Natacha

21 minutes de lecture

Le Consortium demanda à l’Algorithme de résoudre le problème improD.

L’Algorithme suggéra de coloniser Mars.

Évangile selon l’Algorithme, La Genèse, 1-9.

Secteur 2

Appartement de Waldo Sirce

Lundi 10 janvier 2033

Nous ne nous sommes pas parlés avec Natacha depuis au moins deux semaines. “Je pars pour la planète rouge” m’a-t-elle dit alors. Elle a gagné sa place lors du tirage du jeu “Tous sur Mars” organisé par SpecieZ dans son centre de réinsertion. En tant qu’improD, elle apparaît sur les listes des recensés. L’Algorithme l’a choisie logiquement.

Le jeu “Tous sur Mars” tourne en boucle depuis un an et le nom des heureux gagnants désignés par l’Algorithme s’affiche quotidiennement sur tous les écrans de Chine et des Douze Territoires Annexés du Pacifique. Partout où SpecieZ a ses intérêts. Le super programme dévoile trois mille noms par jour. Un million de colons sont prévus au total.

Pour la propagande, être un improD élu est un honneur suprême. Un moyen de se rendre à nouveau utile. Apothéose ultime vantée par le Grand Renouveau Communiste lors de shows télévisés interminables.

Dans les faits : une condamnation à l’exil. Mais ça personne n’y peut rien, puisque seul l’Algorithme décide. Sauf que moi j’y crois de moins en moins, c’est mon instinct de Renifleur qui me le dit. “Tous sur Mars” est une vaste fumisterie, un écran de fumée trop épaisse pour être honnête. Je crains une vérité plus horrible et j’ai encore du mal à l’évoquer.

Natacha pleure quand elle me montre avec fierté le tatouage sur son avant-bras. Un QR code circulaire encadrant le logo de SpecieZ. Je n’éprouve aucune surprise, le Consortium m’a déjà fait comprendre, à plusieurs reprises, que les frais d’entretien de ma sœur commencent à devenir faramineux. Il leur faut un prétexte. Celui là ou un autre après tout.

Toutefois, l’annonce de Natacha me fait prendre conscience d’une chose. On recrute désormais les improDs même chez les Gris. A savoir les improDs de plus bas niveau. Les inutiles parmi les inutiles.

Tout comme moi, Natacha appartient au club très select des anomalies génétiques. Avec cependant une tare en plus, son cerveau tourne au ralenti, vraiment au ralenti. Je me souviens que lorsqu’elle était petite, les médecins parlaient de déficit intellectuel ou encore de retard mental. Aujourd’hui, pour l’Algorithme, elle est devenue une inadaptée, un monstre social, une inutile, une improD de statut inférieur, une Grise. Comme l’Algorithme a toujours raison, personne ne conteste et moi le premier. Mais comment le pourrais-je ? Nous sommes séparés par vingt mille kilomètres.

Il y a trois ans, après l’accident et la mort de nos parents, le Consortium l’a placée dans un centre d’insertion pour improD de type A, près de Rennes. Vu mon état, je ne pouvais pas décemment m’en occuper. Je devais voir ça comme “une faveur offerte aux proches des proDs du conso” ne cesse de me répéter Angelo. Natacha est donc logée, nourrie et éduquée, sans que j’ai à payer quoique ce soit. Le Consortium assure le régime minimal tant que je reste à son service. Natacha est devenue une “assurance loyauté”. Je ne vais pas me morfondre, tous les agents du SEC sont comme moi, des gars obéissants et fidèles car tenus en laisse par leurs petits intérêts ou leurs terribles secrets. Concernant leur conviction profonde à l’égard de SpecieZ : mystère.

Le Consortium en est donc réduit à racler les fonds de poubelles. Les candidats à la colonisation ne doivent pas se bousculer au portillon. Normal. Quel poisson rouge chercherait à quitter volontairement son bocal ?

Cette nuit, c’est encore elle qui m’appelle. Il est 00:03:27 mais je ne dors toujours pas.

