14. L'allié inattendu

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Alken

Joy a décidé de rentrer chez elle dès ce soir. Elle veut en effet retrouver ses marques et reprendre un peu de distance avant la reprise des cours demain. J’ai essayé de l’en dissuader mais elle est restée inflexible. Et je crois qu’elle veut passer un peu de temps avec Théo aussi. L’excuse du comptable ne tient pas face à la demande de son colocataire qu’elle ne l’abandonne pas totalement. Alors, j’ai cédé. Mais la voir là, avec son sac, prête à partir, j’ai du mal à faire comme si c’était normal. J’ai une peur un peu irrationnelle en moi de la voir s’éloigner et ne jamais revenir. Je ne peux m’empêcher de me demander si elle ne va pas croiser un jeune qui saura lui plaire plus que moi. Ou si elle ne va pas se rendre compte que je ne suis pas forcément aussi séduisant que ça. Bref, j’ai le cœur tout serré alors que je la presse contre moi, refusant de la laisser sortir de mon appartement.

— Je t’aime Joy. Vivement demain qu’on se voie à l’ESD. Et demain soir, tu viens à la maison ?

— Dis-donc, Monsieur O’Brien, je crois que tu deviens un peu trop accro, rit-elle en m’embrassant sur la joue. Je te tiens au courant, il faut que je vois avec Roan quand il a besoin de moi, aussi.

— Ah oui, ton travail, j’avais oublié. Si tu es au Nouveau Départ, je sais où je vais passer ma soirée, moi, au moins. C’est là que Smith passe son temps, non ?

— Je t’offrirai un verre de temps en temps, mais il ne faudra pas le dire au patron ! Peut-être que tu tiendras le choc jusqu’à la fermeture, et on pourra rentrer chez toi après.

— A demain, Joy, conclus-je en l’accompagnant jusqu’à la porte. Je t’aime.

Je me fais violence pour ne pas continuer à la coller et lui montrer à quel point je suis accro, même si je le suis, c’est indéniable. Elle me sourit et me dit qu’elle aussi m’aime avant de m’embrasser une dernière fois et de sortir, laissant derrière elle l’odeur de son parfum et une grande impression de vide et de manque. Quand je me retourne, je tombe sur le regard de Kenzo, mi-amusé, mi-moqueur.

— Quoi ? Tu n’as jamais vu des amoureux qui se disent au revoir ? lui demandé-je.

— Si, si, ricane-t-il. Mais je ne te pensais pas aussi fleur bleue, P’pa. T’as l’air au bout de ta vie, là.

Fleur bleue ? Moi ? Je ne pensais pas l’être non plus. En tous cas, c’est vrai qu’avec Elizabeth, je ne l’étais plus du tout sur la fin. Mais je pense que la jolie brune y est pour beaucoup aussi. Avec elle, j’ai l’impression que notre relation est une évidence et qu’une séparation, même courte, est une mauvaise nouvelle.

— J’ai juste jamais envie qu’elle s’éloigne de moi. Tu vois, à chaque fois, j’ai l’impression que le rêve va prendre fin et que je vais me réveiller, seul dans mon lit. Enfin, excuse-moi, ça doit te faire bizarre de parler ainsi d’une de tes amies qui couche avec ton père. Je ne devrais pas t’embêter avec mes états d’âme.

— Techniquement, je vais plus l’appeler Belle-maman que mon amie, maintenant, sourit-il en haussant les épaules. En tous cas, vu comme elle parle de son comptable, je ne pense pas que tu aies à te faire de souci, Papa.

— Oui, c’est ça le problème. Son comptable est parfait, moi, je suis son prof, le père d’un de ses amis, c’est pas la même chose.

Je m’installe près de lui dans le canapé et attrape un magazine que je n’ouvre même pas. Je ne sais pas si je peux vraiment discuter de mes états d’âme avec mon fils ou pas. La situation n’est vraiment pas simple.

— A moins que tu aies un trouble dissociatif de l’identité, je crois que le comptable, c’est toi. Et crois-moi, elle a su dire que son comptable était un gros con lorsqu’il l’a été.

— Non ? Elle a dit que j’ai été con ? Pourtant, j’ai toujours essayé de faire au mieux pour qu’elle soit heureuse, tu sais ?

— Ben vu sa tronche avant de partir à Cuba, t’as un peu foiré, P’pa, grimace Kenzo. Je sais pas ce qu’il s’est passé, mais elle n’était pas heureuse, ça c’est sûr.

— Avec l’histoire de Markus, j’ai eu peur, Kenzo. Mais pas une petite peur, hein ? Une vraie angoisse dont je n’arrivais pas à me défaire. Complètement irrationnelle, si tu savais. J’avais même peur qu’elle en vienne à me dénoncer à l’administration de l’école. Et donc, j’ai essayé de couper les ponts. Tu imagines la torture que c’était ?

— Joy ne ferait jamais ça, P’pa. Faut que tu te détendes. Markus a peut-être violé une fille, tu te rends compte ? C’est pas du tout la même situation !

— Oui, je sais. Mais quand je te dis que je ne pouvais rien y faire… Et puis, ça aurait été plus facile que tout s’arrête. Là, je suis content que tu le prennes si bien, Kenzo. Ça fait déjà une difficulté de moins à gérer. Mais on prend des risques, quand même. Si l’école l’apprend, je serai viré immédiatement et pas sûr que Joy puisse rester non plus. Ce serait la catastrophe.

