Oreille blanche dans terre noire VII

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Et mon dieu qu’il fait froid. Et faut toujours qu’ils soient en retard ces gens-là. L’Abeille, long lémurien aux pupilles déglinguées scrute la D592, boit de la bière mais se sent toujours aussi déshydraté. Victor se dit que ce ne serait finalement pas plus mal que le dealer ne se pointe pas, se sentait fatigué d’un coup, regardait l’Abeille et se disait qu’il était peut-être temps d’arrêter les frais. Le machin était complètement fait, la défonce suintant par tous les pores. Encore quelques heures, ouais, quelques traits, et ils ne seront plus que déchets. Caricatures d’homme. Pauvre Abeille. Cet œil, cette avidité, cette mousse au coin des lèvres, il la connaît. Il observe l’Abeille et son visage se mélange au souvenir du visage de l’ami Seb. Cette urgence dans l’œil. Quand le besoin remplace le sujet. Et si le dealer ne se pointe pas ? L’Abeille le fixe, hypothèse inenvisageable. L’Abeille souffle fort, et ses yeux sautillent et s’entortillent sur eux-mêmes, un vent de panique qui le fait hoqueter d’un coup : Non non y viendra. Et l’odeur quand il parle est épouvantable. L’odeur du produit ingéré et dégradé par la bille. Vraiment une sale odeur. Heureusement un phare borgne au lointain se dirige enfin dans leur direction. Un scooter. L’était convenu que l’Abeille s’occupe de la transaction. Victor resta dans la voiture à penser à Seb, et se souvient à présent ce qui l’avait tenu éloigné des produits et de la défonce pendant si longtemps.

Il se rappelle le vent dans le cou, il s’accrochait à son pote, ils traversaient la ville, Bellecour, Cordelier, ils hurlaient de joie, la lune était ronde et les étoiles cachées par la pollution. Ils roulaient sur les ponts, sur les trottoirs. Ils étaient nus. Complètement nus. Une histoire à la con, les narines pleines de Néodove, ils jouaient à Mario Kart sur la Wii, la musique faisait vibrer les murs du petit appartement près de la manufacture des tabacs. Et d’un coup, ils étaient partis en scooter, y avait une soirée quelque part. Ils n’avaient jamais trouvé la soirée. Et comment s’étaient-ils retrouvés nus à sillonner les rues de la grande ville ? Peu d’importance. Il se souvient de cette vitalité qui les habitait. Ce sentiment d’être indestructible. Hurlant de joie, majeurs en l’air, bouche sèche, vent qui s’engouffre dans les fesses. Le monde leur appartenait. Moins d’un mois plus tard, le même scooter avait mangé un platane frontalement. Seb était mort sur le coup. Et lui, Victor, se faisait sucer sur les pentes de la Croix-Rousse, pendant que le Samu ramassait le corps de son ami. La calotte crânienne était restée dans le casque. Et lui n’avait plus de batterie. C’était un joli casque sur lequel son ami avait collé des stickers de concerts, de festivals. Et combien de fois s’était-il refait le film de la soirée ? Combien de fois avait-il échafaudé ce qu’il serait advenu s’il n’était pas resté dans le fumoir avec la fille au crâne rasé ? S’il avait pris la place à l’arrière du scooter ?... Et quelle était sa part de responsabilité dans tout ça ? Au crématorium, il avait écrit un petit texte. Pour dire à tous combien il l’aimait. Il était monté au pupitre, avait regardé l’assemblé, avait essayé de parler mais rien ne sortait. L’avait essayé de reprendre sa respiration, de ne pas être submergé par les larmes, mais c’était fichu. Il avait baissé la tête, avait regardé ses chaussures, la sœur de Seb l’avait pris dans ses bras et l’avait raccompagné jusqu’à sa chaise. Il pleurait. Son cœur piétiné au sol. Son cœur rempli de sang, de larmes. Comme une éponge de mer que l’on écrase.