Ma rencontre musclée avec la bande d’improDs du secteur 10 a laissé des traces. Mon taux d’adrénaline n’est pas complètement retombé et un hématome de la taille d’un camion colore mon flanc gauche jusqu’au pectoral.

La prise de deux relaX ne change rien. Assis dans le canapé de ma pièce vie, encore en mode jour, j’essaye de tisser tous les fils de cette histoire pour en faire une trame cohérente. Rêveur, je contemple le petit cube posé devant moi, avec l’espoir qu’il me donne quelques réponses. Mais ce dernier préfère garder le silence.

A bien y regarder je n’ai aucun fil supplémentaire à dérouler de ma bobine d’hypothèses et cela m’empêche de dormir. Une fonction du programme de mon servCom active l’écran mural à chacun des appels de ma sœur, aussi quand j’entends sa voix je ne suis pas surpris.

— Tom.

— Oui Monsieur.

— Active mon compte intimité je te prie.

— Quelle durée Monsieur ?

— Mon quota journalier. On se retrouve après.

— Décompte lancé au bip Monsieur.

Quelque part dans ma tête un bip lance le compte à rebours. Une nouveauté.

— Merci madame, dit Natacha avant de rire. Wally tu es là ?

Elle vient d’apparaître en gros plan sur mon écran mural. J’ai d’abord du mal à la reconnaître. Sa peau semble anormalement colorée. Derrière elle, je vois une femme portant la tenue des services d’ordre du consortium quitter la pièce d’où Natacha m’appelle. Son visage de lutin sourit à la micro caméra installée sur le mur qui lui fait face. Elle la fixe émerveillée avec des yeux grands ouverts derrière des lunettes dix fois plus grandes. Comme toujours, elle affiche ce large sourire laissant apparaître presque toutes ses dents. Malgré son nystagmus, je remarque que ses pupilles sont anormalement dilatées. On doit la bourrer de relaX ou de son équivalent. Ce qui est bien avec les Gris, c’est qu’on peut tester plein de nouveaux médocs. Ils ne se plaignent jamais.

Je remarque aussi que la communication est sponsorisée à coups d'holopub. En bas de l’écran, dans le bandeau de propagande, les conneries habituelles rédigées par les publicistes du Consortium défilent à la vitesse d’une robocar aux heures de pointe. Et en italique s’il vous plaît.

TOUS SUR MARS AVEC SPECIEZ !

Je m’efforce de lui sourire quand je lui réponds.

— Coucou ma grande.

— Ça marche, ça marche. Wally ! Wally comme je suis contente de te voir.

Elle claque des mains plusieurs fois, en poussant des petits cris aigus pour manifester son enthousiasme.

— Mois aussi je suis content de te voir petite sœur. Tu es toute bronzée, fais-je en essayant de masquer l’anxiété que j’éprouve en voyant ma sœur à la peau d’habitude si blanche. Elle est devenue aussi brune qu’un acteur de pub ayant abusé des bains d’ultra-violets. Cela me fait quelque chose de la savoir transoP. Elle ne sera plus jamais la même. Son ADN a sans doute déjà muté et bientôt elle sera une transHu. Une humaine plus vraiment humaine car modifiée par la chimie et les opérations. Charcutage nécessaire pour survivre sur Mars.

IMPROD EN COLONISANT MARS TU SERAS ENFIN UTILE !

— Oh oui c’est à cause des piqûres qu’on nous fait tous les soirs. Il paraît que sur Mars le soleil est plus fort et qu’il va nous brûler. Alors pour nous protéger on nous met un produit mais j’ai oublié le nom. A chaque fois qu’on me fait la piqûre je pense à toi tu sais. Parce que je me dis que la piqûre serait bien aussi pour ta peau. Je vais redemander le nom du médicament pour toi. Attends je vais écrire la question que je vais poser à ma surveillante.

