Chapitre 6 : La fuite

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Ai-je eu conscience d’avoir une enfance un peu « spéciale » ou des parents toxiques ? Non, pas pendant de nombreuses années. J’ai ouvert les yeux sur notre condition familiale le jour où ma mère a enfin pris la décision de partir.

S’enfuir serait un terme plus exact.

Ce jour-là, je m’en souviens comme si c’était hier.

Nous étions à la mi-juillet 1987 et le temps était au beau fixe. Je jouais dehors, après le déjeuner, pendant que ma mère s’occupait à la maison. Je ne le savais pas encore, mais elle préparait secrètement notre évasion. Cette fois-ci, après onze ans de violence physique et psychologique et autant d’années d’hésitation, à y penser comme la seule et unique solution, elle était résolue à s’en aller. En effet, un épisode l’avait convaincue qu’il était temps de quitter le navire, et vite, avant que le bateau ne coule définitivement. Cela avait eu lieu peu après l’anniversaire de mon frère. Ce dernier, qui fêtait alors ses onze ans, avait reçu comme cadeau de la part de mon père une raclée. En vérité, ce dernier lui avait d’abord offert une montre, mais Mickaël, peu soigneux, l’avait perdue. Maman était intervenue, horrifiée, mais le mal était fait.

Le seul choix qu’il lui restait désormais, pour nous sauver, était de prendre ses cliques et ses claques et de tout abandonner.

Mon frère était absent de la maison. Il avait été envoyé chez mes grands-parents maternels, à la campagne, pour aider mes oncles à préparer les récoltes. Passionné par la conduite d’engins agricoles, il adorait monter sur les tracteurs et sillonner les hectares de champs de leur immense propriété. Comme il était déjà sur place, nous n’avions plus qu’à le rejoindre. Tous les trois réunis, nous y serions en sécurité.

Mon père travaillait comme chauffeur de cars et devait revenir de sa tournée à dix-sept heures. Normalement, ce jour-là, après son retour du boulot, nous aurions dû partir tous les quatre à la mer. Il avait été convenu que nous récupérerions mon frère au passage. Cependant, ma mère a préféré saisir cette opportunité d’avoir des valises déjà faites pour échafauder un autre plan, connu d’elle seule.

Enfin d’elle, de la police et de mes grands-parents, qui attendaient sûrement notre arrivée, la boule au ventre.

— Partez au plus vite, lui avaient déclaré les policiers quelques jours auparavant. C’est une question de vie ou de mort, désormais.

Une prophétie macabre mais tristement vrai pour tant d’autres femmes. Elle l’avait reçue en les contactant, afin de savoir comment procéder pour quitter légalement le domicile conjugal avec ses enfants. Selon leurs dires, il n’y avait pas de procédure appropriée. Si elle voulait avoir une chance de s’en sortir vivante, elle devait s’enfuir sans laisser d’adresse.

C’est ainsi qu’elle avait programmé notre départ, en secret, avec la complicité de la police et de sa famille. Devant l’urgence de la situation, mes grands-parents maternels s’étaient proposés de nous accueillir le temps nécessaire, pour ma mère, de se retourner.

Après le déjeuner, papa ne se douta de rien en repartant travailler. Croyant que maman préparait notre futur départ en vacances, il traversa l’entrée encombrée de valises sans broncher.

J’étais dehors, sur la grande pelouse derrière la maison, en train de passer la balle à un voisin, lorsque la voix grave de fumeuse de ma mère résonna dans tout le lotissement :

— Caroline, Caroline, viens ici !

Je rappliquai, tel un petit chien qu’on aurait sifflé, effrayée d’entendre la voix énervée de ma mère alors que je n’avais rien fait. Elle m’ordonna de faire mes bagages. Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait que je prenne de plus que ce qui avait déjà été mis dans les valises pour aller en camping. Je remarquai qu’elle avait déjà presque fini de charger la voiture, qui penchait dangereusement à l’arrière.

