Un genre humain

7 minutes de lecture


Je n'ai strictement rien à aimer ni à tirer du genre humain. Depuis que je me suis séparée d'Arnaud, nos amis communs se sont carapatés pour prendre son parti. Ils étaient pourtant bien aises de se vautrer dans notre canapé, dévaliser le frigo et la cave, squatter la chambre d'amis, m'étourdir de belles paroles et de promesses inconsidérées. Je leur disais « si jamais j'ai le cancer, je voudrais pouvoir finir mes jours en Inde dans une fumerie d'opium. Qu'on me laisse entreprendre mon dernier voyage avec le chahut coloré et mouvementé des hallucinations. » Et tous me répondaient « on t'amènera là-bas, on t'essuiera le front, on te bordera, on te tiendra la main jusqu'au trépas. » Pauvre nature humaine ! Depuis, il n'y a qu'Arnaud pour venir frapper à ma porte et réclamer toujours un peu plus, comme les tableaux que j'ai pourtant achetés avec mes propres deniers. « Donne-moi celui-là,» m'a-t-il dit en lorgnant ma dernière acquisition, une toile abstraite que j'ai fini par décrocher du mur pour qu'il me fiche la paix. Mais il revient encore avec d'autres exigences, menace de crever mes pneus si je ne lui cède pas le carton de Pessac-Léognan 2003 qui vieillit à la cave. Ce qu'il ignore, c'est que j'ai bu déjà le fameux nectar et qu'il n'en reste plus qu'une bouteille. Ce qu'il ne sait pas non plus, c'est que j'ai résilié le bail qui me lie à la maison et que je m'apprête à m'installer à l'autre bout du pays.

Au pif, j'ai choisi un petit port de plaisance dans le sud-ouest de la France. Les yachts, les promenades au bord de l'eau, les sports nautiques m'indiffèrent. Je reste dans mon studio à peindre des formes rectangulaires et tranchantes que je trempe de gouache noire. Voilà quinze jours que je n'ai pas mis le nez dehors, sinon pour me ravitailler en nourriture et en clopes. Le soleil anormalement ardent de ce mois d'avril frappe contre les fenêtres et une chaleur étouffante a envahi le studio. Il me faut de l'air, alors je sors à contrecœur. Mes jambes gourdes et lourdes me portent au bord de la plage. Les gens – oh, beurk ! - sont allongés sur le sable comme des crêpes. Certains ont apporté des transats qu’ils ont disposés en cercle pour mieux dégoiser, tandis que, les doigts gluants, les mioches jouent à faire des pâtés informes. Un café séparé de la plage par une allée pavée étire sa terrasse vide de monde. Je m'y installe pour fumer et boire de la bière. Le tumulte des conversations, les cris perçants des garnements couvrent le clapot des vagues. Me parviennent des bribes insipides, des mots fats assénés avec l’aplomb de la bêtise qui m’arrachent une grimace de dégoût. Le silence est un précieux trésor que même deux vieilles aux cheveux teintés d’un blanc surfait et détestable ne savent pas apprécier. Elles se sont détournées pour me regarder, me dévisagent avec morgue, comme si être deux contre une leur donnait une toute puissance qu’elles perdraient certainement à être seules. Leurs lèvres fripées remuent tandis qu’elles continuent de me fixer de leurs billes noires, mauvaises et accusatrices. Oh, comme leur bave intarissable m'agace ! Apparemment, les bières que j’avale et la cigarette que je porte à mon bec suffisent à me condamner. Je commande une pinte pour le plaisir de les provoquer, nos regards s’affrontent, leur jugement sans appel n’en finit plus de rendre sa sentence.


Maintenant le soleil décline, chassant le monde et les vieilles. Des traînées roses zèbrent le ciel qui s’assombrit progressivement. La voûte noire est sans étoiles, les candélabres de l’allée crachent une lumière faiblarde et jaunâtre sur le sable. C’est le moment que je préfère, dans la pénombre qui durcit les visages en en détachant les traits. Des jeunes et des quinquagénaires solitaires ont envahi les tables. Et voilà que les bavardages reprennent sans que les gens s’occupent de ma personne. Cette indifférence m’arrange, elle me plaît. Je bois en toute impunité. Ma détestation de la nature humaine s’évapore dans les vapeurs d’alcool. Plus je pue la bière, plus je la transpire par tous les pores, plus je suis saoule, plus je regarde les autres avec indulgence. Cette jeunesse qui philosophe, ces vieux quinquas qui s’étourdissent au milieu d’elle me réjouiraient presque et je souris dans le vide, en paix avec le monde. On peut bien le refaire, je sais que demain, il n’aura pas changé et que ma répugnance à aimer mon prochain sera plus vive encore. Alors je savoure ce moment de répit, pose les yeux sur mon voisin de table qui discute avec son pote. Ce type est formidable, il me décoche spontanément un sourire radieux en me disant :

— Vous n’allez pas rester seule ? Venez vous asseoir avec nous. Je m’appelle Nicolas.
Je me présente à mon tour. « Récemment installée dans le coin pour fuir mon passé, je ne connais personne ici et c’est très bien ainsi ». Il ne m’écoute pas vraiment. Il a bu. Ce qui l’intéresse, c’est de parler de lui.