L’Abeille revint en trottinant, sa silhouette éclairée par la fine lune paraissait désarticulée, chaque membre bougeait mais comme indépendamment du tronc. C’était une gamine, et que font les parents c’est pas croyable des irresponsables pareil. Sur le scooter. Une gamine. Pfff. Pas plus de quatorze ans. Même pas sûr qu’elle ait l’âge de conduire la bécane. L’Abeille était choqué, grimaçant : elle perd pas le nord la gamine, elle te fait goûter, elle sort sa petite balance. Enfin. L’Abeille était choqué, grimaçait, mais déjà, comme ils retournaient direction Cheminas, il se débattait avec le petit pochon en plastique, et Victor lui disait qu’il était préférable d’attendre d’être rentrés, faire ça au calme, posés dans les banquettes de son salon. Pour l’Abeille c’était tradition, quand on va chercher du prod, on goûte un échantillon dans la voiture. Victor sentait qu’un truc dans sa tête avait basculé sur le trajet. L’était plus dedans, les gestes de l’Abeille qui déchirait enfin son pochon plastique et qui râlait parce qu’un peu de poudre avait volé en l’air n’était plus ceux d’un ami. Non juste les gestes d’un putain de crevard junkie.

L’Abeille s’envoya un trait, c’était de la patate, mais Victor cette fois-ci fit semblant, dégagea sa ligne du revers de la main, un peu de poudre encore sur la moquette de la clio. Il raccompagna l’Abeille à l’intérieur, il fallait que son pote se calme à présent, il en était persuadé, l’Abeille n’était plus qu’un gros bourdon collé à l’abat-jour d’une lumière trop vive. Victor se mit à boire de l’eau. Discrètement. Beaucoup d’eau. Pendant que l’Abeille chaque minute déclinait déclinait et se rependait sur les banquettes marocaines, regardait le vide, se demandant toutes les deux secondes où il avait mis le petit pochon de coke. Victor sentait la douleur gagner ses tempes, ses narines, un sentiment de désœuvrement également. Tristesse et nostalgie. C’est une chose qu’il s’était souvent dite avec l’ami Seb. Pourquoi nous dit-on que la drogue c’est mal alors que c’est tellement bon ? Et si c’est si bon que ça pourquoi ne sommes-nous pas défoncés H24 ? Hein. Peut-être à cause des à côté. Les descentes. La tristesse qui s’en suit. La voracité. L’abandon de la pensée pour la sensation. Comme un citron que l’on presse trop fort, trop vite, on râcle bien la pulpe. Après fini. Plus rien d’humain dans ce corps. Victor se dirigea vers la tablette de l’Abeille posée sur le bar de la cuisine, mit un mix de Kollektiv Turmstrasse. Le son minimal, lent et hypnotique enveloppa l’espace, voyait l’Abeille se cacher dans les banquettes pour coller son index dans le pochon de coke, en juif. Le mix du groupe allemand s’ouvrait sur Tristesse en français dans le texte. L’année précédant la mort de Seb, Victor était partie quelque temps sur Grenoble, avait suivi une fille qui l’avait accueilli quartier Beria. Avec Seb, ils ne s’appelaient que peu, par contre, ils s’envoyaient des sons. Régulièrement. C’était devenu une habitude entre eux. A l’époque, Victor écoutait beaucoup d’électro. Il téléchargeait les musiques proposées par Seb. Se les mettait sur son MP3. Partait marcher marcher marcher. Quand il se refait le film de ces années-là, Victor se rend compte qu’il n’a jamais eu de confident, de bon copain ou bonne copine avec qui s’épancher sur les affres de la vie, et que les échanges musicaux avec Seb ont certainement eu ce rôle-là. La musique est cathartique, la musique l’a toujours profondément relié à lui-même. Se souvient de ce morceau Tristesse, arrivé sur sa boite mail étonnamment un jour de semaine, en pleine nuit. L’ami Seb avait accompagné le son d’un tout petit mot : Une humeur ou plutôt un état permanant. C’était pas le genre du bonhomme, une telle gravité. Victor avait demandé si tout allait bien. Seb avait mis ça sur le compte d’une mauvaise descente, d’un mauvais produit. Certainement qu’après coup, il est facile de faire le lien. Certainement qu’il aurait pu déceler de quelque chose. Mais Seb ne parlait pas de lui, de ce qu’il se passait à l’intérieur et c’est peut-être ce qui les avait rapprochés tous les deux. Victor non plus ne parle pas du charnier qui faisande à l’intérieur de sa poitrine. Et Françoise, la mère de Seb se doutait de quelque chose mais à quoi bon ? Et quelle réponse eut été satisfaisante ? Que pouvait-il répondre devant le crématorium ? Partager le poids qui s’était abattu sur ses épaules cette nuit-là ? Quand la famille de Seb, en préparant la cérémonie, lui avait demandé s’il y avait une chanson ou quoi que ce soit qu’il souhaitait partager, il avait juste dit que son ami aimait ce son : Tristesse, mais le morceau était trop long, et l’électro passe très mal dans les crématoriums. Alors il s’était contenté d’écrire un petit texte qu’il n’a jamais pu lire ailleurs que seul, dans son propre appartement. Il n’a pas dit non plus que cette nuit-là, pendant qu’il raccompagnait la fille au crâne rasé dans un minuscule appartement des pentes de la Croix-Rousse, Seb lui avait envoyé plusieurs fois le même message. Message qu’il ne verra qu’en rallumant son téléphone le lendemain. C’était le même message que l’année précédente. Treize fois renvoyés entre 5 :14 et 5 :29, quelques minutes avant que le scooter ne s’empale contre le platane. Ce son donc Tristesse avec sur les douze premiers envois le même petit mot : Une humeur ou plutôt un état permanant. Sur le dernier envoi, il y avait le son. Mais il n’y avait plus le mot…

