Chapitre 1 - Ninive : Le Nom figé dans l’argile
“Je suis né dans l’ombre de murailles si hautes qu’elles semblaient fermer le ciel.”
Imagine, Melissa, Ninive, cité de rois et de murailles. : des murs épais de vingt mètres, longs de douze kilomètres, hérissés de tours, peints à la chaux blanche. Derrière ces murailles, la plus vaste cité du monde connu : Ninive, capitale de l’Empire assyrien.
Sous le règne du roi Assarhaddon d’abord, puis de son fils Assurbanipal, Ninive devint un monde en soi.
Les rues étaient pavées de briques cuites, les canaux distribuaient l’eau depuis le Tigre, des jardins suspendus fleuraient le jasmin. On disait qu’aucune ville n’avait jamais possédé autant de richesses, de scribes, de guerriers, de temples.
Je n’étais qu’un fils de scribe auxiliaire. Mon père roulait des sceaux dans l’argile humide pour marquer les jarres de grain. Ma mère comptait les rations au marché. Moi, je passais mes journées à recopier des tablettes : hymnes aux dieux, inventaires de bœufs, prescriptions médicales.
Les scribes disaient que l’argile était une mer figée : chaque clou, chaque signe, une vague arrêtée dans le temps. Je croyais naïvement que les mots rendaient immortel.
Tout changea le jour où je fus convoqué au ziggurat d’Ishtar.
Il y avait là un rituel rare, auquel seuls les prêtres d’Assur et de Marduk assistaient. On parlait de la Fixation du Nom. Tu ne trouveras presque rien là-dessus dans les manuels modernes : c’était une cérémonie secrète, tenue pour les grands rois.
L’idée était simple et terrible : clouer le nom d’un souverain dans la matière, pour qu’il ne soit jamais effacé.
Dans la salle du sanctuaire, on avait disposé des brûle-parfums pleins de résines rouges et de sels. La fumée était lourde, suffocante, saturée d’odeurs métalliques. Au centre, une amulette d’hématite sombre attendait, posée sur une coupe d’airain.
Le roi, vieil homme amaigri, fut conduit là, entouré de ses courtisans.
Les prêtres récitèrent des hymnes, traçant des lignes de craie et de sang autour du cercle sacré.
Moi, j’étais là pour une tâche simple : tenir la coupe. Un honneur minuscule, mais qui me tremblait entre les doigts.
Quand le roi expira, à bout de souffle, les prêtres firent approcher l’amulette de sa bouche, comme pour capturer son dernier souffle.
Je glissai. Je tombai dans le cercle. J’avalai de plein poumon la fumée épaisse qui s’élevait de l’amulette chauffée.
Une brûlure glaciale parcourut ma poitrine. Je crus mourir. Mais non : le roi tomba raide mort, et moi je restai debout, la coupe encore dans les mains.
Les prêtres crièrent au blasphème.
Ils parlèrent d’hérésie, de rituel corrompu. Mais au fond d’eux, je vis une lueur : ils avaient compris que quelque chose venait de se produire.
Je devais être exécuté. Mais un des scribes, je n’ai jamais su son nom, m’aida à fuir.
Il me dit seulement ceci :
— “Ce qui s’est imprimé en toi ne s’éteindra plus. Fuis, ou tu seras dépecé pour leur savoir.”
Cette nuit-là, je courus dans les ruelles de Ninive, poursuivi par des silhouettes armées.
Certains voulaient me capturer — pour me garder, m’étudier. C’étaient les premiers ancêtres de ce qu’on appelle aujourd’hui l’Œil d’Orichalque.
D’autres voulaient m’égorger, pour purifier le cycle de la vie et de la mort. C’étaient les premiers germes de la Main du Cycle.
Ils existaient déjà. Leurs noms ont changé, leurs visages aussi, mais leur obsession était là dès l’origine.
Je me cachai dans une maison de briques, au bord du Tigre. J’entendis des pas. Une silhouette entra : ce n’était ni un prêtre ni un soldat.
C’était un vieillard au regard étrange. Il portait une tunique simple, mais dans ses yeux brûlait une flamme qui n’avait rien d’humain.
Il traça dans la poussière un cercle incomplet, traversé par un rayon.
— “Nous sommes le Cercle de l’Aube. Tu ne nous reverras peut-être jamais. Mais sache ceci : tu es lié au Nœud. Un jour viendra où tu devras transmettre, ou périr sous le poids.”
Puis il disparut dans la nuit.
Je vécus caché.
Je découvris vite que je ne tombais pas malade, que mes blessures guérissaient plus vite que celles des autres. Mais surtout… les années passaient et mon visage restait le même. Mes camarades de jeunesse vieillirent, puis moururent. Moi, je ne changeai pas.
Je compris que j’avais reçu un fardeau plus qu’un don.
Le Professeur se tut un instant, laissant Melissa digérer ses mots. La pluie frappait encore la vitre.
Elle secoua la tête.
— Vous me dites que depuis ce jour, vous… vous n’avez jamais vieilli ?
— Jamais, répondit-il. J’ai pris des noms, des visages, des identités différentes, mais mon corps a toujours gardé trente-six ans.
— Et les autres ? Ceux qui vous poursuivaient ?
Il eut un sourire amer.
— Ils ne m’ont jamais laissé en paix. L’Œil et la Main. Toujours eux. À chaque époque. Toujours là, sous d’autres habits, avec d’autres langues.
Melissa inspira profondément. Ses yeux pétillaient d’un mélange de peur et d’excitation.
— Alors… pourquoi moi ? Pourquoi me dire ça ?
Elias posa la main sur l’amulette dans le coffret.
— Parce que je veux mourir, Melissa. Mais je ne peux pas mourir seul. Et tu es celle à qui je veux transmettre ce que je porte.
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