55. Sans muraille, tout roule

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Joy

— Attends, tu es sérieuse, Joy ?

— Bien sûr que je le suis, enfin ! Tu crois que je plaisanterais à ce sujet ? Ton père m’a tout raconté.

— Mais elle est folle ?

— De lui, apparemment, soupiré-je. Et cinglée, oui. Tu fais suer avec ton rendez-vous chez le dentiste, j’ai aucune envie de les laisser seuls, on aurait pu se taper l’incruste tous les deux.

— Se taper l’incruste ? Et comment on aurait justifié ça ?

Je ne sais pas trop. J’y réfléchis depuis deux jours, appréhendant leur séance de ce soir. C’est la seule façon pour qu’ils ne soient pas en tête à tête, et je connais à peu près la chorégraphie puisqu’Alken nous fait bosser dessus en cours depuis le début de la semaine.

— Je vais le justifier, je me débrouillerai, marmonné-je en ouvrant mon sac pour me changer à nouveau.

— Attends, Joy, tu vas y aller ?

— Plutôt deux fois qu’une !

— T’as pas l’impression de faire une crise de jalousie, là ?

— Non, dis-je en le fusillant du regard. Il ne s’agit même pas de ça, je t’assure. Je la sens pas cette fille. Et puis, ton père galère avec elle. Donc… J’en sais rien.

J’hésite, honnêtement. Je ne suis pas persuadée que ce soit une bonne idée, parce que je ne sais pas si je vais pouvoir garder mon calme en sa présence. J’ai envie de l’étriper et elle ne mériterait pas mieux. J’ai envie de la calmer en lui disant qu’Alken et moi vivons ensemble et qu’elle peut rêver si elle pense lui mettre le grappin dessus. Franchement, devoir se planquer, c’est la merde. J’en ai marre.

— Je ne suis pas sûr que ce soit très judicieux, sincèrement.

— Je pourrais justifier ça comment, à ton avis ?

— Tu fais ta bonne élève et lui demandes, ingénument, de venir assister à l’entraînement pour voir ce que ça donne ? Tu as un pas que tu n’arrives pas à faire et tu veux apprendre de la meilleure ? Tu as envie de voir ses nichons ? se marre Kenzo.

— Apprendre de la meilleure ? Voir ses nichons ? T’as de l’humour, toi, soupiré-je en lui tournant le dos pour me changer au beau milieu du hall du bâtiment. Tu crois que j’abuse ? Je te jure que je ne fais pas ça par jalousie, Kenzo, mais si elle fait ça, jusqu’où elle peut aller, franchement ? Ton père ne veut pas aller voir Elise…

— Il faut bien détendre l’atmosphère, Joy… Mais ma première idée pourrait marcher, non ? Tu avoues que tu es curieuse et tu t’incrustes.

— Ouais… Bon, j’y vais. Qui vivra verra, dis-je en plantant un baiser sur sa joue. D’ailleurs, pas sûre qu’elle voie encore grand-chose d’ici peu, elle… Bon courage pour le dentiste, mon petit chou ! Belle-maman te fera de la soupe si besoin ce soir.

— Tant que ce n’est pas une bouillie de Charline, ça me va, ricane-t-il en sortant du bâtiment.

Je me retrouve seule avec mes hésitations, à quelques mètres de la salle où se trouvent Alken et son élève. J’ai bien senti, ce matin, qu’il s’inquiétait pour la répétition de ce soir. Alken n’est pas dans son assiette et ça m’ennuie. Alors après encore quelques secondes de doute, je profite que la musique se soit arrêtée pour frapper à la porte et entrer.

— Bonsoir, dis-je en jetant un œil pour observer la réaction de Charline qui fronce les sourcils. Désolée de vous déranger. Alken, je me demandais si je pouvais assister à votre entraînement ? Quelques pas qu’on a vus aujourd’hui me posent souci, je me disais que je pourrais profiter de vos répétitions pour les intégrer.

