Chapitre 50 : La passagère clandestine

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Je n’avais pas eu la présence d’esprit de changer mon vrai prénom à mon arrivée. Moi qui me pensais aguerrie à mon nouveau rôle d’hôtesse de bar, j’avais commis une belle erreur de débutante. Ce qui était amusant, c’est que nombreux étaient les clients persuadés que c’était un prénom d’emprunt. Car, comme je le découvris plus tard, beaucoup se présentaient eux-mêmes sous une fausse identité.

Jean-Michel n’était pas Jean-Michel mais Raymond.

Puis, je compris dans la foulée que Mona s’appelait Bernadette, une sonorité peu exotique qui faisait moins rêver la gent masculine. Je fus très étonnée d’apprendre qu’Axelle était en réalité Josée, ce qui ne lui allait pas du tout. Elle qui était si classe, moderne et citadine, n’avait rien à voir avec une appellation qui sentait bon le terroir et la campagne profonde.

J’avais été bien sotte de me présenter honnêtement, d’autant que, par ailleurs, j’étais habituée à mentir constamment. Ce monde de faux-semblants qui ne cessait de se révéler à moi me correspondait finalement plutôt bien. Tout y était mensonge, jeux de rôle et tromperie, des caractéristiques auxquelles j’étais habituée depuis fort longtemps. Je passais mon temps à mentir à mon sujet, à cacher mon addiction, à taire mon passé de suicidaire et d’internée psychiatrique. À force de me réinventer sans cesse, je redoutais de devenir schizophrène.

Mais le monde était ainsi fait, me semblait-il. Nous nous travestissions tous les uns les autres, portions des masques pour nous intégrer en société et personne ne paraissait s’offusquer de cette comédie.

Pendant cette période, dans mon coin, j’approfondissais peu à peu une certaine forme de spiritualité en m’intéressant aux religions. Cela détonait forcément avec l’ambiance malsaine dans laquelle je baignais quotidiennement, mais une part de moi avait besoin d’entretenir une connexion avec une vérité plus profonde. Le monde de l’Invisible m’attirait, résonnait en moi. J’avais soif de ce lien avec une entité plus grande, plus forte, plus puissante, à laquelle je pouvais me raccrocher pour ne pas sombrer. Cette tentative d’équilibre entre le « Bien» et le « Mal », cette quête d’authenticité, me permettaient de survivre dans un environnement basé sur des simulacres. Sans cette facette de ma personnalité plus éthérée qui donnait du sens à mon existence, j’aurais vite perdu pied.

Ce lien avec la foi me maintenait à flot lorsque j’étais chahutée par mon océan de désespoir. Et je voguais quotidiennement sur une mer déchainée qui semblait décider à m’engloutir à tous moments. Chaque soir, je m’endormais à l’aide de somnifères et ce depuis trois ans, une période anormalement longue pour ce genre de traitement. En journée, lorsque les angoisses menaçaient de me noyer, j’y ajoutais quelques anxiolytiques salvateurs. Pour parfaire ce tableau idyllique, les crises de boulimie calmaient mon anxiété chronique. Je n’étais pas un modèle de vie saine, mais aux yeux des gens, une fois encore, cela passait inaperçu. Seul mon regard voilé trahissait le vide abyssal qui m’habitait sans cesse.

Travailler au bar me déprimait. Le boulot était usant moralement et je saturais vite de la présence constante des hommes contre moi, de leurs mains baladeuses sur mon corps en partie dénudé ou de leurs mots sirupeux susurrés dans le creux de mon oreille. De plus, par nature, j’étais quand même une sacrée tire-au-flanc. Je n’ai pas du tout hérité de cette mentalité de ma famille maternelle pour qui la valeur "Travail" était omniprésente et constamment louée. J’ai toujours préféré glander et en faire le moins possible. Si j’avais été une bosseuse à l’école, c’est que cela me plaisait et que j’avais des facilités qui rendaient mes études aisées. Mais le marché classique de l’emploi n’était pas pour moi. Je m’en suis vite rendu compte. Les horaires imposées, l’autorité, les week-ends et les congés payés que l’on attendait impatiemment pour souffler, le rêve de certains de signer un CDI comme une garantie à vie, la retraite que l’on anticipait, tout cela m’horrifiait au plus haut point.