— Tes jouets, tes peluches, tes doudous, on part pour un moment, on ne va pas revenir tout de suite !

De plus en plus perplexe, j’obéis sans moufter, ne voulant pas provoquer son courroux. Je me souviens combien elle avait l’air hors d’elle et paniquée. Elle me rappelait une mouche prise au piège, se débattant dans une toile d’araignée. Je préparai donc mon sac en vitesse, n’oubliant pas d’y mettre mes doudous et Charlotte, ma poupée préférée. Lorsque je redescendis avec mes affaires, ma mère maugréa que je n’en avais pas pris assez et insista sur le fait qu’on allait vraiment partir pour très longtemps. Elle m’arracha presque le sac des mains et remonta dans ma chambre en m’invectivant, pour aller le remplir d’autres jouets.

Du haut de mes six ans, je me sentis comme une incapable. Je détestais décevoir ma maman. Je l’aimais tellement fort. Je l’aimais parce qu’elle sentait bon le parfum et que son odeur naturelle, nichée au creux son cou, était la meilleure du monde. J’aimais me pelotonner contre son corps accueillant, le soir, avant de m’endormir. Sa peau douce et tiède me rassurait. Et puis, je l’aimais parce qu’elle avait une tignasse brune en bataille qui retombait sur ses épaules fines. Cela lui allait bien. Elle possédait aussi de belles mains soignées, avec des ongles longs qu’elle vernissait parfois et avec lesquels elle me faisait tout le temps des gratouilles quand on regardait la télé, assises l’une contre l’autre sur le canapé.

C’était une maman affectueuse et câline d’ordinaire mais, ce jour-là, elle ne me paraissait pas dans son état normal. Elle termina ses préparatifs avec la même énergie désespérée, tantôt en vociférant, tantôt en tournoyant dans la maison comme une abeille terrorisée.

Une fois la voiture emplie de nos sacs de rechanges, de ceux qui avaient été initialement prévus pour le camping et de ceux qu’elle avait ajoutés par la suite, elle m’ordonna de grimper et démarra. J’étais à l’arrière de l’Ami 8, entre deux valises, secouée par la conduite sportive de ma mère, qui fila comme si le diable était à nos trousses. Arrivées au stop en bas du quartier, elle appuya des deux pieds sur le frein en hurlant :

— Le flingue ! J’ai oublié le flingue de ton père !

Là, elle fondit presque en larmes, submergée par la panique irrationnelle de voir mon père débarquer à tout instant. De mon côté, sidérée d’apprendre que mon père avait un pistolet, je n’avais plus les mots.

Le flingue.

Je savais très bien de quoi il s’agissait. Mon frère m’obligeait souvent à jouer à ses jeux de garçons où il utilisait ce type d’armes. À présent, le jeu était terminé et, au vu de l’état angoissé de ma mère, oublier l’arme à feu nous mettait clairement en danger. Malgré mes supplications à ne pas faire marche arrière, elle retourna au logement où nous vivions, récupéra le pistolet et reprit la route avec un niveau de tension encore supérieur, suite à notre faux départ.

Tout au long du trajet, elle conduisit pied au plancher, et ce, durant les cinquante kilomètres que dura notre périple. Une éternité dans mon souvenir. Je ne me rappelle plus si je l’ai interrogée à propos des raisons de cette cavalcade de l’horreur, mais, à mon avis, la peur m’a rendue muette. Je me revois stoïque, le regard posé sur les paysages défilant à grande vitesse sous mes yeux effarés.

À compter de ce jour où mon foyer a implosé, j’ai réalisé que nous n’étions plus une famille ordinaire. Jusque-là, puisque j’habitais sous le même toit que mon père et ma mère, cela me suffisait pour ressembler aux autres. Désormais, enfant de parents séparés, je commençais à me percevoir différemment de mes petits congénères vivant dans un ménage uni. Me sentir à part, étrangère au groupe de référence, allait petit à petit devenir une impression qui n’allait plus jamais me quitter.

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