— Eh bien, il va falloir vous contenter de la maison et éventuellement de voyages à Cuba alors… Et éviter de faire des bêtises à l’ESD. Je peux te poser une question, P’pa ?

— Oui, bien sûr, dis-toujours fiston, j’essaierai de te répondre.

— Tu sais, à ton âge… Enfin, entre le divorce avec Maman, et le fait que tu aies la quarantaine, je me demandais si t’étais sûr de ce que tu ressens pour Joy. Tu sais, y en a qui achètent des décapotables, et d’autres qui se trouvent une petite jeune.

Je le regarde un instant et me demande comment lui dire les choses sans le blesser. Il a l’air plutôt open, mais comment va-t-il réagir quand je vais lui parler de sa mère ? C’est un sujet tellement sensible…

— Kenzo, tu sais que j’ai aimé ta mère ? Eh bien, avec Joy, c’est au moins cent fois plus intense, mille fois plus naturel. Avec elle, je ressens des choses que je n’ai jamais ressenties avec aucune autre femme. Avec elle, c’est comme si on se connaissait depuis plusieurs millénaires et qu’on s’était retrouvés. Ça doit te sembler complètement fou, ce que je dis…

— Un peu ouais… Mais si c’est comme ça que tu ressens les choses… J’allais te dire de ne pas lui faire de mal, mais finalement c’est peut-être elle que je devrais mettre en garde.

— Je ferais tout pour ne pas lui faire du mal, c’est sûr. J’ai l’impression d’être à nouveau un adolescent amoureux avec elle. Je n’en reviens pas de comment elle est belle… Et du fait qu’elle m’ait choisi. Attends, tu as vu comme tu es gaulé ? Pourquoi le père et pas le fils ? Tu vois ce que je veux dire ?

— Ouais, je crois que je vais me poser cette question pendant un moment aussi, rit-il. Elle aime peut-être les cheveux blancs, les rides et la petite pilule bleue, qui sait !

Il me fait mal avec ses mots sans même s’en rendre compte. Parce que je fais attention et je n’ai pas de cheveux blancs. Ou enfin, juste un peu, mais ça ne se voit pas. Et je n’ai pas de rides, quand même ! Quant à la pilule bleue, avec une femme comme Joy, aucun besoin.

— Tu n’as jamais rien tenté avec elle ? Tu sais que si tu avais été avec elle, je n’aurais rien essayé ?

— J’ai tenté, mais elle était obnubilée par son comptable, en fait.

— Oh mince, je suis désolé, Kenzo. Vraiment… Mais là, c’est trop tard. Je ne peux plus laisser ma place…

— Ça va, c’est rien, soupire-t-il. Je crois que j’aurais jamais été tranquille, de toute façon. Tous les mecs ou presque lui tournent autour. Enfin… Encore une fois, je t’assure que tu n’as pas à t’en faire, P’pa.

Je sais bien que tous les mecs normalement constitués lui tournent autour. Et c’est pour ça que c’est encore plus fou qu’elle soit avec moi et pas avec un autre.

— C’est cool que tu me comprennes comme ça, Kenzo. Tu sais, ça veut dire beaucoup pour moi. Et je n’ai jamais été aussi heureux, en tous cas. Mais assez parlé de moi. Tu en es où de tes amours, toi ? Ça fait longtemps que je ne t’ai pas vu avec une fille à la maison !

— Heu… Je… Je crois qu’on a assez parlé d’amour pour ce soir. Tu veux pas plutôt mater un film ?

— Tu sais que si tu as besoin de conseils, je suis là, Kenzo. Mais j’ai bien compris, tu veux que je te laisse tranquille. Tu finiras par rencontrer ta “Joy” de vivre, ne t’inquiète pas. Tu es aussi mignon que ton père et en plus jeune. Forcément, ça se terminera avec une jolie femme qui sera amoureuse de toi !

Je le vois lever les yeux au ciel et montrer la télé de manière ostentatoire.

— Prêt pour la rentrée, alors ? Tu crois que tu vas réussir tes exams qui arrivent bientôt ? demandé-je en reprenant mon rôle de père.

— J’espère bien. Il va falloir qu’on se remette dans le pro rapidement, soupire-t-il. Tu veux regarder quoi ?

In the Mood for Love ? demandé-je pour le provoquer alors qu’il fait la grimace.

— Ah non, pas encore un de tes films asiatiques où il ne se passe rien ! Il me faut un peu d’action. Je vais mettre Superman, ça te va ? Comme ça, pas besoin de beaucoup réfléchir et tu pourras oublier un peu ta chérie. Elle est peut être bandante, la danseuse, mais il n’y a pas que le cul dans la vie !

— Va pour ton film, mais on en reparlera, de mes films bizarres. C’est bien aussi quand les choses sont un peu différentes, je trouve.

Je vois Kenzo sourire à mes paroles et se caler dans le canapé contre moi en lançant le film. Cela m’a fait du bien de parler avec lui, d’échanger sur Joy. Je ne sais pas comment va se passer la rentrée demain à l’ESD et comment je vais résister à l’envie de prendre Joy dans mes bras, de l’embrasser, mais je sens qu’avec mon fils, j’ai un allié dans la place. Et ça fait du bien d’être soutenu comme ça. En me retrouvant avec Joy, je suis dans une relation qui ne sera pas acceptée par tous. Mais après cet échange, j’ai l’impression qu’on va pouvoir réussir à vivre quelque chose de beau. Que certains vont nous aider et ce sentiment n’a pas de prix.

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