Était-ce vraiment un accident ? lui avait demandé Françoise. Et qu’est-ce qu’il y aurait eu de doux aux oreilles d’une mère ?... Lui en tous cas, savait une chose. Dans le casque, son ami écoutait ce son, il en était persuadé. Et si quelqu’un aurait pu faire quelque chose c’était bien lui. Si son portable avait eu de la batterie, si la fille au crâne rasée s’était éprise d’un autre bougre. Mais non. C’est en écoutant ce son que son ami est mort.

Un râle tira Victor de ses ruminations, l’Abeille dégueulait, s’étouffait à moitié, le corps couché sur le côté dans les banquettes, sa tête coincée dans un des coins. Victor se précipita pour le relever, le pauvre Abeille toussait, avait de la bile et des rejets de bière sur toute la gueule, sur tout son vieux gilet de laine grise élimée. Victor tenait son ami droit, entrepris d’essuyer son visage avec le gilet déjà souillé, l’Abeille était lourd, et pesait de tout son poids sur les épaules de Victor. Il grommelait, ne disait rien de cohérent, ses yeux révulsés. Victor lui disait qu’il fallait boire de l’eau, c’était le truc à faire à présent mais l’Abeille ne répondait pas, les yeux ne revenaient pas. Ça puait. Victor gardait la tête de côté pour reprendre sa respiration. La tête de l’Abeille tombait en avant, Victor la releva, cala son pote au fond de la banquette. Alla chercher serviettes, chercher bouteille d’eau. Revint, tapota les joues de son pote qui entrouvrit les yeux, il faut boire mec. Et il calla le goulot de la bouteille aux lèvres de l’Abeille qui se mit doucement à téter. Comme un nourrisson. Puis d’un coup lui cracha tout au visage s’insurgeant d’une voix rauque : Mais qu’est-ce que c’est qu’c’t meeeeerde ?...