À 24 ans, je n’avais enchaîné que les petits jobs d’appoint, comme une éternelle étudiante que je n’étais plus depuis trois ans. Axelle m’avait fait signer mon premier CDI mais je ne travaillais qu’à mi-temps, ce qui était largement suffisant à mes yeux. D’autant que cela me permettait de continuer à assurer régulièrement des missions en tant qu’animatrice commerciale dans les grandes surfaces ou comme hôtesse d’accueil dans l’évènementiel. Je n’avais donc pas encore complètement basculé du côté obscur. Me partager entre un métier bien-sous-tout-rapport et un autre plus sulfureux me permettait de garder une certaine stabilité psychologique, bien que toujours fragile.

Pute, mais pas trop.

Travailler, mais pas trop.

Gagner de l’argent, mais pas trop.

Survivre plutôt que vivre.

C’était ma politique depuis longtemps.

Je traversais la vie sans l’investir, sans réellement l’habiter. J’étais là sans être là. Une passagère clandestine qui voyageait sans destination. J’agissais comme une automate, refaisant jour après jour les mêmes gestes dénués de signification. J’avais l’impression de m’éteindre, mais j’acceptais cet état de fait. Je supportais mes conditions de travail, malheureuse, mais résignée. Tant que j’avais assez d’argent pour faire ce qui me tenait à cœur, comme aider mon compagnon taulard, je ne me plaignais pas.

Ma motivation s’effritait jour après jour alors, parfois, je me cantonnais au minimum, sachant qu’au bar, le minimum était toujours intéressant. Axelle ne m’engueulait pas, compréhensive. Elle aussi souffrait régulièrement de baisse de régime. En attendant les clients, nous discutions pendant des heures, accoudées au comptoir autour d’un café au lait, comme deux amies de longue date. Nous nous demandions ce que nous foutions là alors que nous n’avions rien à voir avec ce que nous qualifiions d’univers de débauche.

Nous nous ressemblions tant. Ni vulgaires, ni sottes, nous préférions le calme au bruit, la sobriété à l’excès de boisson, et lire un bon roman plutôt que de sortir dans le monde de la nuit. Éternelles romantiques, nous rêvions toutes les deux d’une belle histoire d’amour. Mais nous étions là, à attendre que des hommes en manque viennent nous solliciter. L’incongruité de la situation nous faisait parfois rire aux éclats, mais l’hilarité cachait souvent notre détresse. J’avais de la chance d’avoir une patronne humaine, qui n’exerçait jamais son autorité sur moi, qui me traitait plus comme un membre de la famille que comme une employée. Elle était maternelle et j’appréciais beaucoup cela, donc je le lui rendais bien en revenant jour après jour pour ne pas la laisser tomber. Au-delà de l’aspect financier non négligeable, c’était peut-être la principale raison pour laquelle je n’ai pas abandonné cet emploi dès que j’ai commencé à ressentir les premiers signes d’un ras-le-bol général.

Je savais que je n’étais pas à ma place et que mon temps était compté en ces lieux. Certains clients me le confiaient. Je n’avais pas le profil selon eux. Trop intelligente, trop spirituelle, trop classe, voilà ce que j’entendais régulièrement. C’était flatteur et déprimant. Tant de talents gâchés, inexploités. Malgré toutes ces louanges, la réalité me rattrapait. Je demeurais celle qui jetait ses coupes de champagne sur la moquette usée, en se faisant peloter les seins dans un salon exigu. Étais-je condamnée à vivre ainsi jusqu’à la fin ?

Au moment du coucher, le Stilnox me permettait d’oublier mes ratages successifs et mon avenir démoralisant. Je constatais cependant qu’en éteignant la lumière, une lueur d’espoir continuait de briller en moi. Avant d’être assommée par le somnifère, je priais toujours pour qu’on me vienne en aide.

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