Chapitre 18 : Les mauvaises graines

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Au cours des mois qui ont suivi la disparition de mon frère et de mon père, mon obsession pour la mort devint quasiment quotidienne. Une part de moi ne pensait qu’à en finir.

À quoi bon ? ne cessai-je de psalmodier en moi-même. Qu’est-ce qui pouvait me retenir ici-bas ?

J’avais été abandonnée par deux figures significatives. Même défaillants, ils représentaient l’un et l’autre mon enfance, cette période caractérisée traditionnellement par l’insouciance. Or, à quinze ans, j’étais entrée de plain pieds dans le monde des adultes, et désormais je me voyais confrontée chaque jour à ce que ces derniers appelaient la dure réalité de la vie. Et elle était vraiment dure, la vie, comme ma mère ne cessait de le rabâcher. À ses yeux, l’existence représentait un long combat, du premier jour jusqu’au dernier. Son discours négatif déteignait sur ma vision des choses, m’obligeant à me lever chaque matin dans une ambiance morose. Vivant en huis clos avec une mère qui broyait constamment du noir, je n’envisageais pas pouvoir m’en sortir, à tel point que je lui ai même proposé de nous suicider ensemble, pour nous épargner l’une et l’autre de la tristesse engendrée par une telle décision.

Bien sûr, elle a été horrifiée à l’idée que j’entretienne ce genre de pensées. N’était-ce pas elle qui me répétait pourtant :

— Pourquoi ça tombe toujours sur nous ?

Ce type de déclarations sonnait vraiment comme une sinistre prophétie. Les catastrophes n’allaient-elles jamais s’arrêter ?

Elle persistait :

— Pourquoi le sort s’acharne-t-il sur nous ? Qu’est-ce qu’on a fait au bon dieu pour mériter ça ?

Déclarée athée, maman trouvait cependant le moyen de cultiver des griefs contre quelque chose auquel elle ne croyait pas. Un comble. Je ne relevais plus ses contradictions, j’avais les miennes propres.

Malgré ma peur d’aller de l’avant, submergée par ses commentaires sinistres, je conservais toujours un peu d’espoir. Je travaillais très bien à l’école, ce qui me valait l’admiration de mes professeurs. Je ne parlais pas de mes problèmes familiaux et au vu de mes excellentes notes, il aurait été difficile de deviner ce qui se passait chez moi. D’ailleurs, j’ai même réussi à me hisser sur la seconde marche du podium de mon école, à l’épreuve du brevet blanc, une belle performance pour une adolescente qui surfais ces derniers mois avec ses envies macabres.

Et puis, je rêvais. Je rêvais à l’amour. Après avoir vu Titanic le jour de sa sortie, avec Solène, ma meilleure amie, j’ai réussi à trainer ma mère au cinéma pour le revoir une seconde fois, quelques semaines plus tard. En sortant de deuxième visionnage, mon enthousiasme pour le film n’était toujours pas retombé, bien au contraire.

— Alors, alors, tu as aimé ? ai-je demandé à maman, impatiente de découvrir sa réaction.

Elle faisait la moue, comme si elle n’entendait rien à mon engouement pour cette bluette improbable. Ni la magie de l’histoire, ni la beauté de la romance, ne l’avaient touchée. J’insistai, essayant de comprendre ce qui lui avait déplu.

— Mais j’en sais rien ! C’est comme ça, je ne peux plus apprécier quelque chose aujourd’hui, qu’est-ce que tu veux que je te dise. Ça ne me fait rien, là !

Le visage fermé mais les yeux aux bords des larmes, elle avait douché ma joie de l’instant, mon bonheur à court terme, et mes rêves secrets de pouvoir vivre un jour la même chose. Ma mère était claire sur un point : les belles émotions, ça n’arrive que sur grand écran.

J’avais du mal à me raccrocher à la vie et chaque fois que je trouvais une planche de bois pour me servir de radeau, j’avais l’impression que ma mère préférait le scier.

Chaque fois que je parlais de ma mort, ma mère menaçait de m’envoyer à la campagne, chez mes grands-parents. Elle devait voir les lieux comme une sorte de maison de redressement où mon grand-père à la retraite, et mes deux oncles, ayant repris l’exploitation agricole, faisaient office d’éducateurs pour jeunes délinquants. Selon elle, ils allaient savoir quoi faire de mon cas qu’elle considérait probablement désespéré.

Elle avait déjà agi en ce sens en y envoyant régulièrement mon frère, après son retour de l’internat d’Angreviers. Elle avait pensé que cela lui serait profitable que trois hommes lui mènent la vie dure pour le remettre dans le droit chemin. À l’image de beaucoup d’autres parents de sa génération, ma mère croyait aux vertus d’une discipline de fer pour devenir de bonnes personnes. Or, comme beaucoup d’adolescents en souffrance, mon frère était un jeune garçon turbulent, qui travaillait mal à l’école, répondait aux adultes et se montrait souvent violent, prenant ainsi la voie que papa avait dessiné pour lui. D’ailleurs, nous savions tous que ce dernier l’avait encouragé à rendre la vie de ma mère impossible. Avec mon père, mon frère était obéissant, parce qu’il s’agissait toujours de faire n’importe quoi.