De l’eau mec… Ce n’est que de l’eau… Un lapin dans les phares, les yeux de l’Abeille surpris, apeurés, désolés, enfantins… Ooh j’suis désolé meeeec… J’crois qu’j’en ai trop pris…Et cette fois-ci l’Abeille se saisit de la bouteille que lui tendait Victor et l’aspira à grands gorgeons, la bouteille en plastique se comprimait sous l’effet de l’aspiration. Puis l’Abeille se releva un peu, mit ses mains sur ses genoux. La fête est finie. L’Abeille toussait un peu et reniflait. Puis doucement releva la tête, les deux potes se regardèrent un instant, l’Abeille éclata en sanglot. Victor le prit dans ses bras, l’Abeille pleurait à chaudes larmes entrecoupés de paroles incompréhensibles où il semblait être question qu’il en restait un peu dans le pochon, que la gamine qui les avait livrés leur avait refilé un produit impropre à la consommation, et que fallait pas qu’on le voie comme ça, qu’il fallait pas que Camille soit au courant, sinon il verrait plus jamais sa petite louloute… Victor le berçait. Et d’un coup, les pleurs se tarirent, immédiatement remplacés par un profond ronflement. L’Abeille s’était endormi. Victor resta un moment à bercer son pote. En se disant que c’était une des premières fois que ça ne souffrait pas de discussion, l’Abeille était son pote, ce n’était pas qu’une fréquentation. Il le berçait, caressant ses cheveux clairsemés trempés de sueur. Le visage de l’Abeille était déformé par les excès, la douleur, traversé de tics nerveux. Victor murmurait tout va bien tout va bien. Certain pourtant, que rien n’allait. Que tout partait en sucette, et que la mort et l’absurde s’invitaient de manière un peu trop forte dans ses os, ses muscles. Ses os creux, ses muscles mous et douloureux. Et comme il berçait l’Abeille, c’est à l’ami Seb qu’il pensait. Ce sont les deux hommes, les deux amis, à treize ans d’intervalles, qu’il étreignait et berçait contre sa frêle poitrine.

Victor avait bordé l’Abeille, remis des granulé dans le poêle, avait ouvert le frigo, trouvé un fond de crème douteuse, un peu de gruyère. Dans les placards : des pâtes, du fond de veau. Fit une grosse casserole. Trouva des dolipranes également, en goba un pendant que l’eau chauffait. Il se sentait cotonneux, tirait un coup sur une clope, un coup sur un joint d’herbe pure. Il espérait que la fatigue revienne mais le produit qu’il avait partagé avec l’Abeille l’en empêchait. Il se demandait depuis combien de temps son pote était sur la brèche. Combien de nuits sans dormir à s’attaquer les narines tout seul dans son coin. Ça le rendit triste un peu. Toutes ces existences solitaires. Ces tonnes de souffrances que l’on n’est pas capable de partager. Que l’on garde et que l’on gère chacun comme on peut. Ce qui est terrible, qui lui glace le sang, les doigts, les lèvres, les orteils et jusqu’à la moelle épinière, c’est de constater que tous ces subterfuges que l’on utilise pour arranger la réalité, pour la supporter. Pour avoir la force d’avancer, pour ne pas se brûler au contact de l’air ambiant, pour accepter la couleur du ciel et plus généralement tous ces alentours qui nous contraignent et sur lesquels nous n’avons plus de prise. Tous ces subterfuges, ils font du bien uniquement parce qu’ils mettent entre parenthèse l’insupportable. Bien sûr, bien évidemment, il y a le plaisir physique, mais ce n’est que peu de chose comparé à l’oubli de la souffrance. Renarde, la jeune fille de treize ans qu’il rencontrait au collège Marie Currie citait cette chanson de Lomepal qui résume bien le fond de cette pensée : Avoir la conscience du plaisir c’est bien / Avoir l’inconscience de souffrir c’est mieux… Sacré Renarde. Et Victor se mit à dévorer les coquillettes à même la casserole.

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