Oreille blanche dans terre noire V

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Sur son portable quelques notifications mais pas de messages, non, rien. Il passa devant chez lui, devant chez eux mais n’apercevant pas la voiture d’Angora dans l’allée, ni de fumée sur le toit, il n’eut pas le courage de rentrer. Il continua quelques centaines de mètres, et s’arrêta au village. Essaya à nouveau de l’appeler. Tomba à nouveau sur le répondeur. Entra dans la petite épicerie / tabac / presse / boulangerie / cadeaux souvenirs et en sortit avec un sachet plastique rempli de canettes de bière en ferraille. S’en ouvrit une à l’intérieur de la Clio. Putain de froid. Mit le contact. Se demandant quoi faire. Balayant son répertoire, il y avait peu de possibles car peu d’amis. Peu de possibles car peu d’envie. La bière tiède coulait et réchauffait la gorge. Il finit rapidement une canette, pressa le métal entre ses doigts un peu trop fort et se coupa l’index, regarda le sang couler un instant, ouvrit une autre canette, but une grande gorgée, le sang coulait pas mal, il téta.

Goût du sang mêlé à la bière. Il se souvient qu’avant, il y a bien longtemps, quand ils n’étaient qu’au prémisse de ce qui deviendra leur amour, Angora voulait qu’il la morde. Il se souvient sa gorge offerte, il ne comprenait pas, s’était mis à rire croyant à une plaisanterie, mais Angora avait insisté, elle voulait qu’il la morde entre l’épaule et le cou, ce n’était pas assez fort, il fallait qu’il y aille franchement. Quand le sang avait jailli dans sa bouche, elle avait soupiré, le corps qu’il avait sous les doigts, sous les dents, s’était comme relâché puis éteint. Quelques secondes plus tard, elle dormait. Il était resté con avec son érection. Avec ce goût dans la bouche. Il se souvient de sa vieille gueule comme il s’était relevé pour se nettoyer. Sa tête aux yeux étranges, il s’était fait peur, ne se reconnaissait pas vraiment, sa bouche, ses lèvres, du sang entre les dents.

Dans le rétroviseur, une fraction de seconde, le reflet dans son œil lui fit l’effet d’être celui d’un autre. Il se rappelle, il était jeune et friable, et c’était ce même reflet qu’il avait découvert dans le miroir de la salle de bain d’Angora. Fascination du sang entre les dents, fascination pour le corps qui sommeillait à côté et qui l’avait invité à mordre, mordre jusqu’à ce que le sang jaillisse, et alors le corps s’était écroulé, l’âme s’absentée, et le corps encore, s’était endormi. Dans la voiture, ses lèvres au goût métallique se demandent ce qu’il s’est passé depuis ce temps-là. Angora ne lui a plus demandé d’être mordue depuis des années. Dix peut-être bien. Douze plus certainement. Il se demande comment il a fait pour oublier ces épisodes-là, la morsure entre l’épaule et le cou. Oui, il avait oublié. C’était resté rangé quelque part, sommeillant sous les torchons, les serviettes, les listes de course et le film du dimanche soir. Le gout du sang. Putain. Le goût du sang c’était quelque chose quand même. Et ça rend tout le ciel plus pâle encore, tout le gel plus froid encore. Il remet le contact et repasse devant la maison mais non toujours, toujours pas de voiture, toujours seul comme un rat dans une nasse. Alors il se fait des films. Il imagine Angora partie se faire mordre par des dents robustes et déterminées, des dents qui contrairement à lui ne s’excusent pas. Ne s’excusent pas de vivre, mais prennent ce qui est offert, ce petit espace entre le cou et l’épaule, près de l’omoplate. Il se souvient, le lendemain, il observait la marque laissée par ses dents. Il avait demandé pardon. Elle lui avait dit que non. C’est elle qui avait voulu. Qu’il garde son pardon. Il est nul ce pardon. Il pourrait abolir ce qui vibrait la veille.

Il erra quelques kilomètres, la tête confuse et les muscles toujours aussi mous, les os creux. Arrivé Croix du Fraysse, il prit direction Cheminas et vit de la lumière chez Père l’Abeille, le camion rangé sagement, coincé sur ses cales. Il se gara. Après tout pourquoi pas. Il en avait tellement plein le crâne, chez l’Abeille, rien n’engage à rien, on s’assied sur les banquettes en bois au vernis écaillé d’inspiration marocaines, on fume, on rit, on ne fait rien. Il n’a jamais trop su pourquoi on l’appelait l’Abeille, certainement pas pour sa vivacité, peut-être son étonnante faculté à s’occuper des fleurs. Fleurs de chanvre de préférence. L’abeille était content de le voir et l’invita à entrer. De larges pupilles, il se saisit avec gourmandise d’une des canettes que Victor avait apportée. Dire qu’ils étaient amis ne reflèterait pas vraiment la réalité. Ils se fréquentaient. Ou plutôt, ils avaient été obligés de se fréquenter autour de raclettes et barbecues chez l’un chez l’autre. C’était Angora et Camille, l’ancienne compagne de l’Abeille qui s’occupaient de tout organiser, eux avaient suivi, un peu contraint par l’amitié naissante entre leurs compagnes, mais ils auraient pu tomber bien pire. L’Abeille et Camille avait eu un gosse, trois ou quatre ans à présent, et leur relation de couple était morte à la naissance de l’enfant. Ils s’étaient séparés. L’Abeille ne voyait plus Camille que pour se disputer concernant l’éducation de la gamine, son mode de vie, et plus globalement tout ce qui auparavant les avaient séduits et rapprochés.

