Chapitre 26 : Les estropiés

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Dans le service d’addictologie où j’ai atterri, je me suis retrouvée entourée de toxicomanes, d’alcooliques, de boulimiques hyperphagiques (qui ne se faisaient donc pas vomir), d’anorexiques-boulimiques, d’anorexiques pures, et de rescapés de tentatives de suicide ratées. J’étais parmi les plus en forme, en tout cas physiquement. D’ailleurs, lorsque je suis arrivée le premier soir, j’étais déjà rétablie, contrairement à la première fois où j’avais attenté à mes jours.

Je bénéficiais donc d’un « traitement de faveur », celui que l’on réserve aux patients les moins atteints. J’avais le droit de recevoir la visite de mes proches, en plus des courriers et des coups de fil qui m’étaient également autorisés.

Nicolas venait me voir régulièrement après le travail. C’était presque le seul, en dehors de ma mère, toujours très impliquée, apportant avec elle fringues propres et sourires compatissants. Mais toute sa bonne volonté et son amour ne la rendaient pas lucide pour autant. Elle ne voyait pas l’impact négatif que son éducation avait sur moi.

Quant aux autres, membres de ma famille ou meilleurs amis, ils répondaient aux abonnés absents. Je n’ai jamais su s’ils ne se sentaient pas concernés par ma situation, s’ils étaient gênés de venir chez les fous ou s’ils pensaient, comme je l’ai entendu dire, que je « faisais mon intéressante », mais leur présence se révélait sporadique.

Mon internement a sonné le glas de ma terminale. J’étais exemptée de devoirs. Il n’était pas question que je me stresse à rattraper les cours manqués. Je savais que j’allais me planter au bac, mais cela ne me dérangeait plus. Perfectionniste, j’avais subi une énorme pression depuis le début de l’année et en être débarrassée me soulageait. Mes profs m’encourageaient à m’occuper de ma santé en priorité, me rappelant qu’en tant que bonne élève, je n’aurais aucun mal à reprendre ma scolarité le moment venu.

Je n’avais plus aucune obligation, hormis celle de prendre soin de moi, ce que je ne savais pas faire. Officiellement, j’étais là pour plusieurs motifs : dépression, tentative de suicide et troubles du comportement alimentaire. Mon contrat stipulait, entre autres, que je devais arrêter de me faire vomir, manger correctement et ne pas perdre de poids, consignes que je respectais scrupuleusement. Après quelques jours à prendre mes repas en chambre, en tête à tête avec mon assiette, je mangeais désormais en salle. Mais le personnel soignant n’était pas dupe. Je retirais la sauce des plats, refusais le beurre, n’avalais que la moitié de l’assiette et ne faisais aucun écart au goûter, évitant scrupuleusement gâteaux, sucre et chocolat. Je ne pouvais plus me faire vomir, alors je m’obligeais à restreindre mon apport calorique au maximum, pour maintenir mon faible poids.

La pesée était hebdomadaire. La troisième semaine, lorsque j’ai perdu un kilo, on m’en a fait la remarque, sans pour autant me punir. Je me savais sur la sellette, mais tant qu’aucune sanction ne tombait, je ne changeais rien à mes habitudes draconiennes.

Pour le reste des préconisations que les soignants m’avaient encouragée à suivre, j’étais assez inactive. Abrutie par les anti-dépresseurs, je me sentais tout le temps épuisée. Je refusais souvent de participer aux activités proposées, d’autant plus que les autres patients, toujours dans la complainte et le désœuvrement, me fatiguaient encore davantage. Je devenais un peu autiste, lunaire, le plus souvent perdue dans mes pensées, dans mon monde intérieur, imaginaire, coupée de ceux qui officiaient autour de moi. J’étais dans l’attente d’un retour à une vie normale, tout en sachant combien la mienne ne l’avait jamais été.

J’occupais mon temps libre à lire, à faire des puzzles, à écrire dans mon journal intime ou à discuter avec ma nouvelle voisine de chambrée, arrivée deux semaines après moi.

Nous souffrions de la même addiction alors nous sommes devenues inséparables. Beaucoup plus fine que moi, elle me prodiguait conseils et techniques pour obtenir sa silhouette rachitique. J’étais ravie de profiter de son expertise. L’hôpital, comme la prison, représente l’école du vice. On se refilait nos tuyaux et méthodes pour bien se vider, pour éliminer encore plus de calories, pour duper le personnel de santé. Elle avait l’habitude de couper le chauffage et de laisser la fenêtre ouverte pour que son organisme puise plus de calories en luttant contre le froid. Perdre encore plus de poids restait notre unique objectif. Nous n’en avions rien à foutre de notre bien-être. Nous vivotions dans notre monde détruit, en huis clos avec nos obsessions. Nous souhaitions sortir au plus vite et de reprendre les choses là où nous les avions laissées, c’est-à-dire dans la merde. Nous ne connaissions que cela. C’était notre zone de confort, notre seul moyen de nous exprimer et d’exister. De nous faire entendre aussi probablement.

