Chapitre 8 : Une vision malsaine

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Après notre réclusion forcée à la campagne, chez mes grands-parents, ma mère s’est vu offrir une place dans un « foyer pour femmes battues ». Je ne sais si ce genre de résidence existait vraiment sous cette appellation, mais c’est ainsi qu’on me l’a présentée. De fait, la vie de ma maman me devenait de plus en plus transparente, car je saisissais désormais qu’elle avait été une femme violentée physiquement. Dans ma tête de petite fille de six ans, l’amour et la vie de couple s’associaient au malheur et à la souffrance. Je pense que d’ores et déjà, imprégnée de cette lourde connotation, ma future vie sentimentale s’annonçait chaotique.

Notre séjour n’a pas été très long. Nous n’y sommes restés que quelques semaines, avant de réintégrer la maison où nous vivions avant la séparation. Cependant, cette courte expérience m’a marquée et j’en garde quelques images très claires, bien qu’à l’époque, je n’avais que six ans, cinq de moins que mon frère ainé.

Nous devions partager le logement avec une autre famille monoparentale, une mère et ses deux enfants, un garçon et une fille, soit un schéma identique à celui de notre fratrie. Je me souviens uniquement de deux épisodes vécus au cours de cette période. Le jour où j’ai mangé une orange qui n’était pas à nous, piochée dans le mauvais saladier de fruits, et celui où je me suis retrouvée à jouer à touche-pipi au milieu des trois adolescents qui vivaient sous le même toit que moi.

Étant donné que je mange encore des oranges avec plaisir, je ne pense pas qu’en avoir pris une qui ne m’appartenait pas m’ait traumatisée. Alors, passons. En revanche, je n’ai jamais réussi à évoquer ces échanges pour le moins étranges que mon frère et moi avons partagés.

L’appartement comprenait deux chambres à coucher, dans lesquelles chacune de nos familles dormait. La première était occupée par ma mère, mon frère et moi. La seconde, par les trois autres. Les deux pièces, identiques, disposaient d’un grand lit pour l’adulte et de lits superposés pour les enfants.

Je me revois dans l’une de ces chambres, grimpée dans le lit en hauteur, accompagnée du garçon de l’autre famille. Je n’ai aucun souvenir de lui, ni de son nom, ni de son visage, mais je me rappelle être couchée sous lui. Me revient également en mémoire le mouvement que son corps faisait sur moi, ce frottement de va-et-vient qu’il exécutait contre mon bassin. Je ne me souviens pas que cela m’ait dégoûtée ou dérangée, pas plus que cela m’ait plu. Je me perçois plutôt indifférente, probablement insensible au phénomène.

En dessous de nous, sur le lit inférieur, je savais que les deux autres faisaient la même chose. Détail important, sauf erreur de ma part, nous avions tous nos vêtements. Détail surprenant, à un moment, nous intervertissons les rôles. Je change de position et passe au-dessus de la personne, sauf que celui que je chevauche n’est plus le garçon du début mais mon frère. Je me rappelle qu’il me montre en exemple en parlant à la jeune fille qui est là :

— Tu vois, il faut faire comme elle, lui dit-il en me désignant.

Est-ce que je suis restée longtemps à jouer le cobaye sur mon frangin ? Aucune idée. Est-ce que cela m’a traumatisée ? Je ne crois pas. Est-ce que j’en ai eu honte ? Oui, la preuve, je n’en ai jamais parlé. Cette situation n’a pas dû se reproduire entre nous quatre, ou alors, si tel est le cas, je l’ai complètement occultée. En revanche, je suis sûre que rien de similaire ne s’est représenté entre mon frère et moi. D’ailleurs, je ne lui en veux absolument pas et j’ai conscience que cela fait partie de tous ces jeux de découverte du corps auxquels les gamins s’adonnent, souvent au sein de la famille et notamment, entre cousins. Ce qui me trouble, c’est que j’en ai gardé un souvenir vivace, signe qu’ils m’ont laissée des traces, en positif ou en négatif.