Victor et l’Abeille s’installèrent donc sur les banquettes en bois. L’Abeille était visiblement défoncé. Parlait beaucoup. N’écoutait pas trop. L’était en boucle sur le gouvernement et sur la vaccination des enfants, parce que c’est un truc de malade tout de même. Onze vaccins obligatoires, ça veut dire qu’on passe son temps chez le docteur, et on sait même pas vraiment ce qu’ils foutent dans les vaccins. On veut en faire quoi de nos gosses ? Et ça veut dire quoi Infections invasives à Haemophilus influenzae de type B ? Hein ? C’est quand même une technique au poil tout ce verbiage médical. Une manière infaillible pour que les petites gens comme nous ne cherchent pas trop loin, ne se demandent pas le pourquoi du comment parce que, c’est sûr qu’eux savent. On met des mots en latin, des mots compliqués pour vous maintenir à une place d’ignorant, de benêt, des tournures de phrase alambiquées, des trucs scientifiques à la con et comme ça ils sont certains que vous n’aurez rien à objecter puisque vous êtes un imbécile qui ne comprenez rien. Et si vous avez le courage ou le toupet de demander de plus amples informations, les mecs se regardent, l’air de dire : qu’il est con celui-là, con ça passe encore mais chiant c’est limite limite, alors pour bien vous remettre à votre petite place de benêt, ils vous donnent une explication encore plus compliquée avec des mots dont on ignorait l’existence…. C’est la dictature de cette putain de médecine occidentale, une vraie salope celle-là. Vendue ! Vendue au lobbys et il faut pas faire de vagues, surtout pas faire de vagues, ne pas râler ou protester sinon t’es fiché. Classé. Tamponné. Et si tu fais d’autres choix, t’es mis sur le banc de touche. Placardisé. Pas de crèche. Pas d’école. Pas de centré aéré. Coincé j’te dis. Complètement coincé. Et moi j’ai pas grand-chose à dire. Parce que c’est la mère la mère la mère ! La dernière fois, elle me ramène la gosse, c’était ma semaine de vacances ! Notre semaine à tous les deux, et j’avais hâte, j’avais prévu plein de trucs mais on n’a rien pu faire. Rien ! La salope venait de la faire vacciner sans rien me dire alors que je suis dépositaire de l’autorité parentale hein, cinquante cinquante c’est comme ça que ça fonctionne et t’en sais quelqu’chose toi avec ton costume d’éducateur n’est-ce pas. Elle me la ramène, elle venait juste de se faire piquer la cuisse la p’tite louloute. Et ils sont tellement con les médecins, tellement déconnectés, ils lui ont mis un de ces vilain pansement, on dirait du scotch de chantier, histoire de bien vous prendre la tête avec la petite quand vous lui enlèverez. Et ça n’a pas loupé, leur vaccin de merde là : malade toute la semaine. Et tu sais quoi. Et là, tu vas croire qu’j’hallucine ou qu’j’exagère, mais véridique. Tu sais qu’ici on capte rien hein. Enfin j’veux dire pas grand-chose. Internet ça rame grave. Et ben durant toutes les vacances, la télé n’a jamais été aussi nette, le signal 4g, nickel. Toute la semaine. Et maintenant regardes, à peine une petite barre. Et ben, moi j’ai fait le rapprochement direct. Un vaccin, une super 4g.

L’œil de l’Abeille brillait, mais sa bouche semblait pâteuse, il prit une autre bière dans le sachet plastique, puis se mit à travailler sur la table basse une poudre blanche et collante. RC précisa-t-il. Pas cher mais bon. Mais gare à la cloison nasale. Ça pique un peu. C’est souvent comme ça avec les RC. On dit RC pour Reserch Chemical. Victor avait découvert ce phénomène il y a une quinzaine d’année avec Seb, un ami d’alors. Pour qu’un produit soit illégal, il faut que la ou les molécules qui le composent soient considérées comme psychotropes et ce sont ces molécules qui sont inscrites dans la liste des produits stupéfiants. Par exemple, ce n’est pas le cannabis en tant que tel qui est inscrit comme produit stupéfiant, mais le THC, la molécule psychotrope. Les Reserch Chemical profitent du temps que les autorités mettent pour inscrire une molécule dans le fichier des stupéfiants. Dans des laboratoires hollandais, polonais, aujourd’hui en Inde et en Chine surtout, des petits chimistes trafiquent des molécules, en inventent des nouvelles, de nouveaux psychotropes donc, et c’est tout à fait légal. On commande, on reçoit ça dans sa boite aux lettres. Une étiquette avec une tête de mort généralement, impropre à la consommation, ça passe pour de l’engrais. C’est pas cher. C’est pas sans danger.

L’abeille aspira une grande limace, fit une grande grimace. Victor eut la gerbe rien qu’à regarder le trait lui étant destiné. Mais qu’avait-il d’autre à foutre hein ? Alors il déchira un bout du magazine dédié à cet usage, s’approcha de la ligne blanche. Et la franchît sans se poser de question, une forte inspiration. Il crût perdre son œil tellement le produit faisait mal au nez, ça crépitait dans tous les sens, et il sentit des larmes jaillir à ses paupières. L’abeille riait, Victor rejeta son corps dans le fond des banquettes marocaines. Quelques minutes pour reprendre son souffle, pour que s’atténue la douleur dans les narines. Et après, tout allait mieux, l’avait juste une furieuse envie de parler.

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