— Des pas te posent souci ? m’interroge mon amoureux avant de se reprendre. Bien sûr, Joy, avec plaisir. Installe-toi au bureau, tu auras un peu l’impression de prendre ma place, sourit-il.

— Merci beaucoup ! J’espère que ça ne te dérange pas, Charline ? dis-je en fermant la porte pour traverser la pièce et m’installer.

— Si Alken a dit oui, je ne peux pas m’opposer, se résigne-t-elle. Mais Alken, je te préviens, ça risque encore de ne pas m’aider à trouver le moyen de me libérer alors que tu me fais la gueule.

— Si ma présence gêne, je m’en vais, hein ? dis-je alors que je ne compte pas bouger de là. Mais bon, si une personne te déstabilise, ça risque de poser souci dans une salle comble et avec des caméras…

— Non, ta présence ne gêne pas, Joy. Reste, et tu as raison au fond. C’est bien d’habituer Charline au public.

J’acquiesce et lance la musique lorsqu’il me fait signe. Me voilà en assistante, surveillante, public, du duo. Au moins, cela empêchera la rousse d’être trop entreprenante avec mon amoureux et, j’espère, à Alken d’être plus serein.

La chorégraphie est vraiment sympa. Alken a assuré, c’est certain. Et Charline la maîtrise quasi à la perfection. Quand je la regarde, j’ai du mal à comprendre qu’elle puisse mettre en danger sa carrière en flirtant avec un prof qui la repousse. Elle risque de tout faire foirer pour un pari à la con ? Ou est-ce qu’elle s’est entichée de lui ? Toujours est-il que si la chorégraphie est maîtrisée, notre prof a raison quand il dit qu’au niveau interprétation, il y a encore du boulot. Je n’éprouve quasiment pas de jalousie à les voir enlacés, parce que même pour ça, j’ai l’impression de voir un mur dressé entre eux, et ça ne vient pas que de Charline, pour le coup. Alken est méfiant, et je pense que je le serais aussi à sa place.

— Pas mal, souris-je lorsque la musique s’arrête et alors qu’Alken me lance un regard interrogateur. Enfin, pour la technique au moins.

— Comment ça, la technique ? Si ça te plaît pas, tu n’es pas obligée de rester, me lance Charline, visiblement énervée.

— Je dis juste que ta technique est bonne, ne te vexe pas voyons, continué-je sur un ton sympathique. Y a juste du boulot sur l’interprétation, mais ça se travaille. Je pourrais te donner un coup de main, si tu veux. Si je peux aider...

— C’est gentil, Joy. C’est sûr que toi, côté interprétation, tu sais y faire. Peut-être que tu devrais y penser, Charline. Avec Joy, l’année dernière, on a remporté le concours de salsa en grande partie grâce à ça, je pense, renchérit Alken en faisant mine de ranger des dossiers sur le bureau alors que ses yeux sont plongés dans mon décolleté et qu’il tourne le dos à sa partenaire de danse.

— Oh, ris-je. On était bons quand même, la choré était sympa et on maîtrisait les pas, non ?

— Moi aussi, je maîtrise les pas, s’indigne Charline sans se rendre compte du jeu de regards que nous échangeons avec mon amoureux. Je sais que je peux améliorer les choses, mais pour ça, il faudrait qu’Alken y mette du sien. Là, je me sens un peu seule à essayer d’exprimer des émotions.

Elle n’a pas vraiment tort, pour le coup. C’est vrai qu’Alken est imperméable, ce soir. Avec elle, en tous cas, parce que vu son regard sur moi, je parie qu’il n’aurait aucun problème à exprimer ses émotions.

— Il faut que vous puissiez avoir confiance l’un en l’autre pour que ça marche. Si vous doutez l’un de l’autre, ça ne prendra jamais entre vous. Pourquoi ça ne colle pas, il y a un souci entre vous ? demandé-je en lâchant les yeux d’Alken pour regarder Charline innocemment.

