Une interview qui tourne mal
Antoine sort de l’immeuble où il a installé ses bureaux, dans le quartier de la Défense, dans le cœur économique de Paris. L’air frais de cette soirée de mai se teinte déjà de la chaleur du soleil, promesse d’une journée radieuse. Il se décide à aller prendre un verre dans un bistro à proximité. Il commande un café sans un regard pour le prix exorbitant, se plongeant aussitôt dans les chiffres boursiers de sa société. Comme à l’accoutumée, ils affichent une ascension vertigineuse, signe que ses stock-options ont pris de la valeur, augmentant sa richesse déjà conséquente. Une bonne nouvelle qui lui arrache un sourire satisfait.
Alors qu’il savoure cet instant de triomphe, une jeune femme s’approche de lui. Elle porte des lunettes de soleil relevées sur sa chevelure brune, ses yeux clairs et perçants illuminent un visage radieux, et son sourire éclatant s’accorde à une tenue élégamment décalée. Antoine note, avec un intérêt détaché, que sa robe colorée et ses formes généreuses doivent inévitablement attirer les regards.
— Monsieur Desrouleaux, est-ce que vous auriez un peu de temps à m’accorder ? demande-t-elle en lui tendant une carte de visite. Je suis journaliste et j’aimerais faire un reportage sur vous. J’ai essayé de vous contacter par l’intermédiaire de votre secrétariat mais ils ont rejeté toutes mes demandes jusqu’à présent. Je ne vous dérangerai pas longtemps, promis.
Elle ponctue ses mots d’un nouveau sourire engageant et patiente, laissant le chef d’entreprise l’observer quelques secondes. Elle a un peu l’impression d’être un morceau de viande mais si c’est le moyen d’arriver à ses fins, elle est prête à assumer ce regard quelques instants de plus.
— Asseyez-vous donc, finit-il par dire. Je peux vous appeler Inès ?
— Si vous voulez, concède-t-elle en s’installant face à lui. Mais alors, je vous enregistre. C’est donnant-donnant.
Le franc parler de la jeune femme lui plait et Antoine éclate de rire en signifiant son accord.
— Qu’est-ce donc qui vous intéresse chez moi, je suis curieux de savoir ce qui vous motive autant à me rencontrer.
— Eh bien, c’est simple, attaque-t-elle directement. Vous êtes à la tête d’une société qui est maintenant une des plus performantes du Cac 40, vous êtes un des hommes les plus riches en France et pourtant, vous restez dans l’ombre. C’est peu courant. Pourriez-vous m’expliquer comment vous avez fait à devenir si riche tout en restant si discret ?
Antoine se détend un peu, flatté par l’intérêt. Il retrace rapidement son parcours et la découverte qui a tout déclenché.
— Vous voyez, tout est parti d’un coup de chance, je n’avais rien d’un créatif ou d’un inventeur et pourtant, le destin m’a été favorable. Quant à ma discrétion, c’est une question d’éducation, vous savez. Je viens d’un milieu modeste où l’on privilégie la valeur travail à toutes les autres. C’est ça qui compte pour moi plus que la notoriété.
Il est obligé de s’interrompre alors qu’un homme vêtu de vêtements sales et portant une longue barbe rousse les accoste pour leur demander de l’argent. Antoine ne s’abaisse pas à répondre à cette sollicitation et rate l’échange de regards entre la journaliste et le sans-abri. Inès fait un léger mouvement de dénégation de la tête et poursuit son interview alors que le clochard s’adresse à une autre table.
— C’est assez incroyable comme histoire. Comment avez-vous pensé à ce procédé si rien ne vous y prédestinait ? J’avoue que ça me fascine. Tout ça ne peut être qu’une question de chance… On ne devient pas millionnaire par erreur !
Antoine fronce les sourcils, intrigué par le choix des mots de la jeune femme. Que veut-elle dire par “par erreur” ?