— Non, ce n’est pas la …

Je n’ai pas le temps de terminer ma phrase, elle se penche déjà pour écrire sur le support devant lequel on l’a assise. Je ne vois plus qu’une infime partie de sa chevelure. Je la laisse finir. Cela fait longtemps que je connais le nom de la saloperie qu’on lui injecte, Melanotan. Les toubibs du conso me l’ont proposé à plusieurs reprises. Sauf que dans mon cas cela ne servirait à rien. Et puis d’ailleurs je préfère rester un cul-plat.

SI TU NE LE FAIS PAS POUR TOI, FAIS-LE AU MOINS POUR LES AUTRES !

La tête penchée de ma sœur, libère mon champs de vison. Le décor de la pièce m’apparaît. Natacha n’est plus dans son centre d’insertion, l’endroit est très différent. C’est une petite chambre sobre pour ne pas dire spartiate, un lit, une petite armoire en plexiglas et un bureau. Sur le mur derrière elle, la devise du Consortium s’étale de manière obscène : LOUÉES SOIENT LES DATA.

Elle doit se trouver dans une de ces nombreuses bases de lancement que SpecieZ a construites à proximité de l’équateur, sur un des Douze Territoires. Elle peut être n’importe où : au large de Java, de la Papouasie Nouvelle-Guinée ou des Carolines. Même si j’opte davantage pour une des plateformes offshores que le Consortium a installées récemment aux Salomon. La liaison est très fluide.

Natacha se redresse. Elle cherche la caméra des yeux et lui sourit. Elle porte une combinaison blanche avec un écusson sur la poitrine. Une silhouette humanoïde pointant du doigt une sphère rouge est surmontée du slogan “Tous sur Mars”. Un designer de génie a su donner au A les allures d’une fusée. De là où je suis, cela aurait pu aussi bien être un suppositoire. Mais je suis un Renifleur, pas un graphiste renommé.

AUJOURD’HUI MARS, DEMAIN LES ÉTOILES

— Tu appelles depuis ta chambre ?

— Oui mais pas la vieille chambre car je suis plus en France. C’est la nouvelle chambre qu’on a eu quand on est arrivé ici. Ils appellent ça la base de lancement. On est près des fusées qui vont nous conduire sur Mars. C’est chouette parce qu’on passe des belles journées. Tous les matins on peut danser ou jouer de la musique. Il n’y a que l’après-midi où il faut qu’on travaille.

— Tu travailles toi maintenant ?

Elle éclate de rire en agitant ses bras comme pour s’envoler.

— Arrête de te moquer. Oui je travaille parce qu’on nous a dit que sur Mars on allait travailler. Le plus dur c’est d’apprendre l’Évangile selon l’Algorithme. On est dans une grande salle où on doit réciter tous ensemble nos prières. C’est dur. Moi j’y arrive pas. Mais ils sont gentils parce qu’ils me crient pas dessus. On nous a dit qu’on devait le connaître par cœur. Parce que c’était important. Parce que une fois sur Mars ce serait la révérence.

— La référence !

— Quoi ?

— On ne dit pas révérence petite sœur, on dit référence.

UN PETIT PAS POUR TOI, UN GRAND PAS POUR LA TRANSHUMANITE !

— D’accord, la référence. Après on fait des choses moins dures. On va ramasser des légumes dans des serres et puis on les ramène dans des maisons en forme d’œufs. Ce qui est difficile c’est qu’on doit porter des combinaisons où il fait chaud à cause du soleil dehors. Il y a la mer tout autour de nous mais on n’a pas le droit de se baigner. On nous a dit que sur Mars ce serait pareil sauf qu’il y aura pas la mer. C’est drôle parce que je pensais qu’il faisait froid sur Mars. Hier on a sauvé un surveillant avec Richard, Juliette et Marco. Il est tombé dans les pommes dehors. On l’a porté pour le ramener ici. Heureusement il s’est réveillé tout seul le surveillant quand on est arrivé. Après le soir on a vu des docteurs parce qu’ils font attention à notre cœur à cause des tuyaux trop petits. Ils vérifient que les petites bêtes travaillent bien.