— Non, il n’y a pas de problème. Sûrement une question de génération, l’attaque-t-elle. Il faut savoir se connecter à des gens plus jeunes que soi, ce n’est pas toujours facile.

Elle lui colle tout sur le dos, en plus ? Je lance un regard à mon amoureux et j’ai presque envie de rire de sa tête contrariée.

— Tu permets que je te vole ton partenaire le temps d’une danse ? dis-je en me levant. Qu’on voie si le problème de connexion vient de lui. Enfin, si tu le veux bien, Alken, je m’incruste beaucoup à cette petite séance…

— Tu veux essayer sur la chorégraphie, Joy ? demande-t-il, surpris. Pourquoi pas. Je pourrai ainsi vérifier si j’arrive à me connecter à une petite jeune comme toi !

— Donne-moi quelques minutes pour m’échauffer et je suis toute à toi pour ce test, Prof. Je ne te garantis pas un sans faute sur les pas, mais je pense avoir cerné ta chorégraphie niveau émotionnel.

Je suis une vilaine fille, et j’adore ça. Je m’échauffe dans un coin de la pièce et constate qu’Alken prend un malin plaisir à m’observer à travers le grand miroir au mur. Effectivement, il y a des chances pour que je me plante sur la choré, mais je n’ai aucun doute quant à notre connexion. Et si au passage, je peux rendre jalouse Charline et lui faire comprendre qu’elle est bien loin de pouvoir envisager quoi que ce soit avec Alken, c’est un bonus que je prends sans problème.

Je me retrouve avec plaisir dans les bras de mon chéri, et apprécie grandement de pouvoir bouger contre et avec lui. La chorégraphie est bien équilibrée, alternant des moments à deux où les corps se retrouvent et se parlent, et des enchaînements en solo, où chacun doit être en colère contre l’autre, tel un couple qui se dispute. Alken me guide avec aisance quand nous dansons ensemble, et j’improvise deux ou trois pas quand je me plante en solo, histoire de garder une certaine cohérence. Ce n’est pas parfait, mais je me nourris de mes émotions pour les transmettre. C’est ce que j’aime dans la danse, ressentir les choses et les communiquer à celles et ceux qui me regardent danser. C’est en cela que la danse contemporaine me plaît particulièrement.

— Merci, Prof, toujours un plaisir de danser avec toi, souris-je une fois la choré terminée et avant de me tourner vers Charline. Verdict ?

— Si Alken dansait comme ça avec moi, c’est clair que j’arriverais à m’exprimer aussi, bougonne-t-elle.

— Je ne suis que le cavalier, Charline. Je laisse les talents s’exprimer, le tien, c’est la technique, Joy, l’émotion. Mais n’importe qui arrive à acquérir la technique avec de l’entraînement. Pour ce qui est de l’émotion, c’est plus compliqué, par contre. En tous cas, j’espère que tu as vu le potentiel qu’il y avait dans cette chorégraphie. Bravo, Joy. Par contre, c’est quoi ces croisés que tu as faits ? On apprend ça en première année de danse ! Je t’ai déconcentrée, peut-être ? s’amuse-t-il à me dire alors que je sais que je les ai bien foirés, effectivement.

— Trop plein d’émotions, oui, c’est ta faute, ris-je. Charline, la danse ça ne doit pas être mécanique, ça se vit. Tu vas tout faire foirer si tu ne te bouges pas. Remets-toi en question plutôt que de tout mettre sur le dos du prof…

— Ouais, ben moi, j’ai toujours été la meilleure, tu vois. Alors pourquoi ça marche pas cette fois-ci ? m’attaque-t-elle de manière virulente. C’est forcément qu’il y a un truc qui cloche. Et quand tu seras prof, tu pourras te permettre de me donner des conseils. Alken, on reprend demain ? J’en ai assez vu pour ce soir. Bonne soirée.

