Chapitre 12 : Manipulation

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Deux ans après la séparation de mes parents, ma mère était convaincue que mon père se comportait mal avec moi. Elle craignait qu’il ait eu des gestes déplacés à mon encontre ou qu’il en ait à l’avenir. Cela correspondait à l’ambiance de cette époque, celle de la fin des années 80.

En 1987, le livre « Jamais sans ma fille » était sorti et on avait le sentiment que toutes les femmes en instance de divorce ou de séparation encourageaient les autres à développer une profonde antipathie envers la race des « ex-conjoints ». L’ère « Me too » avait beau ne pas être encore d’actualité, ces mâles-là en prenaient déjà pour leur grade, et pas toujours à juste titre. Dans le collimateur de la justice, il y avait souvent les pères de famille, presque automatiquement soupçonnés d’être des monstres.

Ma mère suivait ce mouvement, qui ressemble à postériori à un vrai lynchage en règle de la part de la société. Influencée par la vision anxiogène de ses homologues féminins, terrorisée à l’idée du sort que me réserverait « papounet », elle a décidé de partir en croisade contre lui. Elle voulait lui retirer son droit de garde et le déchoir de son autorité paternelle. J’ai bien conscience qu’elle a agi ainsi pour me protéger, mais la méthode a presque fait plus de mal que ce qu’elle redoutait.

Je me rappelle de ce soir, au moment du coucher, où elle m’a interrogée, pour la première fois, sur la façon dont mon père me touchait. Nous étions chez mes grands-parents, à la campagne, dans la chambre de mon oncle, son plus jeune frère. Ce dernier s’appelait Denis. C’est dans cette même chambre, donnant sur la route principale, que nous nous étions réfugiées toutes les deux lorsque mon père était venu après notre fuite, pour tenter de nous récupérer.

La maison de mes grands-parents n’était pas très grande. Comme il n’y avait pas assez de lits pour tout le monde, quand nous venions dormir tous les trois, ma mère, mon frère et moi, Denis était obligé de nous laisser son lit et d’aller se pieuter dans le seul autre plumard disponible. Là, il était alors contraint de partager sa couche avec son grand frère, mon autre oncle, Pascal, de trois ans son ainé. La maison ne possédant que trois chambres, mon frère était également envoyé dans leur lit. Autant dire que lors de nos visites, assez fréquentes, il fallait se répartir les bouts de matelas, au grand dam de toute la famille, qui se voyait dérangée.

Ce soir-là, donc, je devais dormir avec ma mère, dans cette fameuse pièce que je connaissais bien, pour y avoir passé de nombreuses nuits, avec ou sans elle. La chambre sentait l’humidité, la saleté et le renfermé, et de fait, elle était plutôt dégueulasse et mal rangée, me rappelant une sorte de débarras aménagé.

Ma mère s’est glissée dans le lit aux draps rêches, amidonnés et d’une propreté douteuse. Éclairée par une petite lampe de chevet, elle a sorti une cigarette de son paquet bleu et a posé son cendrier sur le dessus de lit matelassé. Oui, nous étions à la fin des années quatre-vingts, les parents fumaient dans les chambres, malgré les enfants à proximité, et ce, même avant de se coucher. Après deux taffes, et en raison des fenêtres fermées, l’air devenait opaque et laiteux, et empestait la nicotine. Les parents ne souffraient d’aucun scrupule à intoxiquer les poumons de leurs gamins, et il ne serait pas venu à l’idée de ces derniers de se plaindre de quoi que ce soit. Une époque bénie pour certains, nostalgiques de la toute-puissance des adultes face à la docilité des enfants.

Ma mère a profité de cette promiscuité enfumée, qui instaurait une atmosphère de nébuleuse confidence, pour me questionner sur le sujet intime et délicat qu’elle souhaitait aborder, à savoir, si mon père me violait. Stressée par son interview, elle a d’abord allumé sa Gauloise, puis a tiré dessus en fermant un œil, avant d’exhaler toute la fumée toxique à proximité de mon visage. Enfin, elle a commencé son audition :

— Caroline, est-ce que papa t’essuie les fesses quand tu vas aux toilettes ?

— Oui.

Même si je savais le faire moi-même, il avait plutôt intérêt à vérifier et à repasser derrière moi, si nécessaire, surtout connaissant le maniaque et l’obsédé de la propreté qu’il était.

— Et quand il te fait prendre ton bain, comment est-ce qu’il te lave ?

Là, elle m’a caressé le dos de manière presque sensuelle en me demandant s’il le faisait comme ça. Je lui ai expliqué que non, qu’il me lavait avec un gant de toilette et du savon en frottant, comme elle-même le faisait.

— Et quand tu dors avec lui, est-ce qu’il te fait un bisou de bonne nuit sur la bouche ?

— Non. Sur la joue.

Au début, quand mon père nous hébergeait, mon frère et moi, il n’y avait que son grand lit et un canapé. Mon frère dormait dans le salon et moi, à côté de mon père. Cela a duré quelques temps avant que mon père puisse acheter deux petits lits pliants pour nous installer à l’écart, dans la chambre d’ami.

— Est-ce qu’il te caresse avant de te coucher ?

— Oui, des fois, il me gratte le dos, comme toi, pour m’aider à m’endormir.

Mes réponses ne lui convenaient pas. En 1988-89, il n’y avait pas de meilleur moyen pour briser un homme que de l’accuser d’attouchements sur sa fille. Pour pouvoir faire sauter ses droits de visite, ma mère devait obtenir mes confessions, quitte à entendre que mon père m’utilisait comme son jouet sexuel. Je me rappelle très bien cette sensation désagréable qui m’a envahie tandis qu’elle essayait de m’arracher les mots de la bouche. Sauf à mentir pour lui faire plaisir, je ne pouvais pas lui répondre ce qu’elle espérait. Au bout d’un moment, fatiguée par cet interrogatoire, lassée de l’entendre répéter plusieurs fois les mêmes questions, tournées de différentes façons, j’ai fini par dire « oui » à presque tout, dans l’espoir qu’on puisse enfin se coucher. C’était à mon goût trop rare que je puisse dormir avec maman, collée contre son corps chaud, et même avec la fumée de cigarette plein le nez, j’avais hâte d’en profiter.

Elle a porté plainte contre mon père pour attouchements sexuels.

Elle a été déboutée et contrainte à lui payer des dommages et intérêts.

Elle m’a accusée d’avoir menti pour me venger d’elle, arguant que c’était un complot ourdi par mon père et moi.

Je ne comprenais pas de quoi j’aurais voulu me venger car je l’aimais tellement fort que je ne voyais rien à lui reprocher. Je voulais surtout la rendre heureuse, et je comprenais qu’en la contredisant, au cours de son enquête, je l’avais blessée. J’avais donc préféré aller dans son sens et lui raconter tout ce qu’elle voulait entendre pour garder son affection ce qui, à mes yeux, n’était pas trop cher payé.

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