Chapitre 2 : Gémeaux

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Je suis née en mai 1982, sous le signe du Gémeaux. Comme pour le signe astrologique, ce qui a caractérisé ma vie, c’est le sentiment d’être deux personnes en une.

D’un côté, je suis une femme ordinaire, répondant aux attentes sociales de notre époque. J’affiche une façade entretenue, qui donne probablement aux autres le sentiment que tout se déroule bien dans ma vie. La vitrine est telle que lorsque je récupère ma fille à la sortie de l’école, aucun parent d’élèves ne peut se douter que je viens de terminer un rapport sexuel tarifé. À une époque, j’en enquillais jusqu’à six dans une journée. Je n’ai tout simplement pas l’air d’une pute. Lunettes de soleil sur les yeux et baskets aux pieds, je me fonds dans la masse. Je ne sens pas le soufre à plein nez malgré mon activité professionnelle licencieuse.

La preuve ? Je présente suffisamment bien pour être parfois conviée à des dîners chez des gens remarquables. Je pense notamment à cette soirée passée chez un sympathique couple de médecin et chirurgien, les parents d’un petit camarade de ma fille ; ou à cette invitation de la part d’une infirmière et de son compagnon, un manager commercial. Nos filles du même âge avaient sympathisé et je me suis retrouvé malgré moi à entretenir des liens avec ces gens auxquels je ne parvenais pas à m’identifier. J’arrivais dans leur maison achetée à crédit et me sentais comme un éléphant dans un magasin de porcelaine. Il y a eu aussi cet adorable webmaster et sa compagne, travaillant dans les ressources humaines, avec lesquels j’ai plusieurs fois échangé lors de barbecue ou de pots improvisés après des goûters d’anniversaire. Tous avaient un bon job. Un job dont ils n’avaient pas honte et dont ils pouvaient ouvertement parler, s’entend.

Lors de nos premières discussions, pour assouvir leur curiosité naturelle au sujet de ma profession, j’ai indiqué être esthéticienne à mon compte. Ce n’était pas complètement faux. J’avais bien obtenu mon diplôme quelques années auparavant, et je suis effectivement indépendante. Pour le reste, je pouvais difficilement leur balancer à table, entre la poire et le fromage, que je branlais des hommes pour gagner ma croûte. Je ne désirais pas voir leur six paires d’yeux choqués braqués sur moi, ni me faire jeter de chez eux comme une malpropre, ma fille sous le bras, pour ne pas avoir rempli les conditions d’admission.

Au cours de ce genre de repas, j’éprouvais souvent un grand moment de solitude, me répétant au fond de moi : mon Dieu, s’ils savaient...

De l’autre côté, je possède une personnalité complexe, que j’ai longtemps perçue borderline. Ce trouble clinique se caractérise par une hypersensibilité dans les relations interpersonnelles, une instabilité de l’image de soi, des fluctuations d’humeur et de l’impulsivité. Des symptômes survenant majoritairement à cause du stress, quand on fonctionne en mode « survie » et qui diffèrent donc de ceux de la bipolarité, qui sont plus durables et profondément ancrés dans un schéma psychologique.

Comme je réussis plutôt bien à camoufler mes travers émotionnels en public, je parviens au quotidien à endosser mon rôle de femme normale sans éveiller les soupçons. La vérité demeure tapie dans l’ombre, planquée derrière l’épais rideau des apparences, celui-là même qui me sépare des citoyens lambdas dont la vie semble facile. N’ont-ils rien à cacher ? Comme je les envie, cela doit être si reposant. Entretenir un mensonge m’épuise.

Pendant de nombreuses années, cette version auto-censurée de moi-même, peu la connaissaient. Les seuls au courant se comptaient sur les doigts d’une main. Il s’agissait principalement de proches masculins. Les femmes sont impitoyables envers leurs homologues féminins quand on aborde le sujet épineux de la prostitution. Une seule fois, j’ai osé révéler mon secret à une amie. Cette dernière a rompu le contact dans la foulée. Navrée, je n’ai alors pas souhaité renouveler l’expérience.