- Des petites bêtes ?

- Oui, quand on est arrivé on nous a fait avaler des petites bêtes invisibles dans des gélules. C’est pour qu’elles nous soignent et pour qu’on soit en bonne santé sur Mars, parce que là-haut il n’y aura plus les docteurs. Richard et Marco disent que c’est pas des bêtes mais des toutes petites machines comme des robots. C’est leur surveillant qui leur a dit.

- Ce sont tes nouveaux amis ?

- Hein ! Qui ça ?

- Richard, Juliette et…

- Marco. Oui ce sont des improductifs comme moi. Sauf que eux ils ont pas eu d’accident de voiture. Ils ont pas des séquêmes comme moi. Eux ils ont une maladie mais je sais plus le nom.

- Des séquelles.

- Quoi ?

- On ne dit pas séquêmes, on dit séquelles.

IMPROD TA VIE TE LASSE, N’HÉSITE PAS ENVOLE-TOI POUR MARS !

- D’accord des séquelles. On est tous dans le même bâtiment et on va être ensemble sur Mars. On nous dit qu’on pourra se marier sur Mars si on veut et même avoir des enfants. Mais moi je ne suis pas sûre, même si Marco il m’a déjà demandé.

Elle détourne le regard de la caméra sans cesser de sourire. Elle doit être en train de rougir mais j’ai du mal à voir.

- On sera aussi ensemble dans la fusée. On l’a visité tu sais, reprit-elle.

- Quoi ?

- La fusée. On a visité la fusée. Elle est très grande. On sera mille dedans. On sera dans des boîtes avec plein de tubes. J’ai vu ma boîte où je vais dormir. Ce serait bien si tu pouvais venir avec moi Wally.

- Oui je sais ma grande mais j’habite très loin.

- C’est vrai de l’autre côté de la Terre. C’est là où j’habitais aussi avant. Wally je pense tous les jours à toi et puis à maman et à papa. Vous me manquez beaucoup. Je me suis habitué à ce que papa et maman soient plus là mais bientôt toi aussi tu seras plus là et je sais que je vais être très triste.

Des larmes commencent à couler le long de ses joues.

- Ne pleure pas ma grande s’il te plaît. Tu vas me faire pleurer.

Elle renifle.

UN COLON C’EST BIEN, UN MILLION C’EST MIEUX !

“Je me souviens bien de l’accident Wally. Tu sais souvent je revois les images. Je me souviens même de toi et papa en train de vous disputer parce que tu voulais pas croire ce qu’il racontait. Il avait beau dire que c’était important mais toi tu t’en foutais. Tu disais que c’était que des conneries !”

Elle esquisse un sourire gêné en essuyant du revers de sa manche les larmes sur ses joues. Ses yeux sont moins embués. Je ne sais pas quoi répondre. Elle reprend de plus belle.

“ C’est pas beau le mot que je viens de dire. Tu sais, je me souviens de tout. C’est drôle parce que d’habitude je me souviens pas. C’est pour ça que j’arrive pas à réciter l’Evangile. Quand je parle de ça au docteur, il me dit que c’est un traumatisse. Qu’il y a quelque chose dans ma tête qui fait que je me rappelle bien de l’accident. Alors je me dis que c’est dommage que j’ai pas un traumatisse pour tout.”

De nouvelles larmes se mettent à couler.

Elle a toujours eu plus de souvenirs de l’accident. Pour moi c’est le trou noir. Même si ces derniers jours il m’arrive d’avoir quelques réminiscences. Certains souvenirs resurgissent de l’abyme où le traumatisme les a envoyés. Tout aussi bizarrement, j’ai remarqué que mes pertes de mémoire permettent à des pans oubliés de ma vie de refaire surface. C’est comme si mon cerveau fonctionne comme un nanoS ayant besoin de place pour imprimer de nouvelles Datas. Visiblement, quelque chose a fait de la place.

IMPROD SUR LA PLANETE BLEUE, PROD SUR LA PLANETE ROUGE !

