Chapitre 1 : La prostitution, une chance ?

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Avec du recul, de l’analyse et une introspection de plusieurs années, je peux dire aujourd’hui que la prostitution m’a permis de devenir celle que je voulais être. Pourtant, malgré toute la reconnaissance que j’éprouve en faisant cette constatation, je qualifierais également cette expérience de long chemin de croix. Un chemin semé d’embûches qui m’a permis de grandir mais qui m’a aussi abîmée.

Comme pour beaucoup d'entre nous, ma vie n’a pas été un long fleuve tranquille. Les quatorze dernières années n’ont pas échappé à la règle. Elles ont souvent ressemblé à des montagnes russes, remplie de hauts et de bas. Par moments, le voyage m’a semblé si chaotique que j’ai bien cru ne jamais en ressortir. Pourtant, si je suis encore là, c’est que cela n’a pas été insurmontable.

Se prostituer n’est pas évident tous les jours, mais j’ai eu la chance d’exercer dans des conditions favorables depuis le début. Comme je le fais présentement, avec Benoît sous les doigts, j’ai toujours reçu mes clients en intérieur, soit à l’hôtel, soit à mon domicile. C’était un des bonus en me mettant à mon compte.

En exerçant en tant que masseuse érotique, seule, sans supérieur hiérarchique, aussi appelés « macs » dans le jargon usuel, j’ai vécu une expérience très différente de l’image d’Épinal que l’on a de ce milieu, de celle que la féministe américaine Gloria Steinem vilipendait à raison dans son livre « Ma vie sur la route ». Quand elle écrit : « j’espère qu’il existe des femmes — et des hommes — qui peuvent refuser des clients, se débrouiller sans proxénète, ni maison close, et qui sont aux commandes de leur vie (...) », j’ai envie de la rassurer, car oui, ces personnes qu’elle décrit, j’en fais partie.

Je n’ai jamais arpenté les rues désertiques et glacées, cintrée dans une tenue vulgaire et juchée sur des cuissardes à talons démesurés, à la recherche d’un homme à alpaguer. En ce sens, j’ai été et je suis encore une prostituée privilégiée. En pratiquant à ma façon, je bénéficie de beaucoup d’avantages sans trop d’inconvénients.

Un jour, une thérapeute m’a dit que je lui rappelais les courtisanes du siècle dernier. Celle qui se cachaient bien au chaud derrière des tentures épaisses, dans de grands salons asphyxiés par les volutes des cigares que les riches venaient fumer en charmante compagnie. Il y a un peu de ça, mais on en est encore loin...

Je n’ai ni honte, ni excuses à fournir quant au fait que j’ai pratiqué le plus vieux métier du monde pendant des années. Cela a constitué un choix délibéré et assumé. Pour autant, je l’ai longtemps tenu secret, pour me préserver moi et mon entourage. J’ai mené une double vie et je ne le recommande à personne. Mentir est une chose, vivre à moitié en est une autre. J’ai bien conscience que toute vérité n’est pas bonne à dire, mais certaines libèrent et sont nécessaires. Voilà pourquoi je désire en parler ouvertement aujourd’hui.

Pour autant, je n’en fais pas l’apologie non plus. Je ne vous partage ici que le récit d’une période de ma vie, racontée de la manière la plus authentique possible. Je n’encourage personne à y mettre les pieds. Comme dans tout engrenage, quand on tombe dedans et qu’on y prend goût, il devient difficile d’en sortir. Et ce qui au commencement ne devait être qu’un coup de pouce financier momentané, s’est prolongé bien au-delà.

J’ai aimé certaines facettes de la prostitution, notamment au début. D’autres, apparues au fil du temps, m’ont amenée à vivre quelques déconvenues. Aujourd’hui, j’ai hâte de tourner la page. Cependant, quand je regarde en arrière, en faisant un rapide état des lieux, j’éprouve de la reconnaissance pour cette expérience hors-du-commun.

Comment est-ce possible, me direz-vous ? Je comprends que lorsqu’on a uniquement une perception détestable de cet univers, rempli de maquereaux et de femmes abusées, il devient difficile d’imaginer ressentir de la gratitude envers ce métier. Mais il faut se rendre à l’évidence, si j’ai tenu aussi longtemps, c’est assurément parce qu’il y a plus de bon que de mauvais à retenir.

On ne fait pas carrière dans la prostitution. On s’y attarde un moment pour diverses raisons et on reprend sa route vers d’autres horizons. Au fond de nous, on sait qu’on ne peut pas continuer, qu’on ne doit pas continuer, sous peine d’y laisser trop de plumes.

