Chapitre 11 : La poupée qui dit non

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Ma mère avait changé. Je le constatais au quotidien. Depuis sa séparation d’avec mon père, elle m’apparaissait toujours stressée, énervée, comme si au moindre faux pas, elle semblait prête à sortir de ses gonds. Elle paraissait souvent perdue, dépassée par les évènements, ou à l’affut d’une nouvelle tuile qui allait s’écraser sur sa tête. Elle avait parfois des excès de colère, comme ce jour où elle a jeté à la poubelle tous les jeux qui trainaient encore par terre dans nos chambres, alors qu’elle nous avait demandé de les ranger. Elle affichait un visage souvent triste, qui s’accordait à son humeur morose. Je la voyais de moins en moins sourire. Son corps maigre soulignait combien elle dépérissait.

Trop jeune, je ne comprenais pas ce brusque changement de personnalité. Je voulais récupérer ma maman douce, câline, qui me bordait le soir en me souhaitant :

— Bonne nuit, ma fifille.

Elle le faisait toujours, mais depuis qu’elle fréquentait Rabu, cette maman-là avait tendance à disparaitre pour laisser place à une femme qui me déplaisait. Je ne digérais pas la trahison que je venais de subir avec la claque que Rabu m’avait administrée dans l’entrée de la maison. J’en voulais à ma mère comme à son amant, équitablement.

Rabu et ses filles, avec lesquelles je ne m’entendais pas, passaient parfois chez nous. Comme mon frère n’avait que des jeux de garçon, et que j’étais celle qui possédait quelques poupées Barbie, j’avais l’obligation de les partager avec nos invitées. Ma mère trouvait ça normal, Rabu trouvait ça normal, ses filles trouvaient ça normal. La seule qui, finalement, n’était pas d’accord avec le concept, c’était moi. Ma mère me réprimanda vertement :

— Tu es méchante !

Je recevais parfois d’autres adjectifs, tel que « bougresse », au summum de son mécontentement. Quand je ne me pliais pas à ces attentes, elle m’accusait d’avoir un sale caractère et déclarait que je n’étais pas facile. En général, j’étais pourtant obéissante, mais il arrivait que je m’oppose à ses demandes, comme ce jour-là.

Ce jour-là, au même titre que celui de la claque, m’a marquée au fer rouge.

Nous étions samedi après-midi. Pour me punir de mon refus de prêter mes jouets, ma mère et son amant ont décidé d’aller à Leclerc se réapprovisionner en poupées. Les « gentilles » filles de Rabu ont choisi celle de leur choix, et moi, durant toute la durée des achats, je me suis faite sermonner comme la mauvaise enfant que j’étais, la gamine ingrate dont la mère avait honte et qui, à l’écouter, lui donnait presque des regrets de l’avoir mise au monde. La tête basse, je longeais les rayons, silencieuse, recevant reproches et remontrances, face aux deux perles de la perfection qui brandissaient chacune leur nouvelle Barbie comme des trophées. J’étais humiliée. Je ployais sous la vindicte des adultes, couverte d’opprobre.

Je paraissais tellement décevante aux yeux de maman.

Ma mère ne m’avait pas habituée à ça. Avant Rabu, elle m’avait toujours protégée. Dans ce contexte-là, il aurait été difficile de ne pas prendre cet intrus en grippe. Je le détestais de me voler la maman que j’aimais.

Après cette charmante petite balade au supermarché, a sonné l’heure du bain et du dîner. Pragmatique, ma mère a pris les commandes de la cuisine, tandis que Rabu se chargeait de nous donner le bain. Enfin, à ses filles car, moi, horrifiée, je refusais catégoriquement de me déshabiller. Je me revois, debout, encore vêtue, dans la grande salle de bain de notre maison, tandis que ses deux filles flottaient déjà dans la baignoire, en train de jouer avec la mousse.

De sa voix grave, Rabu a insisté :

— Viens te laver avec les filles !

— Nan.

— J’ai l’habitude de voir des petites filles nues, tu sais, j’en ai deux à la maison et elles ne disent rien !

— Nan.

— Arrête ta comédie et viens te doucher.

— Nan.

— Quelle petite fille sale qui fait des manières pour rien du tout ! Je n’ai jamais vu ça !