- Wally tu m’entends ?

Inquiète de mon silence, Natacha balaye l’écran des yeux de gauche à droite tout en sanglotant. Je ne sais pas comment la consoler alors je lui mens.

- Ma grande ne pleure pas, je prends le prochain vol pour venir te voir.

- C’est vrai tu vas venir me voir. Avant que je parte ?

- Non je ne peux pas. J’ai trop de travail. Mais je viendrai te voir sur Mars quand tu seras installée.

Elle applaudit mon mensonge.

- Super ! J’ai hâte Wally. Je t’accueillerai dans ma maison.

- Avec ton futur mari et un bébé j’espère, un petit martien.

- Arrête de dire des bêtises.

Cette fois-ci je peux voir qu’elle rougit. Ses joues ressemblent à deux prunes bien mûres.

Depuis que je suis gamin, il y des choses que je sais sans savoir d’où ça vient. J’anticipe des actions, je devine des intentions, je perçois les faux-semblants, j’identifie les émotions feintes, je ressens. Il y en d’autres comme moi. Nous sommes des Renifleurs. Certains prétendent que nous avons un don, d’autres que nous sommes des mutants. C’est drôle quand on y pense. Me concernant, je préfère parler de prédisposition à interagir avec mon environnement différemment, une autre manière d’observer, d’écouter, de ressentir. Pour moi, cela n’a rien à voir avec l’intelligence, c’est juste de l’instinct. Ces derniers temps il mouline à plein régime.

J’ai du mal à imaginer la future vie de ma sœur sur une planète à deux cent millions de kilomètres de la Terre. J’ai du mal à l’imaginer car j’ai du mal à y croire. L’humanité ne possède pas encore la capacité technologique pour le faire. N’en déplaise à Nels Kumo, à Erika Vyltmöss, aux ingénieurs quantiques et toute la clique du Conso. La Singularité tant vantée a ses limites. Qu’il s’agisse d’implants cybers et d’intrication quantique je suis d’accord. Je le vois tous les jours. Mais transporter un million de personnes à des millions de kilomètres, les poser sans encombre sur une planète hostile pour y installer une colonie de peuplement viable devient une toute autre histoire. Et mener tout cela avec des Gris qui plus est, on croît rêver. C’est du vent, de la propagande pour endormir les masses. Depuis peu, j’y vois un projet plus conforme à la direction prise par les chinois et SpecieZ ces dernières années. Une transHumanité eugénique où les diminués ne pourraient avoir leur place. L’horrible goût de métal rouillé qui agresse ma langue me le confirme encore. “Tous sur Mars” n’est rien de plus qu’un programme d’éradication des improDs.

Je voudrais le dire à ma sœur, le lui hurler. Je souhaiterais lui transmettre ma confiance et lui crier ma certitude. Lui faire ressentir ce que je ressens depuis peu, cet espoir que les choses peuvent changer. Qu’il est possible d’arrêter cette horrible mascarade. J’aimerais la rassurer et lui promettre que je vais trouver le moyen de la sauver. Sauf que je n’y arrive pas, car je ne sais toujours pas comment faire !

Derrière elle, sa surveillante rentre dans la chambre. Elle semble mastiquer un truc impossible à avaler.

- Ma grande je vais devoir te laisser. Je t’aime fort.

- Plus fort que le vent quand il souffle ?

- Plus fort encore !

- Plus fort que le soleil quand il brille ?

- Plus fort encore !

- Moi aussi je t’aime Wally. J’espère te voir sur Mars très bientôt.

- Très bientôt.

Je lui envoie un baiser.

Je vais te sortir de là ma grande, je te le promets.

Elle me sourit et fixe la caméra avec une telle intensité que j’ai l’impression que c’est mes yeux qu’elle regarde vraiment. “Loués soient les Data”, conclut-elle. Mais je ne réponds rien. Déjà la communication est rompue. Mon écran redevient noir. Je ne rends pas grâce aux Consortiums. Je viens d’atteindre mon quota intimité. Déjà. Soixante minutes de déconnexion envolées. Bon retour dans le réseau. TransHumanité me voilà. Sacré Tom. Aussi précis qu’un coucou suisse. Il se reconnecte comme convenu. Il est 01:04:00.