En plus de la prostitution, derrière mon allure banale, je cachais une autre tare, aujourd’hui disparue, la boulimie, une addiction méconnue qui ne reçoit pas le même accueil que celles socialement acceptées. Tandis que les convives s’attendent à ce qu’alcool et cigarettes fassent partie de la soirée, quitte à en abuser, la boulimie appartient aux déviances dont personne ne veut entendre parler. Une fois encore, pour échapper à la vindicte populaire, j’ai gardé le silence à propos de cette maladie honteuse. Pendant des années, j’ai tronqué la réalité en prônant une hygiène de vie d’ascète bouddhiste : ni drogues, ni alcool, ni cigarettes. La méditation et le yoga faisaient partie de ma routine quotidienne, et les gens qui me voyaient manger des fruits et légumes me considéraient comme la personne la plus saine de leur entourage. Pourtant, je me faisais vomir depuis l’âge de seize ans, mais ça, peu le savaient.

À force de mentir et de me faire passer pour une autre, je ne savais plus qui j’étais. En plaisantant, je répétais à Manu et Simon, mes meilleurs amis, que j’allais finir schizophrène. Ils ont été les deux seules personnes à me connaître et à m’accepter vraiment. Pour mes autres proches, constitués par ma mère, ma meilleure amie, Solène, que j’appelle aussi ma sœur de cœur, ses parents, Robert et Sylvie, que je considère encore aujourd’hui comme ma seconde famille, je demeure une énigme. Mon tempérament rebelle les intrigue, les déroute ou les agace, selon les moments.

Mon célibat interroge Solène. Elle semble penser : « mais qu’est-ce qui déconne chez elle pour qu’aucun homme n’en veuille ? » Je surinterprète probablement le fond de sa pensée, car je ne doute pas de sa bienveillance, mais il lui manque certaines données pour me comprendre vraiment. J’ai préféré jusqu’à présent garder le silence au sujet de mon métier et de mon addiction pour épargner notre amitié. Je redoute sa réaction le jour où elle découvrira combien j’ai été une imposture. Je mens pour me protéger de ce regard désapprobateur qui m’accueillera peut-être le jour où elle saura la vérité. J’ai peur d’y lire du dégoût ou de la déception.

Elle n’est pas la seule à se méprendre sur moi, faute d’information. Jeune adulte, lorsque les phases de jeûne succédaient aux compulsions alimentaires, au regard de ma minceur, mes grands-parents croyaient que je me droguais. Ma mère les a contredits mais elle semblait tout aussi perdue qu’eux. Voyant qu’aucune thérapie ne venait à bout de mes soucis de santé, elle a conclu qu’on m’avait tout bonnement mal diagnostiquée et m’a un temps soupçonnée de bipolarité. Dépassée par ma mentalité toujours en opposition, par mes coups de blues qui alternaient avec des périodes d’euphorie, j’imagine qu’elle a essayé de se rassurer en trouvant des explications rationnelles. Finalement, elle a seulement dû abandonner l’idée qu’un jour, j’allais rentrer dans le rang.

De toute évidence, elle a bien fait car je n’y suis toujours pas.

Durant vingt-cinq ans, il n’y a pas eu de cohérence entre ce que je montrais aux autres et celle que j’étais réellement. Je me sentais comme une femme à deux visages, dédoublée, et je me demandais comment j’allais parvenir à redevenir une seule et même personne. Les thérapeutes holistiques parlent d’alignement. Moi, je me sentais complètement désaxée.

Je vais vous raconter la personne que l’on qualifiait de « peu commune », de « différente », « d’à part », de « spéciale », de « marginale », voire « d’exceptionnelle » ou « d’incroyable »... Toutes les étiquettes, flatteuses ou non, sont lourdes à porter. Limitantes, elles se transforment en carcans qui nous enferment et dont il est préférable de se défaire si on veut pouvoir s’envoler. Comme beaucoup, j’ai souffert de ne pas me sentir à ma place car, à cette anormalité que l’on apposait sur moi comme un sceau, sont venus se greffer ses corollaires : la solitude, l’isolement, l’incompréhension, le rejet... Avec le temps, je me suis renfermée et il est devenu difficile de m’appréhender, et par la force des choses, de me suivre. J’ai donc dû me résoudre à cheminer seule un moment, pour éviter de déranger autrui avec mes « particularités ».

En révélant au grand jour ma vérité, il est l’heure pour moi de me débarrasser de ces adjectifs qui m’ont poursuivie une partie de ma vie.

Pour cela, un petit retour en arrière s’impose...

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