Pourtant, envisager d’arrêter m’a longtemps effrayée. À cause de tous les points positifs que je découvrais au cours de cette aventure, j'ai cru que je ne pourrais jamais raccrocher. Une fois lancée, heureuse de gagner de l'argent facilement et rapidement, sans trop me mouiller, je ne me voyais plus tirer ma révérence. Arrivée à 35 ans, j’ai commencé à réfléchir à l’avenir. Celui-ci s’annonçait soudain bien terne. Les années passant, la prostitution avait perdu de ses attraits et je me sentais piégée. Enfermée dans une vie mensongère qui ne me correspondait plus, je m'étais résignée à accepter mon sort. Je me voyais "mourir sur scène", pas trop tard assurément, pour éviter le syndrome de la vieille pute décrépie, beaucoup trop maquillée pour cacher la misère. Sans réel plan B, je me disais que je finirais par me foutre en l'air lorsque je ne serais plus en capacité de travailler.

Après tout, si ma vie devait se terminer ainsi, était-ce important ? Je plaisantais à l’idée que je ferais mieux la prochaine fois, dans une autre vie, quand les compteurs seraient remis à zéro. Celle-ci représentait un brouillon pour mieux recommencer plus tard ; une existence à l’essai, pour préparer la suivante. Cette pensée me réconfortait. Je ne suis pas bouddhiste et je n’entretiens pas de croyances particulières au sujet de la réincarnation, mais cette idée devait refléter la petite lueur d'espoir qui m'habitait encore, et qui me faisait croire que ma vie avait peut-être toujours un sens.

J’avais le sentiment d’attendre parfois un miracle.

D’une certaine façon, ce dernier est enfin survenu. Un matin d’octobre 2019, quelques mois avant le commencement de l’épidémie mondiale, j’ai reçu une vision, sur laquelle je reviendrai plus tard et plus en détails. Cette dernière m’a permis, pour la première fois depuis longtemps, d’entrevoir la possibilité d’arrêter de "vendre/louer mon corps". Un objectif nouveau, irréaliste jusque-là, qui me semblait enfin envisageable. Dès lors, reboostée par cette nouvelle énergie insufflée, je me suis fixée une deadline arbitraire, pour cesser mon activité : l’année de mes quarante ans. À l’automne 2019, il me restait donc approximativement trois ans et demi pour y arriver, un délai raisonnablement long pour y parvenir, mais suffisamment court pour me motiver. Je ne m’attendais pas à dire stop le jour exact de mon anniversaire, à savoir le 23 mai 2022, mais bien dans l’année suivant mon quarantième printemps.

Nous sommes actuellement le 24 avril 2023, et je souris. Hier, j’ai entrepris la rédaction de mon autobiographie, un récit par lequel je souhaite ardemment en finir avec cette activité. Je souris car il me reste très exactement un mois avant que ma quarantième année touche à sa fin. Je me prostitue encore, mais plus pour très longtemps, je le sais. J’arrive au bout de ce parcours, amorcé peu après ma majorité, et qui se déroula en plusieurs étapes, sur plus de vingt-trois ans.

J’ai soudain mal au ventre et le cœur qui palpite à l’idée de rompre définitivement le lien avec ce milieu atypique, marginal, méjugé, car je ne sais pas comment va se dérouler la suite. Qui le sait, me direz-vous ?

Se lancer dans l’inconnu s’accompagne d’une sensation particulière. Je remarque encore cette ambivalence qui m’anime, un sentiment diffus, confus, oscillant entre le stress et l’exaltation. L’être humain et ses contradictions... vacillant toujours entre deux pôles... La peur et la joie, la joie et la peur... un pas en avant, deux pas en arrière, "j’y vais, j’y vais pas"... Tout le monde a connu cette valse-hésitation, à un moment ou un autre, dans sa vie privée ou professionnelle. Se sentir partagé entre l'envie d’avancer, vers ce qui nous attire mais dont on ne sait rien, et celle de rester là où on est, même plus ou moins bien, la fameuse « zone de confort » dont parlent les livres de développement personnel.

Et j’en suis là, tout comme vous parfois, dans cet entre-deux, à devoir choisir entre rester celle que j’ai toujours été et parvenir à faire éclore celle que je rêve de devenir.

Il me reste une marche à gravir avant de m’envoler.

Une dernière marche, que je vais grimper avec vous, si vous voulez bien faire partie du voyage.

Permettez-moi, à présent, de vous expliquer le pourquoi du comment tout cela est arrivé.

Il était une fois une petite fille qui est arrivée dans ce monde...

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