Partie VII

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Ce fut Violys, l’aînée de Laëtine, qui toqua la première à la porte de la suite parentale. La jeune fille était très grande et mince, et, n’étant pas encore adulte, elle risquait de grandir davantage encore. Elle avait les yeux d’un bleu très foncé, et ses cheveux noirs très bouclés lui tombaient sur les épaules. Tels des bijoux venant sublimer son visage angélique, trois grains de beauté bien alignés décoraient sa tempe gauche. C’était une très belle jeune fille, et Anna-Élisa se sentit très vite apaisée par sa chaleureuse présence.

— Bonjour ma dame. Ma mère vous a préparé une soupe assaisonnée comme elle sait bien le faire.

Elle la lui apporta, installant un plateau de bois à côté d’elle, sur lequel reposait un bol de faïence grise contenant un liquide rouge vif. La maîtresse de maison goûta au breuvage, reconnaissant un parfum de tomate et de sauge. Celui-ci était en effet très goûteux. Elle s’efforça de sourire à la jeune fille qui s’était assise à côté d’elle, espérant qu’il n’était pas trop inquiétant, vu son apparence maladive.

— C’est délicieux. Merci Violys. Je suis navrée de vous faire déplacer ici, ta famille et toi.

— Au contraire, ma dame. Votre manoir est splendide, et bien plus grand que notre maison au village.

— Sentez-vous libres d’investir les chambres d’invités.

Elle se pencha, malgré une douleur au dos qu’elle parvint à dissimuler à son interlocutrice.

— La chambre bleue du fond est la plus belle. Il y a la plus belle vue sur le jardin, et on y entend bien les oiseaux chanter le matin.

Violys souffla un rire.

— J’y déplacerai mon paquetage tout à l’heure.

La jeune fille profita du fait qu’Anna-Élisa mangeait pour se munir un chiffon et épousseter les quelques surfaces de la pièce. Tables de chevet, coiffeuse, cheminée, ainsi que les petites sculptures qui les décoraient retrouvèrent leur teinte d’origine, apportant un peu de couleur à la pièce pour quelques jours.

— Comment va la vie dans le village ? Avec ma toux, je crains de ne pas pouvoir finir les plans du manoir à temps, et de devoir demander aux charpentiers de repousser les travaux.

— Ne vous inquiétez pas pour eux, ma dame. Ils ont de quoi faire, dernièrement. Plusieurs maisons ont dû prendre l’eau, car leur bois noircit et se tord.

Violys passa un coup de chiffon sur l’ossature des fenêtres.

— Du reste, la vie au village est toujours la même et terriblement ennuyeuse.

— Tu n’aimes pas y vivre ? Travailler avec ta mère dans cette si belle boutique de fleurs ?

La jeune fille retira le plateau du lit, une fois que la maîtresse de maison eut terminé son repas.

— J’aime m’occuper des fleurs, il est vrai, mais… J’aimerais partir. Je veux découvrir le monde, et peut-être m’installer à la capitale. Je pourrai faire pousser des fleurs, là-bas.

Pensive, elle commença à frotter la table de chevet à la droite d’Anna-Élisa. Par inadvertance, elle poussa le livre de mélodies à la couverture bleue qui reposait près du bord. L’ouvrage tangua, et bascula lentement. La dame, bien qu’épuisée, fut saisie d’une brusque vague d’énergie. Elle ne voulait pas que le cadeau de son mari, qui de plus occupait ses journées, soit abîmé par la chute. En lâchant un cri, elle se projeta presque violemment vers le livre, le rattrapant au vol, et faisant faire un bond en arrière à la jeune fille.

— Je suis infiniment désolée, ma dame.

Anna-Élisa, tout en se remettant de ses soudaines émotions, caressa du bout des doigts la couverture chaude et glissante de cuir bleu. Elle fixa le regard de Violys et lui sourit péniblement, gagnée d’un coup par la fatigue.

— Ce n’est rien, mon enfant. J’ai eu peur que ce livre ne soit abîmé. C’est un présent de mon époux, cédé par l’empereur lui-même, vous savez.

Très vite, Violys prit congé pour laisser la dame tenter de reprendre des forces. Mais celle-ci, plutôt que de se reposer, entama une nouvelle partie de son ouvrage de mélodies, sobrement nommé Passions.