Je ferme les yeux. J’essaye de contrôler ma colère. J’essaye de contenir mes larmes. J’essaye de réprimer ma culpabilité et ma honte. Tout un tas de souvenirs remontent brutalement à la surface, comme autant de vestiges d’un naufrage oublié.

Je revois le visage ensanglanté de ma sœur à l’arrière de la voiture. Sa tête repose sur l’épaule de notre mère mourante. C’est la dernière image que j’ai de l’accident, après ma perte de connaissance. Je le sais parce qu’Angelo me l’a dit. Je me réveille dans un hôpital dernier cri du Consortium. “”Un truc à la pointe de la pointe” me dit Angelo, plus tard. Il est là quand je reprends connaissance, presque deux mois après l’accident. Le coma a été très lourd, mais j’ai eu plus de chance que Natacha d’après lui. Son coma provoqué par l’accident, très lourd aussi, a provoqué des lésions irréversibles dans de nombreuses zones de son cortex. Les nanoChir ont su réparer son visage en charpie, ses membres morcelés mais pas son cerveau. Les dégâts étaient trop profonds. Natacha disposerait désormais de capacités cérébrales encore plus réduites, avec des difficultés de gestion émotionnelle et de grandes difficultés pour s’exprimer. Elle ne penserait plus comme avant. Elle serait désormais réduite au niveau d’une “idiote congénitale”. Angelo ne trouve pas d’autres mots que ceux-là : “idiote congénitale”. Angelo m’apprend que nos parents sont morts dans l’accident. Ils n’ont pas soufferts. Personne n’en sait rien, c’est juste une formule. Une phrase qu’on prononce pour rassurer ou soulager la douleur. Plus tard il m’annonce que Natacha a été placée dans un institut spécialisé, et que le Consortium prend tout en charge. Pendant mon coma j’ai intégré le SEC. Angelo m’a recommandé. Normal, “nous sommes amis”, a ce qu’il dit, parce qu’avec le coma, cela ne me dit rien. Mon intégration permet de prendre en charge Natacha. Il m’assure que je ferai un très bon Renifleur. C’est là, couché dans mon lit d’hôpital, la tête enturbannée par des bandelettes antiseptiques et cicatrisantes, que j’ai entendu pour la première fois la voix de mon servCom. On m’a mis un truc dans le crâne.

Tout le monde le sait, il existe un monde, pour ne pas dire une galaxie entre la théorie et la pratique. La théorie n’est qu’un exercice intellectuel, froid, sans éclaboussures. Un combat à distance. La pratique c’est un corps à corps. Ça vous frappe à la vitesse maximale d’un bolide. Ça vous lamine les certitudes, ça vous explose les principes, ça vous comprime les sentiments, ça vous flingue votre instinct et tout le reste. La pratique c’est la réalité qui vous écrabouille, comme la botte qui rencontre une merde sur un trottoir.

A cet instant précis, ma réalité ce sont mes souvenirs qui émergent et les propos d’Elvis qui me reviennent en pleine gueule. Encore une fois, il a vu juste. Il aurait fait un excellent Renifleur. Il ne s’est pas trompé quand il m’a annoncé que la prise de conscience de l’implant dans mon crâne pouvait se manifester de manière soudaine. En revanche, il a largement sous-estimé la brutalité des douleurs et des délires que cela occasionnerait. C’est bien pire que cela.

J’entends le nanoprocesseur quantique se réactiver dans mon cerveau. Un sifflement désagréable qui ressemble à celui d’une fraise dentaire. Mes mâchoires frissonnent comme une paire de gongs cabossés puis la vibration irradie dans chaque os de mon squelette. Mon cerveau implose. Toutes les circonvolutions de ma matière grise s’enflamment. Le feu cours jusqu’à la surface de mes yeux, traverse mes tympans et rampe le long de ma colonne vertébrale. Mes nerfs, mes veines, mes organes, mes os, ma chair, ma peau, flambent. Je ressens chaque atome de mon être. J’entends battre mon cœur, le flux et le reflux de mon sang.