Nous étions tous enfermés pour les mêmes raisons : des parents défaillants, un environnement toxique, des incestes, de la violence, un mal-être profond, résultat d’une vie qui se délitait sous nos regards impuissants. Rien de bien nouveau sous le soleil des « mal-a-dit ». Une patiente anorexique était là depuis des mois, toujours à l’article de la mort. Perfusée, elle était si maigre que quand elle marchait lentement dans les couloirs, j’avais l’impression que son pantalon avançait seul, sans jambes à l’intérieur pour la porter. Elle n’attendait qu’une chose, que son père, un homme d’affaires débordé, vienne la voir. Ce qu’il faisait par ailleurs, mais où avait-il été jusque-là pour que la seule solution pour attirer son attention ait été de se laisser mourir ? Paradoxalement, c’est en devenant invisible qu’elle avait réussi à capter son intérêt.

Nous possédions un dénominateur commun. Nous étions amputés d’un membre de notre famille ou d’un amour inconditionnel, privés de l’équilibre qu’une éducation bienveillante devait offrir, de la stabilité qu’une enfance saine devait apporter. Cependant, parmi eux, je dénotais. Entourée de femmes toutes plus décharnées les unes que les autres, portant sur leurs visages émaciés leur douleur, je ne paraissais pas crédible. Les parents de ma voisine de chambre lui ont demandé les raisons de ma présence ici, surpris que j’ai l’air en si bonne santé. Les gens n’avaient pas conscience des décombres que mon maquillage ou mes vêtements tombant parfaitement bien camouflaient. Je ne pouvais pas leur reprocher de ne pas me prendre au sérieux. Une fois n’était pas coutume, au soir de ma deuxième T.S., je riais, pimpante et volubile, comme si de rien n’était.

Même Nicolas, avec lequel j’étais le plus intime, ne percevait pas réellement ma détresse. Lors de ses visites, il s’interrogeait. Pourquoi me retrouvais-je là, au milieu de personnes toutes plus abîmées les unes que les autres ? Même si mon comportement et mon allure ne reflétaient pas ma réalité intérieure dévastée, une part de moi se reconnaissait en eux et savait que j’avais ma place au milieu de ces estropiés de l’amour.

Pourtant, de l’amour, j’en avais reçu et j’en recevais encore. Mes parents avaient commis des erreurs mais ils m’avaient aimée. De son côté, Nicolas redoublait d’attentions. Pour la Saint-Valentin, il m’a fait livrer un énorme bouquet de roses rouges qui a égayé ma chambre, durant les longues et mornes journées d’hiver. Le soir, il m’a emmenée au restaurant en centre-ville où nous avons mangé du steak d’autruche dans une ambiance tamisée. Vu que je me comportais bien depuis le début de mon incarcération, enfin je veux dire, de mon hospitalisation, il m’était permis de profiter de ce genre de plaisirs. J’avais obtenu des bons points grâce à ma docilité et cela m’offrait certains avantages.

Comme par exemple celui de rester dormir chez mon petit ami, enfin chez ses parents, après notre virée romantique au restaurant. Je suis à peu près sûre d’avoir fait l’amour avec lui cette nuit-là, mais je ne pourrais en jurer, car en réalité, depuis des semaines, n’ayant plus goût à rien, je n’avais plus goût à ça non plus. Nicolas ne s’en plaignait pas, toujours gentil et facile à vivre. Ses parents, adorables, en avaient fait un super mec, calme, respectueux et patient. Une perle.

Moi, j’avais grandi au milieu de mâles dominants. Nicolas avait le physique adéquat mais le cœur tendre. Ce n’était même plus un mec de quartier si, toutefois, il l’avait déjà été. Après la mort de leur premier fils, ses parents avaient tourné le dos à cette existence communautaire et émigré dans un petit lotissement près d’un parc paysager, non loin de la Beaujoire. Nicolas avait beau revenir régulièrement au lotissement pour retrouver ses amis d’enfance, il avait quitté cet univers qui nous avait façonnés. Ce qu’il attendait de la vie était simple : travailler, obtenir un CDI, acheter une maison et vivre heureux jusqu’à la fin des temps.

Cette perspective ne me séduisait pas. Tandis qu’il bâtissait son futur, posant l’une après l’autre les pierres de son avenir, je persistais à me détruire. Je n’avais rien à lui reprocher, et encore moins à lui apporter. À quatorze ans, mon cœur s’était verrouillé, me coupant de mes émotions naturelles. Depuis, j’avais l’impression d’être à sec, comme un réservoir vide, ou pire, percé.

Tous les voyants de mon tableau de bord clignotaient rouge. Malheureusement, ma guérison ne me semblait pas une priorité. Je refusais de regarder la réalité en face et de me faire soigner.

Je me souviens de cette remarque d’une femme du personnel de service, peu avant mon départ :

— Vous savez Caroline, vous me faîtes penser à Aïcha, dans la chanson de Khaled. Vous êtes arrivée là en regardant les autres de haut, refusant de participer à bon nombre d’activités. Vous êtes trop fière pour vous considérer comme malade. Ces cinq semaines sont perdues pour vous, elles ne vous ont servi à rien. Vous ressortez exactement comme vous y êtes entrée. On ne sait pas qui vous êtes.

Elle avait raison. Puisque personne n’arrivait à percer mon mystère, je m’éloignais des gens, mettant de la distance avec mes amis, mes proches, mon amoureux, et le corps médical. Je me renfermais.

Énigme j’étais, énigme je resterai.

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