Une fumée à l'église
Une poignée de minutes à défier la brise fraîche, dont les souffles brefs menaçaient l’équilibre de son chapeau à larges bords, et Odette retrouva l’humble quiétude de son logis, coincé entre deux autres, anonymes.
Les haut talons noirs délaissés sur un tapis ocre, la vieille femme déposa son couvre-chef et son écharpe grise sur un portemanteau, vigie de l’entrée étroite. Un œil dans le salon attenant lui indiqua que Gâta attendait déjà sa maîtresse, confortablement niché sur un coussin posé sur la table à manger, à proximité de l’ordinateur portable auréolé d’une chiche lueur azur.
Fidèle à ses habitudes, Odette versa une généreuse dose de café dans sa tasse fétiche, piquée de petites fleurs froides, et prit place dans un large fauteuil, afin de parcourir les nouvelles du jour.
— Imbéciles…
Un mot répété à chaque page parcourue.
Jusqu’à ce qu’une nouvelle inattendue pique enfin l’intérêt de la veuve aigrie.
Saisie par la révélation et ses indéniables conséquences, Odette reposa machinalement le papier sur ses genoux et leva les yeux vers le grand miroir accroché au mur pourpre.
Une main glissa vers son visage sillonné d’autant de rides que d’années survolées. Aussi sèche qu’un pruneau, la crinière charbonneuse par la magie de divers onguents achetés en supermarché, sa maigreur dissimulée par une robe sombre, d’une tristesse élégante, Odette s’empara de son porte cigarette et laissa libre court à son vice.
Dans un recoin, le portrait fané d’un jeune homme à la beauté saisissante attira soudain son ire silencieuse.
— Mon pauvre Edgar… Pour une fois, tu vas servir à autre chose qu’à m’économiser le prix d’un vase pour remplacer ta bobine.
…
À chaque enterrement d’une personnalité locale, son lot d’hypocrites, ses rangées de pleureuses d’un jour, ses lunettes sombres et une poignée d’affligés sincères. Avec un bon curé et le maire pour mener la troupe.
Rabastens ne dérogeait en rien à cette loi immuable, réservées aux bourgs modestes.
Une figure manquait, et les ragots pouvaient se déployer avec la hardiesse d’un vol de perdrix, sous le feu du chasseur. Chacun dévisageait son voisin, en quête de l’absence.
Malheureusement, la cérémonie cultuelle en hommage à Maurice De Lavoisier attira toutes les huiles locales, plaçant le rite attendu sous l’ombre de l’ennui. Plus d’un notable soupira à cette perspective…
Fort de tant de pieux réunis, l’abbé Ernest rallongea allégrement la lecture des saintes écritures, en y juxtaposant les récits de la vie du défunt.
Tout le monde connaissait feu Maurice à plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde.
Enfant du terroir, rugbyman accompli dans sa prime jeunesse, notaire posté sur la promenade du centre bourg, investi dans diverses associations caritatives… Le bon homme parfait, sous toutes les coutures.
Brutale anomalie rompant le fil de cette litanie soporifique, le claquement sec d’une canne sur le carrelage attira chaque regard vers l’entrée de l’église. Amplifié par l’écho de la vaste structure, l’interruption plongea le curé dans la sidération.
Indifférente au silence ponctuant son arrivée, Odette Gauthier avala la longueur de l’allée centrale, avant d’obliger une malheureuse cousine du défunt à se décaler, afin de lui céder sa place. Confortablement installée au second rang, la vieille femme sortit nonchalamment son briquet et embrasa une cigarette, tout en réarrangeant une voilette sombre sur sa crinière charbon.
Un instant de flottement, et l’homme de foi reprit son récit, le visage légèrement empourpré.
Rapace sur son roc, Odette passa en revue les différents dos alignés face à son regard aiguisé.
Tout d’abord, Irène, la nouvelle épouse. Une quinquagénaire à la chevelure de feu domptée par une tresse stricte. Sa ligne élégante enserrée dans un ensemble noir, parfaitement adapté aux circonstances. Aucun autre bijou qu’une alliance. En voilà une qui savait présenter une image lisse, et dénué de prise pour enflammer la moindre calomnie.
De l’autre côté du banc, sa rivale offrait un spectacle affligeant d’émotions trop étalées pour être honnêtes. Du sanglot au gémissement, en passant par le début de malaise, évité à point nommé. Odette n’avait jamais pu encadrer Clarisse De Lavoisier. Une ancienne camarade de classe, incapable de s’accomplir par elle-même. Née dans une famille de bourgeois locaux, cette mégère pouvait se targuer d’un mariage avantageux, comme unique fait d’armes de sa vie vaine de tout sens. Débarquée par son époux, dès l’heure de la retraite venue, Clarisse s’était réfugiée dans les œuvres associatives, afin de combler le vide béant de son existence de femme au foyer, passionnée d’art sans disposer d’une once de talent.