Concernant les liens que j’entretenais avec mon frère, en revanche, ma mère nous faisait souvent des remarques un peu dérangeantes. Des réflexions qui, à mon sens, salissaient notre relation, qui était tout ce qu’il y avait de plus fraternelle et normale. Je me souviens que vers huit ans, j’étais la seule de la maison à posséder une télévision dans ma chambre. Mon frère avait hérité de celle du salon, sur laquelle il passait ses nerfs en jouant aux jeux vidéo. Parfois, le soir, lorsque je regardais un épisode d’une série avant de me coucher, il venait se glisser dans mon lit une place pour le regarder avec moi. Il devait avoir treize ou quatorze ans. À l’instar de ces parents d’enfants en bas âge, qui n’entendent plus de bruit à l’étage et s’inquiètent de la signification de ce silence, ma mère entrait parfois dans ma chambre à l’improviste, comme si elle s’attendait à nous surprendre en flagrant délit. En flagrant délit de quoi ? Je ne le savais pas. Elle avait alors ce commentaire tendancieux qui me gênait horriblement. Celui-ci ressemblait à une mise-en-garde :

— Pas dans le même lit tous les deux ! Ça ne se fait pas.

À l’écouter, le mal était partout, y compris en son propre fils. J’avais même l’impression qu’elle projetait sur lui les déviances sexuelles de notre père, l’un et l’autre étant deux mâles possédant les mêmes gènes. Je trouvais cela blessant pour mon frangin, qui était seulement câlin et protecteur envers moi. Jamais il n’avait de gestes ni de mots déplacés, et son attitude n’était nullement empreinte d’équivoque. Pourtant, dans ses propos maladroits, maman sous-entendait que la perversion nous guettait, et que, d’une certaine façon, nous étions foncièrement malsains. Et cela s’étendait à tout ce qui touchait à la sexualité. Dans sa bouche, l’amour physique semblait frappé du sceau de l’infamie.

L’image que ma mère possédait de la sexualité s’avérait clairement biaisée et avilie. Il n’y avait aucune notion de pureté ou de beauté dans les échanges amoureux, seulement l’ombre de l’opprobre pour ceux qui s’y adonnaient. C’est en tout cas ce que je percevais depuis mon plus jeune âge. Je comprends bien aujourd’hui que son historique avec les hommes formait un filtre par lequel elle voyait les évènements de façon tronquée. Mais je n’avais pas ce recul à cette époque et je commençais à lui en vouloir de nous traiter de la sorte. Mon ressentiment à ce sujet ne s’améliora pas en grandissant.

Notre première discussion autour du sexe a eu lieu lorsque j’avais une dizaine d’années, alors que je n’étais pas encore réglée. Ma mère me l’imposa un soir, en faisant la vaisselle. Elle commença à me parler de viol et à m’expliquer comment on faisait les bébés. Ce jour-là, elle a évoqué mon père dont je devais me méfier. Pour la paraphraser, elle le décrivait « comme un homme capable de me prendre pour sa femme ».

Suite à cette conversation malaisante, qui m’a probablement secouée plus que de raison, j’ai passé les mois suivants à observer mon ventre, angoissée à l’idée que ce dernier puisse grossir. Je n’ai pas dû comprendre l’entièreté de ses explications, car je n’arrêtais pas de compter les mois qui me séparaient de la dernière étreinte donnée par mon père. Je ne le voyais presque plus, au demeurant. J’étais terrorisée à l’idée qu’il m’ait mise enceinte « par accident ». Je n’entretenais pourtant aucun rapport incestueux avec lui. C’est dire si la façon dont ma mère m’avait parlé du « faire l’amour » avait davantage relevé d’une menace contre laquelle elle voulait me prémunir que du plaisir et du bonheur que l’acte aurait pu évoquer.

Son approche des relations entre hommes et femmes paraissait ainsi, connotée et pervertie par ses propres expériences, et même si ce n’était pas l’objectif, cette vision commençait déjà à teinter celle que j’allais développée plus tard à mon tour.



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