Je me vois alors, assis dans le canapé, penché en avant, les mains enserrant mon crâne. Je réintègre mon corps incandescent. Mes pensées filent à une vitesse prodigieuse, plus vite que la pensée même. Les mots, les concepts, les images se mêlent en un maelström tournoyant devenu inarrêtable. Le barrage de la raison a-t-il cédé ? Suis-je en train de devenir fou ?

Les choses se calment, et pour un temps je crois aller mieux, et puis surviennent les hallucinations. Le problème avec les hallus c’est qu’elles ne préviennent pas, elles viennent comme ça, à l’improviste. Comme une vieille tante qui débarque sans être invitée, pour venir vous hurler des confidences que vous ne souhaitez pas entendre. Une vieille tante qui s’incruste et qui ne veut plus partir.

Au début je tombe. A moins que ce ne soit plutôt l’inverse, je décolle. Je finis par être en apesanteur. Je flotte au milieu d’un gigantesque quadrillage lumineux en trois dimensions. Une toile d’araignée monumentale à la symétrie parfaite. Une forêt d’abscisses et d’ordonnées qui s’entrecroisent avec une régularité parfaite. Des flots incessants de caractères défilent le long des droites infinies à des vitesses prodigieuses, pareils à des influx nerveux. Les chiffres et les lettres multicolores me percutent et me traversent sans s’arrêter. Mais je ne ressens rien et je me laisse envelopper par ce placenta numérique.

Soudain, tout disparaît et je tombe. Cette fois c’est une certitude. J’atterris mollement sur un sol inconnu. Natacha avance vers moi. Je reconnais sans peine sa démarche, et sa frêle silhouette qui se dessine très nettement sur le ciel gris pâle noyé de poussières rougeâtres. Ses pas sautillants impriment de faibles empreintes dans le sol ocre jonché de rocaille. Sa combinaison spatiale, floquée du logo du Conso, est recouverte de sang. Un silence assourdissant nous recouvre comme une couverture trop lourde et trop chaude. Arrivée devant moi, elle tend les bras pour m’étreindre. Je soulève la visière anti-radiations dorée de son casque.

A l’intérieur, une tête d’homme écorchée affiche un sourire lugubre. L’homme n’a pas de visage et son épaisse chevelure brune s’agite comme les tentacules d’une anémone de mer. Ses énormes yeux globuleux me fixent sans ciller. Je reconnais le regard de mon père. Tous ses muscles décharnés s’agitent en une macabre chorégraphie lorsqu’il me parle. “Mon fils, quand apprendras-tu à voir au-delà des apparences ?” Les contractions des muscles faciaux indiquent sa volonté de cligner des paupières. Prenant conscience de leur absence, il hurle et son visage explose. Je tombe à la renverse et le reflet devant moi disparaît en suivant une trajectoire inverse.

Le ciel est devenu bleu, limpide et sans nuages. Le bruissement du vent dans les arbres accompagne le chant d’une multitude d’oiseaux. Une voix m’encourage à me relever. “Debout bébé rose !”. Quelqu’un me tend la main. C’est une main froide. C’est une main morte au bout d’un bras arraché. Angelo se sert de son membre amputé comme d’une pince à déchet. Il éclate de rire. “Ah ah ah ah ! Fidèle comme un chien Renifleur ! Ah ah ah ah ! Fidèle comme un chien Renifleur ! Ah ah ah ah ! Fidèle comme un chien Renifleur !”. Mon visage est noyé sous ses postillons. Je le frappe.

