Chapitre 7 : Mon père, ce zéro

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Mon père était un personnage digne d’un roman de Dickens. Violent, alcoolique, impulsif, colérique, les qualificatifs négatifs ne manquent pas pour le décrire. Néanmoins, tout malade qu’il était, pour la petite fille que je fus, il m’apparaissait comme un bon papa. Aussi étrange que cela puisse paraître, il n’a jamais levé la main sur moi. Enfant, j’ai été choyée par cet homme blessé par la vie, qui a déversé sur moi toute la tendresse dont il avait cruellement manqué.

Adulte, j’ai découvert que mon père a été abandonné à la naissance, par une mère qui n’avait que faire de ce quatrième enfant, non désiré, et qui, de surcroît, l’avait rendue malade. En effet, l’arrivée de ce petit garçon, après trois filles, lui avait provoqué de graves problèmes de santé, dont elle le tenait pour responsable. Tandis que ma grand-mère a été envoyée en sanatorium après l’accouchement, pour se reposer et guérir, le nouveau-né a été confié à un orphelinat durant ses deux premières années.

On peut difficilement imaginer plus mauvais départ dans la vie. Privé de l’amour, de la douceur et de l’attention d’une maman dévouée, ce bébé rejeté a probablement développé de graves séquelles dès le plus jeune âge. Benjamin de la fratrie, ce sont finalement ses trois sœurs qui l’ont élevé lorsqu’il est revenu dans la famille. Par la suite, au retour de sa convalescence, ma grand-mère paternelle ne voulait plus en entendre parler. Elle ne s’adressait pas à lui, sauf pour lui rappeler qu’il avait détruit sa vie. Malgré l’affection que ses ainées lui prodiguaient, ce douloureux accueil avait dû planter les graines de ce profond mal-être, contre lequel mon père a lutté toute son existence.

Ma mère répétait souvent que mon père avait « une haine des femmes », qui lui venait de cette figure maternelle défaillante. Ayant été mal aimé, cela devait sans doute être vrai, mais pour autant, cela ne concernait que la gent féminine adulte car, à mon égard, il a développé un amour immodéré. J’étais sa princesse, sa petite puce chérie, et il prenait soin de moi autant que possible même si, en de très rares occasions, j’ai moi aussi eu à subir son caractère tempétueux.

Je me rappelle particulièrement ce jour où, alors âgée de trois ou quatre ans, je n’ai pas été épargnée par l’une de ses colères légendaires, au moment du déjeuner. Je mangeais du jambon. Apparemment, je n’avais pas dû avaler mon repas assez vite car mon père, de nature impatiente, a attrapé l’assiette pour la jeter contre le mur. Après un bruit de fracas retentissant, de la nourriture recouvrait une partie du sol de la cuisine. Il y avait également un bel éclat dans le placo, une assiette en morceaux sur le carrelage, et une petite fille en pleurs sur la chaise, une serviette à carreaux rouges et blancs autour du cou. L’épisode me fait sourire aujourd’hui, mais le souvenir de cette scène, encore bien vivace dans mon esprit, me reste en mémoire aussi clairement que si elle avait eu lieu hier.

Hasard ou pas, je ne mange plus de charcuterie depuis bien longtemps maintenant.

En dépit de ses sauts d’humeur, papa ne me faisait pas peur, car il était très gentil avec moi. Mais ce jour-là, lors de notre fuite du domicile conjugal, mon regard sur lui a commencé à changer.

Malgré la conduite dangereuse de ma mère, nous sommes donc arrivées à la ferme saines et sauves et avons aussitôt été cachées dans la maison. L’Ami 8 a été rangée dans une grange de l’exploitation agricole. Mon frère demeurait absent, parti plus tôt dans l’après-midi, inconscient de ce qui allait se dérouler. En 1987, les téléphones portables n’existaient pas et ma mère ne pouvait pas le prévenir de rester là où il était. Elle redoutait de le voir revenir à l’improviste. Cependant, elle craignait encore plus sa réaction lorsqu’il apprendrait sa décision de tout quitter. Malgré les coups reçus, mon frère portait mon père aux nues, et réciproquement. S’il avait pris connaissance des réelles intentions de ma mère, du haut de ses onze ans, Mickaël s’y serait à coups sûrs opposé. Il aurait probablement pris la défense du chef de famille, aussi tordu soit-il et se serait peut-être joint à lui, séparant notre famille en deux moitiés à jamais. Heureusement, cela ne s’est pas déroulé ainsi.

