, l’Algorithme. Les plus farfelus prétendaient qu’il vivait déjà sur Mars attendant les premiers colons pour partir à la conquête du système solaire entier.


Le signal d’alerte sonore envoyé par Tom interrompit le flot de mes pensées inquiètes.

— Obstacle en approche droit devant, annonça t-il.

Nous venions de parcourir huit kilomètres, la robocar s’arrêta. Dans l’habitacle, un voyant d’alerte clignotait désormais devant moi. Son tempo évoquait celui d’une marche funèbre.

— Analyse de la situation, repris-je.

— Barricade à cent mètres devant. Un corps au sol. Signatures infrarouges à proximité. Quatre.

— Et derrière nous, est-ce qu’un repli est possible ?

— Non Monsieur. Plus maintenant. Signatures infrarouges. Quatre. Obstacle en cours.

Une embuscade à la con. Parfait !

— Bien, lâche Doddd à vingt mètres pour un panorama complet. Roule jusqu’à l’obstacle et stoppe à quinze mètres.

— Nous y sommes Monsieur.

— Analyse ultrason.

— Des fûts et des poutrelles métalliques Monsieur.

Je ne saurais pas dire si c’était en raison du nouveau tranZ que je venais de prendre, mais j’avais l’impression que je connaissais la réponse avant que Tom me la donnât. Comme par transmission de pensées.

— Analyse possibilité de franchissement direct.

— Quarante-sept pour cent, Monsieur.

Je savais que les robocars n’étaient pas indestructibles, mais vérifier ne coûtait rien. La partie allait être serrée.

— Tu détectes des armes.

— Oui.

Des Echarneurs alors. Pas le choix !


Il me fallait un plan.

Primo : tirer.

Deuzio : tirer.

Tertio : tirer.


— Tom, avance encore de dix mètres et arrête le véhicule. Je vais sortir. Une fois que je serai dehors tu balanceras toute la sauce. Rend les aveugles comme des taupes. Synchronise l’attaque lumineuse en activant la vision infrarouge sur les holos. On aura droit qu’à une sortie alors te goure pas.

— Bien Monsieur.

Tous en disant cela je récupérai mon AED dans la boîte à gants et activai le mode létal. La robocar était à quinze mètres de l’obstacle.


Avec mon AED en mode létal je n’aurais droit qu’à trois tirs. Je ne devais pas trembler. Je ne savais pas avec certitude ce qui se trouvait devant moi. Mon plan ne fonctionnerait que si la barricade était tenue par une bande d’improD abrutis par de mauvaises drogues.

Les Echarneurs se défonçaient avec de vieilles drogues de combat, comme la transine. On n’en fabriquait plus depuis au moins dix ans, depuis la fin de la Guerre de Partition, mais il en restait des stocks considérables. Le Cartel O s’en donnait à cœur joie, vendant à moindre coût, aux improDs les plus cramés, une substance désormais impossible à écouler sur le marché légal. “Il n’y a pas de petit profit” affirmait l’expression.

J’avais vu les effets de cette merde pendant la guerre. Les soldats dans un état second massacrant tout ce qui bougeait, sans distinction et sans remords. Leur mort ou celle des autres devenant un facteur insignifiant dans l’équation. Des soldats sans peur, agissant tels des zombies, le meilleur moyen de gagner la guerre.

Le traité de paix signé à Oumane en avait interdit la fabrication et l’usage. Les mauvaises habitudes avaient la vie dure.


Je portais bien ma protection en biosteel, mais contre un tir d’AED elle serait aussi efficace qu’une feuille d’aluminium tentant de bloquer un éclair.

La voiture faisait face à l’obstacle désormais, comme un taureau devant le matador dans l’arène. Sauf que la corrida ne serait pas holographique.

L’ouverture de la portière servit de signal. Tom et Doddd illuminèrent de tous leurs feux la barricade. Phares au laser et projecteurs au xénon, ils sortirent le grand jeu et envoyèrent une bonne rasade de lumens.

Je quittai l’habitacle protecteur de la robocar aussi vite que je pus. L’air chaud et humide contrasta avec l’intérieur climatisé du véhicule. Mes hologlasses se couvrirent d’une buée aussitôt dissipée par le régulateur thermique intégré dans la monture. La vision infrarouge s’activa. Tout devint vert et brillant. Grâce au tranZ, mes rétines tinrent le coup. Drogues, en de pareils moments, comme je vous aimais.

Le bras déjà tendu, je cramponnais mon arme dans la main droite, à m’en faire blanchir les articulations. Les phares surpuissants illuminèrent l’obstacle et ses gardiens qui flamboyèrent sur mes holos comme de gros incendies au milieu de la forêt. Des improDs, deux mâles et deux femelles.

Un des mâles portait une paire de jumelles de vision nocturne, un modèle antédiluvien qui devait peser une tonne. Il tomba à la renverse en hurlant. Ses nerfs optiques venaient d’être sonnés par une série d’uppercuts et de crochets lumineux. Il arracha l’appareil préhistorique l’ayant rendu aveugle en se contorsionnant sur le sol comme le ver sur l’hameçon.

J’eus mal pour lui. Mais l’instant n’était pas à la compassion. Tom incrusta le chronomètre.


UN. A sa droite une femelle me visa avec une arme antique à gros calibre.

DEUX. Elle n’eut pas le temps de tirer et grilla tandis que mon premier tir l’atteignait en pleine poitrine. Des myriades d’étincelles jaillirent de sa carcasse qui s’écroulait.


TROIS. Je visais la deuxième femelle lorsqu’elle pressa la détente de son arme.


QUATRE. La détonation me sembla assourdissante et je reçus comme un coup de poing sur mon flanc gauche.


CINQ. Je tirai par réflexe avant de tomber à la renverse.


SIX. Je me relevai presque aussitôt, le souffle coupé, mais le tranZ m’aidait à sécréter des litres d’adrénaline. Je ne sentais plus rien. Je ne ressentais plus rien. Je m’en tenais à mon plan. Il flottait dans l’air une odeur d’ozone et de chair brûlée, de peur et de haine. Leur peur, ma haine.


SEPT. La deuxième femelle était au sol.


HUIT. Le dernier mâle était en fuite.


NEUF. Mon ultime tir mit un terme aux souffrances du porteur de jumelles aveugle.


DIX. Je pus dégager le barrage en moins de temps qu’il faut pour le dire. Au loin j’entendais les hurlements du deuxième groupe d’ImproDs qui venait à ma rencontre. Je ne pris pas la peine de les attendre. Je remontai dans ma robocar pour filer, nous récupérâmes Doddd en route. J’avais conservé de la guerre tous mes réflexes.

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