Elle ne sut pas à quel moment précis elle s’endormit, mais elle s’extirpa de son sommeil dans un sursaut, alors que le soleil finissait de se coucher. Il n’avait cessé de pleuvoir, et le clapotis des gouttes la berçait déjà, rendant ses paupières lourdes. Mais elle chassa du mieux qu’elle put la fatigue, luttant pour ne pas fermer les yeux, lorsqu’elle vit la porte s’ouvrir. Son cœur se mit à battre la chamade. D’habitude, cette porte grinçait, et chaque fois elle regrettait de ne pas avoir demandé à Algarias de s’en occuper. Mais cette fois, elle ne fit pas le moindre bruit, comme si elle glissait sur un drap de velours. À tout instant, Anna-Élisa s’attendait à voir une main noire, squelettique et aux ongles trop longs s’accrocher au pan de la porte. La créature, elle en était persuadée, l’avait trouvée. Elle était parvenue à grimper les marches de l’escalier, à trouver la suite parentale parmi les nombreuses pièces du manoir. De terreur, Anna-Élisa se tétanisa.

Une silhouette vêtue de gris passa par l’encadrement de bois verni. Laëtine avait les bras chargés, et pourtant était parfaitement discrète, faisant moins de bruit qu’un fantôme. Elle commença par poser un vase rempli de fleurs blanches sur la cheminée, avant de se débarrasser de draps et linges propres sur une chaise dans le coin de la pièce. La maîtresse de maison reconnut très vite la variété des boutons semblables à des lantanas. Celles-ci étaient déjà particulièrement rares sur le continent, mais les Flocons de Rivel ne poussaient pas dans cette partie du monde, à l’exception de quelques rares jardins où ils avaient été implantés et où l’arbuste qui les faisait bourgeonner parvenait à survivre avec peine. À l’état sauvage, il y en avait dans les quelques verdoyantes vallées ceinturées par les montagnes de Rivel, sur le continent loin à l’est. Ici, il y en avait au Conclave des sorcières, sans aucun doute. Il y en aurait sans aucun doute dans les grands jardins du palais de l’empereur, tant ces fleurs agglutinées en demi-sphères, aux pétales blancs à l’extrémité cerclée d’un orange presque doré, étaient prisées. Et il y en avait aussi un plant dans le jardin d’Anna-Élisa, autour du muret de pierre noire.

Laëtine se retourna, et, apercevant la maîtresse de maison totalement immobile l’observer, pressa sa main contre son cœur.

— Anna, vous m’avez fait peur !

— Mon teint est-il si terrible ?

La voix de la malade était chevrotante, affaiblie. Elle devait avoir fait une crise pendant qu’elle dormait, et ne s’en était même pas rendu compte. Du moins, après vérification, elle n’avait pas de sang aux commissures des lèvres. Elle s’essaya tout de même à lâcher un petit rire qui ressembla davantage à un souffle saccadé.

— Pas du tout, je vous pensais simplement endormie. Je vous ai amené votre teinture, que le guérisseur a apportée tout à l’heure.

Laëtine, comme ses filles, avait des cheveux noirs, quoique désormais constellés de lignes grises. Elle coinça une mèche qui s’était échappée de son chignon autour de son oreille, et déposa la fiole au liquide transparent à côté de son amie. Elle suivit le regard de cette dernière, toujours dirigé vers le vase sur la cheminée.

— Je me suis permis de vous faire un bouquet avant que ces Flocons ne fanent. Je me suis dit que, puisque vous ne pouviez aller dans votre jardin pour le moment, j’allais faire venir le jardin à vous.

— Je n’avais jamais osé couper les fleurs de mon arbuste, de peur que celui-ci ne bourgeonne plus. Ils sont si difficiles à garder en bonne santé !

— Ne vous inquiétez pas pour ça. Il y avait déjà des boutons sur de jeunes tiges. Et je vous rappelle qu’après tout, j’en ai fait mon métier.

La dame au chignon sourit en coin.

— Leur parfum devrait vous apporter un peu de fraîcheur, et, je l’espère, vous faire du bien.

Anna-Élisa, pour le moment, ne sentait rien du tout, si ce n’est cette odeur de maladie, qu’elle savait ne pas être réelle mais qu’elle avait l’impression d’embaumer. Si elle était faible, elle ne voulait pas pour autant se négliger, et faisait usage de la petite salle d’eau adjacente tous les jours. Laëtine se dirigeait déjà vers la sortie.

— Le repas est sur le feu. Je voulais vous préparer quelque chose d’un peu plus consistant pour vous revigorer.

Elle lui tourna le dos, et se souvenant de quelque chose, fit volte-face, l’index levé.

— Je serai absente demain. Je vais fleurir comme chaque jeudi la tombe de mon mari, de l’autre côté de la vallée. Mais ma fille sera là pour veiller sur vous.

La maîtresse de maison jeta une nouvelle fois un œil au vase débordant de pétales blanches et songea que sa tombe aussi était fleurie. Elle revint à Laëtine, et lui offrit un sourire sincère qui découvrit toutes ses dents.

— Merci de vous occuper de moi. Je ne saurais comment vous rendre la pareille.

— Contentez-vous de vite guérir, Anna.

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