Et juste comme ça, elle part en claquant la porte, les larmes aux yeux et sans même me saluer. Je jette un œil à Alken qui hausse les épaules et va s’asseoir à son bureau pour ranger ses affaires, pour de vrai cette fois.

— J’y suis allée trop fort ? J’étais pourtant dans la bienveillance, non ?

— La bienveillance ? pouffe-t-il. J’avais plutôt l’impression que tu étais en mode Wonder danseuse qui vient marquer son territoire, sourit-il. Et j’ai adoré, même si ce n’est pas ça qui va m’aider à améliorer notre performance. Tu sais que je t’aime, toi ? Tu as un de ces caractères ! J’adore !

— Oui, bon, peut-être que j’ai voulu lui montrer certaines choses, grimacé-je. Je voulais qu’elle comprenne que si tu n’as pas confiance en elle, ça ne peut pas marcher, tu vois ? Mais elle n’a pas tort, tu as construit une muraille entre elle et toi, même en dansant, Amour. Vous êtes dans de beaux draps, je te le dis…

— Je ne vois pas comment enlever la muraille si c’est pour me retrouver avec elle à moitié nue, grommelle-t-il. Elle la mérite, cette muraille.

— On est d’accord… D’où la notion de confiance… Tu ne comptes toujours pas en parler à Elise ?

— J’hésite encore, oui. La pauvre, elle galère déjà assez avec moi. Et elle n’a plus rien tenté depuis la dernière fois. Je crois qu’elle a compris, tu sais.

— Alors il faut casser le mur, Chéri, soupiré-je en m’asseyant de l’autre côté du bureau. Sinon, vous n’allez pas y arriver. Et je ne parviens pas à cerner si elle a trop confiance en elle ou si elle manque tellement de confiance qu’elle se planque derrière sa technique.

— Je suis pas rassuré, Joy. Si je casse le mur, elle va prendre encore ça pour des avances. Et là, comment je fais pour la garder à distance ? Heureusement que tu es là, en tous cas. Ça me fait du bien de te parler.

— Tu ne m’en veux pas de m’être incrustée ? Et s’il n’y a pas de solution pour toi, il faut que tu en parles à Elise, Alken. Vous n’avez aucune chance de gagner ce concours si vous dansez comme ce soir, sans vouloir te vexer… On dirait deux inconnus !

— Non, du tout. Je ne savais plus quoi faire de toute façon. Je vais parler à Elise dès que j’en ai l’occasion, promis. Et on fera tomber ce putain de mur.

— Bon, on rentre ? J’ai envie d’une bonne douche et je dois préparer de la soupe à ton morveux, ris-je.

— De la soupe ? Il a fait quoi, Kenzo ? Et pourquoi ce serait à toi de lui faire à manger ? Il ne peut pas le faire lui-même ?

— Je veux être une belle-mère attentive et aux petits soins pour mon beau-fils, voyons ! Il est chez le dentiste, là, petit père.

— Il abuse de ta gentillesse si tu veux mon avis. Allez, en route. Je te ramène ? A cette heure-ci, personne ne nous verra partir ensemble. Et si on nous voit, je dirais qu’il n’y avait plus de train pour toi.

— Wow, serait-ce un rencard, Monsieur O’Brien ? murmuré-je en lui volant un rapide baiser.

— C’est une invitation au plaisir, Mademoiselle Santorini.

Je lui souris et nous récupérons nos affaires avant de sortir ensemble du bâtiment. Effectivement, il n’y a personne, mais nous ne tentons pas le diable et restons à bonne distance l’un de l’autre. Rentrer ensemble, c’est bien la première fois que cela nous arrive et c’est plutôt agréable. Nous ne rediscutons pas de Charline qui occupe déjà pas mal nos pensées, mais échangeons sur nos journées respectives et sur le menu du soir. Bon sang, un peu de normalité, ça fait du bien.

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