Ma mère est intervenue, excédée par ce qui ne semblait être que des simagrées. Je m’obstinais plus encore, m’éloignant davantage du rebord de la baignoire, de peur de m’y voir jeter toute habillée. Les filles riaient de plus belle en me voyant apeurée. Je les haïssais tous les quatre. Je haïssais ma mère qui se rangeait dans le mauvais camp, et qui le faisait apparemment de bon cœur. Je haïssais Rabu, l’inconvenant, cet homme imbu de lui-même, qui voyait mon attitude normale d’auto-défense comme un affront personnel. Et je haïssais ses filles dociles qui me faisaient passer pour la dernière des sales gosses.

J’étais choquée qu’on veuille m’obliger à me mettre nue devant un quasi-inconnu. J’étais dégoutée à l’idée que cet homme me reluque et me touche, et que ma pudeur soit reléguée à l’état de caprice. J’étais désemparée que personne n’écoute mon « non », un « non » qu’on m’avait pourtant invitée à prononcer lorsqu’il s’agissait des « méchants messieurs qui veulent te donner des bonbons ». Mais il se trouvait là, le méchant monsieur, sous mes yeux horrifiés, et sous ceux, complices, de ma mère qui lui donnait raison. Mais ne voyait-elle donc rien ?

Visiblement, non.

Je comprenais à cet instant que mon « non » n’avait pas de valeur et que si je l’utilisais dans mon intérêt, j’avais tort et devenais une mauvaise petite fille. J’aurais dû dire oui, c’était la seule réponse acceptable, la seule qui leur convenait.

D’une certaine façon, malgré elle, ma mère m’envoyait un signal très fort ce soir-là : « pour devenir aimable, fais ce qu’on te demande, et ce, même si cela te fait mal, même si cela va à l’encontre de ce que tu ressens, même si cela te fait te sentir sale et dégoûtante. Ton malaise passera, et tu deviendras enfin celle que l’on attend de toi : une fille qui dit oui. »

J’ai toujours pensé que l’absence de sensations qui a accompagné mes premiers pas dans la prostitution venait de cette période fondamentale de construction des barrières que les parents apprennent à mettre à leurs enfants.

Mes parents m’avaient informée que mon corps m’appartenait, dans un discours usuel que beaucoup psalmodiaient à leurs enfants mais, dans les faits, je découvrais que cela ne s’avérait pas la vérité. En m’interdisant d’objecter à ce qui me déplaisait, quand bon me semblait, on niait mon besoin de me protéger. En me dépossédant de ce droit fondamental de réserve, ma mère me faisait comprendre que la pratique divergeait de ses théories. Dans une certaine mesure, elle me l’avait déjà inculqué dans sa façon d’être, en posant pour les photos obscènes de mon père. Ainsi que dans sa soumission à la violence qu’elle a enduré tant d’années.

Elle m’apprenait à accepter l’inacceptable.

Or, les enfants imitent la réalité qu’ils voient, pas ce qu’on leur conseille.

Les adultes ont un rôle important à jouer pour enseigner à leurs enfants comment se protéger des autres. Avec Rabu, ma mère me montrait que mon corps, comme le sien, pouvaient se retrouver livrés au bon vouloir d’autrui, de leurs envies, de leurs désirs, abandonnées à leurs quatre volontés.

Dans mon cas, je ressentais l’existence d’une variante. Mon corps ne m’appartenait pas, mais en plus, j’avais le sentiment qu’il lui appartenait à elle, comme une sorte de prolongement du sien. Cela me donnait l’impression que face à elle, mon avis, mon opinion et mon ressenti ne valaient rien. Elle savait mieux que moi ce dont j’avais besoin.

Quand j’avais trop chaud, elle me disait de me couvrir. Quand j’avais mal, elle me répétait que ce n’était rien. Quand j’avais peur la nuit, ou que je pleurais suite à un cauchemar, elle m’enjoignait à dormir. Et maintenant que je voulais délimiter mon espace, elle m’ordonnait de cesser.

En ne me permettant pas de prendre soin de moi selon mes besoins réels, elle m’exposait aux quatre vents. Elle me mettait à nu à la face du monde, sans saine forteresse pour me couper des agressions et me préserver des atteintes de l’extérieur. Elle ne m’inculquait pas le respect de moi-même, de mon temple sacré, normalement inviolable. Je n’avais ni armure, ni barrières infranchissables pour tenir les autres à distance. J’étais comme cette cabane délabrée, battue par les bourrasques, en haut d’une colline, sans portes, ni fenêtres et dans laquelle tout le monde pouvait s’inviter.

Pour être aimable, j’avais été formatée à me laisser pénétrer sans rien dire.

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