Le jour du divorce, Odette avait sabré le champagne, manière de lever sa coupe lors du départ larmoyant de sa rivale des bancs d’école. L’expression décomposée de Clarisse à la vue de la mégère lui adressant son rictus le plus sournois, alors qu’elle quittait définitivement sa demeure, bagages en main, valait le détour.
Encadrant leur génitrice, deux hommes d’âge mûr présentaient des visages complémentaires.
Basile, l’aîné, tenait le rôle attendu en de telles circonstances, avec dignité et retenue. Aussi grand et sec que sa mère, le banquier exposait subtilement l’étendue de sa réussite, par un costume hors de prix, une montre en or et une large chevalière héritée de son défunt père. Odette aimait le comparer à un vulgaire vautour.
Plus sincère dans sa tristesse, son cadet, Léonard portait les stigmates du chagrin sur ses traits parsemés de taches de rousseur. D’un blond plus pâle que la chevelure de son frère, le clerc de notaire tenait ses bras serrés contre sa poitrine, dans une vaine tentative pour retenir des larmes silencieuses. Un brave garçon, à qui la vielle Odette avait souvent offert la pièce, en sortant de la messe, voilà bien des années.
Quatre suspects, pour un meurtre que la mère Gauthier tenait à élucider.
Non par un quelconque esprit de justice, mais pour rendre hommage à un vieil ami.
Irène, la veuve opportuniste.
Clarisse, la première épouse humiliée, rejetée, mise de côté.
Basile, le fils parfait.
Léonard, le cadet timide et docile.
Une belle brochette de coupables potentiels.
Sitôt l’hommage assommant mené à son terme, Odette claudiqua en direction de deux hommes, postés légèrement en retrait de la foule, pressée de quitter les lieux afin de gagner le cimetière.
— Sergent Pradel ?
Surpris par l’interpellation, l’intéressé posa un œil scrutateur sur la nouvelle venue, par-dessus ses étroites lunettes noires. Avant qu’il n’ait eu le temps de laisser libre court à sa curiosité, son acolyte se hâta d’éclairer sa lanterne.
— Madame Gauthier ! Quelle bonne surprise !
Une œillade goguenarde de l’intéressée suffit à rappeler au représentant de l’ordre le décalage entre son enthousiasme et la tragédie, expliquant leur présence commune en ce lieu sacré.
Agacé par la bourde de son subalterne, le sergent prit la parole, d’un ton tout professionnel.
— C’est un plaisir de faire votre rencontre… Malgré les circonstances. A la brigade, nous regrettons tous votre défunt mari… Un homme admirable, parti bien trop tôt…
Une marque de considération qui laissa Odette de marbre.
Il fallut à la vieille une seconde pour se faire un avis sur ce jeune blanc-bec.
La trentaine bien portée, une ridicule barbe de trois jours manière d’exhiber un semblant de virilité, un regard acier, la mâchoire trop carrée, et le cheveux poivre et sel.
À ses côtés, le caporal Martin offrait un contraste cruel. Bonhomme, à peine vingt ans et les joues rouges du bon vivant adepte de rugby et d’alcool festif, la dernière recrue de la brigade semblait empruntée dans son uniforme trop moulant.
Un duo étonnant, uni par la même surprise quand Odette daigna enfin leur dévoiler la raison de cet échange.
— Il a été assassiné.
— Qui donc ?! s’exclama Martin, les yeux écarquillés.
— Maurice, voyons !
Les deux gendarmes échangèrent un regard lourd de sens, avant d’être interrompu par le claquement sec de l’embout d’une canne sur le carrelage rouge et noir.
— Pardon madame, mais… À ce stade de l’enquête, la thèse de l’accident n’est pas encore écartée, balbutia le caporal Martin, visiblement mal à l’aise sous l’œil impavide de la vieille.
— Je vois… Si vous en êtes encore à ce degré de crétinerie, je vais devoir taper plus haut.
Après avoir craché un dernier nuage de cendre au visage du sergent Pradel, stupéfait par un tel manque de savoir-vivre, Odette Gauthier se dirigea vers la sortie, en snobant volontairement le bénitier de marbre, posté au centre de l’accès vers l’extérieur.
— Vous voulez l’arrêter pour outrage à agent ? s’enquit Martin, visiblement peu enchanté par cette perspective.
— Impossible… Cette vieille peau reste la veuve de notre ancien colonel, maugréa Pradel, les yeux plissés de contrariété.
Un statut qui valait à Odette une certaine immunité auprès des autorités locales.
Jusqu’à un certain point.

Annotations
Versions