Peu de temps après nous, mon père débarqua à son tour, au volant de sa Renault 19 bordeaux. Il descendit de la voiture et se dirigea à grandes enjambées vers la maison, devant laquelle l’attendait un comité d’accueil glacial. Mon grand-père et mes deux oncles se tenaient devant l’entrée et formaient, à eux trois, un barrage humain protecteur. Pourtant, mon père, peu enclin à se laisser impressionner par cette démonstration de virilité, ne renonça pas et insista en promettant, à chacun de ces hommes, s’ils ne le laissaient pas entrer, « de leur coller un pain dans le gueule ». Habitués à son personnage vindicatif, les trois gardes ne quittèrent pas leur poste. Ils lui rappelèrent de concert qu’en s’obstinant à aller dans cette direction, mon père faisait fausse route.

De sa grosse voix caverneuse, mon grand-père lui intima :

— Rentre chez toi, Rousseau. C’est fini tes conneries, ma fille t’a quitté. Pars et ne reviens pas, tu n’es pas le bienvenu ici.

Armé de sa fourche à fumier, qu’il espérait dissuasive, le doyen de la famille resta planté devant l’intrus, l’un comme l’autre imperturbables. Mon père, bien décidé à récupérer ce qu’il considérait comme ses biens, sa compagne et ses enfants, donc, n’en démordait pas. Il tenta à plusieurs reprises de forcer le barrage, mais fut contenu à chaque fois par les trois hommes, peu intimidés par ses vociférations et ses vaines menaces.

Cachée dans l’une des chambres de la maison, j’étais assise en tailleur à même le plancher, sous la fenêtre, de laquelle j’entendais les quatre hommes, dehors, s’invectiver à tour de rôle, et ce, de plus en plus violemment. Plus le ton montait et plus ma mère, adossée au radiateur en fonte, tremblait comme une feuille. Silencieuses, nous nous regardions sans bouger.

Persuadé de son bon droit, mon père ne s’en laissa pas conter et décréta qu’il ne repartirait pas sans nous, même s’il devait pour cela attendre dehors, ad vitam aeternam. Puis, pour enfoncer le clou, il se mit à hurler :

— Laissez-moi passer ou je vais tous vous faire sauter !

Je tressaillis à l’écoute de ces mots vengeurs. Je compris soudainement que j’étais dans le mauvais camp et que moi aussi j’allais probablement mourir. Or, je ne voulais pas compter parmi ses victimes. Terrorisée par cette perspective, je décidai alors de rejoindre mon père à l’extérieur, pour l’amadouer dans un premier temps, puis le convaincre de m’épargner. Lorsque je me levai pour mettre mon plan à exécution, ma mère me retint par le bras en m’ordonnant de ne pas bouger et de me taire, un doigt posé sur sa bouche, une main sur la mienne.

Nous restâmes recluses, dans cette position inconfortable, durant toute l’heure qu’ont duré les tentatives de négociation de la part de mon père. Ma mère jetait, de temps à autre, un œil à la fenêtre, dissimulée derrière le rideau en voile jauni. De peur que l’on ne m’entende, elle m’intimait toujours de ne pas parler. Je n’en avais plus l’intention. J’aimais mon père et j’avais toujours peur qu’il nous tue, moi et les autres, mais l’état de stress de ma mère, ainsi que la dureté de sa voix et de son regard, quand elle s’adressait à moi, me dissuadaient de l’ouvrir.

Après sa longue et inutile plaidoirie, enjoint à déguerpir avant que les flics ne soient appelés, mon père finit par renoncer et rebrousser chemin. Malgré son abdication, la maison resta en état d’alerte toute la fin de la journée, ainsi que les jours et semaines qui suivirent.

Après cet épisode, ma mère enchaînait cigarette sur cigarette, assise sur les marches du perron, les yeux dans le vague. Lorsque je lui demandais quand nous allions revoir papa, elle me répondait toujours la même chose :

— Bientôt.

Elle ne voulait pas me décevoir, ni anéantir mes espoirs. Éluder ma question et mentir demeuraient ses seules options pour faire cesser mes interrogations. Ses mains tremblaient, trahissant la nervosité qui ne la quittait plus. Je voyais combien elle souffrait de cette situation, alors je n’insistais plus, me contentant de ses réponses évasives. Espérant la consoler, je restais collée à elle.

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