— Vous savez, quand les gens jouent au loto, beaucoup perdent, mais il y a toujours un ou deux chanceux qui sortent du lot et qui gagnent. C’est pas juste, je sais, mais c’est un peu ce qui m’est arrivé. J’étais à la bibliothèque comme je le faisais souvent et en observant par la fenêtre une bande d’étourneaux se régaler de vers de terre, j’ai pensé à un mécanisme utilisant le même mode de communication de ces volatiles qui s’organisent de manière instinctive ensemble.
— Et vous avez réussi à élaborer un modèle technique de mise en application de ce principe tout seul et sans formation spécifique dans le domaine ? Vous étudiez la finance à ce moment-là, n’est-ce pas ?
Son ton devient plus incisif et Antoine commence à s’inquiéter de la tournure de l’interview. Mal à l’aise, il décide qu’il est temps de prendre congé et se lève.
— Je n’aime pas vos questions et je n’ai aucune raison d’y répondre. Vous faites clairement partie de mes détracteurs qui trouvent impensable qu’un jeune homme comme je l’étais puisse réussir et qui sont jaloux de l’empire que j’ai réussi à monter. Je vous souhaite néanmoins une bonne soirée.
Inès ne le laisse pas partir. Elle l’attrape par le bras pour le stopper dans son élan.
— Je ne sais pas si je fais partie de vos détracteurs mais il me semble qu’un certain Henri Altheos avait raison. Vous étiez et vous êtes vraiment toujours prêt à tout pour gagner. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas commenter sa version des faits de ce qu’il s’est passé il y a une vingtaine d’années ?
L’évocation du nom semble produire son effet car le businessman devient livide avant de se ressaisir, se morigénant de ne pas avoir su mieux cacher son trouble.
— Pourquoi évoquez-vous le nom de mon ami d’enfance ? Il a connu un destin tragique, vraiment injuste et vous voyez, je suis toujours bouleversé quand on parle de lui. Son décès m’a complètement retourné.
— Pas étonnant quand on sait que vous parlez d’une tentative d’assassinat, lâche-t-elle brutalement, sans le quitter des yeux.
Antoine se dégage de la main qui le retient et commence à s’éloigner, inquiet du terme employé. Pourquoi la journaliste a dit “tentative” ? Il a réussi, non ? Pris dans ses pensées, il ne voit pas l’homme sans abri dans lequel il bute. Leurs regards se croisent et Antoine a l’impression que tout son monde est en train de basculer.
— Non… Ce n’est pas possible, murmure-t-il. Toi ? Comment…
Tout s’enchaîne alors à une vitesse folle. Antoine cherche à récupérer l’arme qu’il dissimule toujours dans son veston, mais Inès profite de sa surprise pour lui sauter dessus. Le barbu sans abri se jette aussi sur celui qui était soi-disant son ami, celui qui lui a volé ses idées, sa vie, et qui a même tenté de le tuer.
— Au secours ! crie le businessman, désespéré. On essaie de me voler ! Au secours !
Dans la cohue qui s’ensuit, personne ne sait vraiment ce qu’il se passe. Des coups sont échangés, des cris retentissent dans tout le bistro, des chaises tombent, des verres se brisent… Et puis, “Pan !”
Comme dans un film, tout se fige et le silence s’installe. Antoine gît à terre, du sang s’échappe de la blessure au milieu de sa poitrine. Henri, le barbu, se penche vers l’homme d’affaires et chuchote quelques mots que seule la journaliste entend.
— Tu vois, à vouloir tout gagner, tu as tout perdu. Quand je pense que j’étais prêt à partager avec toi… On aurait pu être tous les deux heureux… Mais non, il a fallu que tu aies la folie des grandeurs. Tu aurais dû savoir que la vérité finit toujours par éclater. Demain, ce sera dans tous les journaux, grâce à Inès. Justice est enfin faite. Adieu mon ami, conclut-il alors que les sirènes des véhicules de police se font entendre au loin.
Annotations
Versions