Le visage d’Erika Vylmoss remplace celui d’Angelo. Elle me sourit et m’enlace. Elle embrasse une de mes joues, puis me mordille l’oreille. Elle me sert si fort que je peine à respirer. J’étouffe. Elle me broie. Je m’abandonne à son étreinte. Sa langue remonte vers mon oreille et glisse à l’intérieur du conduit auditif. Elle traverse mon tympan pour s’enrouler autour du nerf auditif. L’ensemble se met à vibrer. J’entends une voix.

“Alorrrs Monsieur Sirrrce. Avez-vous apprrris à voirrr au-delà des apparrrences ? Avez-vous enfin comprrris ce que votrrre pèrrre essayait de vous fairrre comprrrendrrre ? ” Je parviens à me dégager de l’étreinte du succube. Je tombe à la renverse tandis que la Lena Dwarcolovna me scanne à l’aide de sa neuroCam. Zoom. Dézoom. Zoom. Dézoom. Zoom. Elle se penche pour m’aider à me relever. Je frappe sa main tendue et parvenant à me remettre sur pieds, je m’enfuis.

Je cours dans les rues désertes d’Oumane. Les lampadaires biolum sont éteints mais je vois comme en plein jour. Devant moi une silhouette cavale pour semer le diable. Elle tombe au pied d’une tour gigantesque aux allures de suppositoire. Une très légère odeur d’ammoniaque se diffuse de l’éjecteur de mon fusil. Je me redresse en engageant une nouvelle munition dans la chambre de combustion. L’homme, couché face contre terre, a une partie de la tête arrachée. La balle lui a emporté l’amplificaTeur qui recouvrait son crâne chauve. L’appareil gît à deux pas comme une boîte de conserve abandonnée. Je retourne le macchabée. L’homme me sourit. Il a mon visage.

Une lumière aveuglante poignarde mes rétines. Allongé nu sur une table métallique, je fixe le plafond d’une salle d’un blanc immaculé. Avec une minutie toute mécanique, un chirCom me triture la cervelle, devenue jungle de composants électroniques sanguinolents. Ses nano-pinces coupent, cisaillent et rebranchent l’entrelacs de fils qui débordent de ma boîte crânienne. Il semble dépassé tandis que les câbles se multiplient et s’amoncellent d’une manière incontrôlable. Une voix très haut perchée résonne. Le Farma ordonne qu’on m’administre encore plus de drogue.

Une nouvelle voix scande dans ma tête, si proche, si familière. Je reconnais Tom. Il est encore là. Il a toujours été là. Il insiste. “Monsieur ! Quelqu’un vous appelle Monsieur !” Je regarde autour de moi. Je reconnais l’endroit, mon appartement, mon salon, mon canapé.

Mon strappho vibre. Tom a raison. Quelqu’un m’appelle. Je ne réponds pas. Je ne parviens pas à penser. J’aimerais d’abord comprendre. Mais je suis sonné et trop fatigué pour le faire. Mes oreilles bourdonnent. Je me lève.

Il faut que je dorme. Ça ira mieux après. Où est mon lit ?

Sans que j’aie à lui demander, Tom transforme illico la pièce en mode nuit.

Whaou ! Quelle efficacité ! Au meilleur moment. Merci Tom.

[A votre service Monsieur.]

La phrase vient s’afficher là, quelque part, dans mon cerveau. J’ai eu aussi l’impression de l’entendre. Une pensée envoyée directement par Tom on dirait. Mon servCom est donc bien fiché dans mon crâne. Me voilà devenu un putain de monstre câblé jusqu’à la moelle.

Non ! Pas maintenant ! Demain, mais pas maintenant. Je dois dormir.

[Bonne nuit Monsieur.]

Je dégobille avant de dégouliner sur mon lit, comme un morceau de guimauve resté trop longtemps au soleil. Choqué et ivre de fatigue, je m’endors aussitôt, sans être incommodé par l’infecte odeur du contenu de mon estomac répandu sur la table de chevet.

Durant la nuit, d’autres souvenirs reviennent. Des souvenirs plus anciens et que je croyais disparus à jamais. Des souvenirs emplis de spectres portant l’affreux parfum de la mort.

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