— Moi, je suis un black bloc. Tout de noir vêtu, je descends à Bordeaux pour saccager les boutiques qui dégobillent le luxe pendant que les miens crèvent de leur pauvreté. Parce que, quand je me mêle de casser, c’est pour défendre tous ceux qui manifestent en paix et sur lesquels on tire, tu comprends ? Sur le coup, je crois qu’il plaisante, et passé l’instant de surprise, je lui dis :

— Donc tu es d’extrême gauche ?

Il s’emporte.

— D’extrême gauche ? Ah, non ! Je ne suis d’aucun bord, je suis un électron libre. Je venge mon père, cet agriculteur qui s’est pendu à cause du système. Qu’est-ce que c’est que vingt-huit suicides dans la police, quand on pense à tous ces paysans qui ont mis fin à leurs jours, étranglés par le capitalisme sauvage ?

Je n’ose plus lui poser de questions. La fille de bourges que je suis regarde ses grands yeux noisette qui brillent dans le noir, ses cheveux longs et épais qu’il a ramassés à l’arrière du crâne avec un élastique, en s’efforçant de se montrer tolérante. Une voiture de flics s’arrête devant le café. Nicolas monte le ton : « je suis un black bloc, un black black bloc ! », hurle-t-il à l’adresse de la police qui démarre, indifférente à la provocation.


Il me fait rire. La tête me tourne et je frissonne. J’ai besoin de boire du whisky pour vomir tout ce trop plein de bière et recommencer à picoler après avoir rendu.

— Tu as froid ? me demande-t-il. Viens, on rentre à l’intérieur.

Dans le café, j’ôte mon écharpe et son regard plonge dans l’échancrure de mon chemisier. Je ne sais pas comment on en vient à parler littérature, peut-être à cause du suicide de son père. Il me parle du Horla puis de Lovecraft et j’en rajoute avec Zweig et sa sempiternelle envie d'en finir. Le whisky de très mauvaise qualité m’oblige à enquiller trois verres d’affilée avant de régurgiter sur la plage. Je retrouve Nicolas en terrasse. Il fume tout en provoquant à nouveau l’assemblée.

— Je suis noir, noir. Et je démolirai, je ruinerai, je pulvériserai tout sur mon passage si vous éborgnez encore les miens ! Les gens ne réagissent pas, comme s’ils avaient l’habitude de l’entendre tenir ce genre de propos. J’ai soif, je suis comme neuve, prête à remettre le couvercle. Nicolas est saoul, je le remarque à ses yeux qui s’écarquillent en me regardant. « L’effet que tu as sur moi... », « ta bouche… », dit-il sans parvenir à finir ses phrases.

— Et si on allait chez moi ? On pourrait acheter une bouteille de vin ? ajoute-t-il.


C'est une excellente idée. Il est quatre heures du matin, nous marchons jusqu'à ma voiture et je roule en trombe le long de la côte en faisant retentir la musique à plein pot. Ma provocation ne dérange personne, tout le monde dort y compris les flics. Dommage. Son appartement ressemble à un champ de bataille. « Ici, c'est Bagdad ou Alep. Ҫa ne te dérange pas ? » demande-t-il. Dans son antre, Nicolas est méconnaissable. Il en oublie de crier et de s'emporter. Il abandonne la politique et la littérature pour me conter fleurette. Ses chuchotements, ses mots sucrés me grisent. Je délaisse mon verre de rosé, frémis sous ses baisers chastes, ses lèvres chaudes qui se posent sur les miennes en les pressant légèrement.

— Je n'ose pas te toucher, me dit-il.

Soumise à la douceur de mon black bloc qui n'est plus qu'un cœur tendre dans la nuit, je me love entre ses bras, l'embrasse tendrement, longtemps, jusqu'à ce que nous nous endormions, ma tête posée contre son torse. Y a-t-il un homme qui ait fait preuve d'autant de respect à mon égard ? Deux heures plus tard, je me redresse en sursaut, la bouche pâteuse et amère, le crâne lourd et douloureux. Il occupe les trois-quarts du lit, manque de me faire tomber par terre et ronfle à en faire trembler les fenêtres. Les cadavres de bouteilles s'entassent sur la table basse, les cendriers regorgent de mégots, toutes sortes d'objets plus ou moins identifiables et écœurants sur lesquels je marche jonchent le sol. Une nausée épouvantable me pousse à fuir, je lutte contre l'envie de vomir dans la voiture. Chez moi, je peins le visage pâle de Nicolas et ses cheveux lâchés qui tombent en cascade. Sa tête aux yeux borgnes se détache de la toile noire et huileuse comme le plumage d'un corbac.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire Loup ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0