Je me souviens très bien d’une correction que Mickaël eût à subir de la part de mes oncles. Cela se déroula sous mes yeux dans la maison de mes grands-parents. Je ne sais plus de quoi il retournait (je crois qu’il ne voulait pas finir son assiette), mais mon frère se rebella. Je le revois à terre, au pied du radiateur en fonte de la cuisine, replié en position fœtale, roué de coups de pieds balancés avec les grosses bottes vertes de paysan de mes oncles. On lui dit qu’il va apprendre le respect, qu’il va filer droit, que ce n’est pas lui qui fera la loi. Les injonctions résonnent encore dans ma tête. Mes oncles se sentaient tout puissants, dans leur bon droit, ayant l’aval de leur sœur qui s’attendait, avec ces méthodes, à retrouver un gamin bien docile.

Bien sûr, elle n’a pas obtenu les résultats escomptés. Mon frère est devenu de plus en plus ingérable, commettant de plus en plus de forfaits, et plus il recevait de corrections, plus on le perdait. Un jour, il s’est mis à vouloir rendre les coups, prêt à frapper sa propre mère, sous mes yeux effarés. Je me souviendrai toute ma vie de ce soir où il a tenté de lever la main sur maman. Pour l’empêcher de sortir, probablement afin de le punir de ses mauvais résultats scolaires, elle lui barrait l’accès à la porte d’entrée. Après s’être époumonné de le laisser passer, le poing en l’air, il a commencé à la menacer.

Plutôt que de s’effacer, puisque la situation allait clairement dégénérer, ma mère le défia :

— Mais vas-y, cogne, cogne-moi ! Fais comme ton père.

J’étais choquée de cette incitation. Réclamait-elle vraiment qu’on lui mette sur la tronche ? Était-elle devenue folle ? Et puis, la référence à notre taré de paternel m’apparaissait abjecte. En les mettant tous les deux sur un pied d’égalité, elle sous-entendait que son fils ne valait pas mieux que lui. Or, lui, elle l’avait dégagé de sa vie. Comptait-elle faire de même avec le frangin ? Mickaël y était-il pour quelque chose s’il avait en partie été élevé par un homme qui n’avait jamais été à la hauteur de son rôle ? Après tout, qui l’avait choisi pour nous l’offrir comme géniteur ?

Mon frère tremblait et gardait la main levée, crispée à en faire péter ses jointures blanchies. À son visage tordu par la haine, on devinait qu’il prenait conscience d’agir comme un monstre, en s’en prenant à celle qui l’avait mis au monde. Était-ce de sa faute ? Non. Il n’avait pas atteint la majorité qu’il était déjà complètement détruit. Il tapait partout, se défoulant tour à tour dans le mobilier, dans les portes en placo qu’il enfonçait, dans les murs qu’il essayait en vain de défoncer, dans la boîte aux lettres, explosée d’un violent coup de pied. Rien ne lui résistait. Il n’était plus que rancœur et hostilité, exactement ce qu’on avait fait de lui. À fleur de peau, il préférait désormais être l’agresseur que l’agressé.

Maman considérait qu’elle n’y était pour rien dans cette catastrophe éducative. Elle accusait toujours, au choix, la néfaste influence de mon père, les dégâts causés par l’internat, les mauvaises fréquentations de mon frangin ou tout simplement l’adolescence, que tant de parents appréhendaient comme une période difficile. Elle ne s’y connaissait ni en psychologie positive, ni en pédagogie bienveillante. Peu diplomate, elle n’usait pas de mots gentils ou apaisants pour calmer les tensions. Aucune de ses techniques vindicatives ne fonctionnait. Au contraire, elles ne faisaient qu’attiser le feu qui brûlait dans nos veines en jetant systématiquement de l’huile dessus.

La colère de mon frère résonnait comme l’appel au secours d’un gosse à vif, possédant un cœur en lambeaux et une âme torturée. Même si, à l’époque, son comportement m’affligeait, après sa mort, j’ai rapidement compris les raisons de son animosité envers la seule personne qui aurait dû le protéger enfant, car je ressentais de plus en plus la même chose envers elle. Reproduisant une partie du schéma « à l’ancienne » de ses propres parents, ma mère me servait plus de reproches que d’encouragements et à la longue, la méthode s’avérait mauvaise. Dans sa ligne de mire : mon sale caractère.

C’était une ritournelle connue à la maison. Je l’ai tellement entendue durant mes vingt premières années que je n’avais pas besoin de me le faire tatouer pour m’en souvenir. Au même titre qu’un passeport, cette expression définissait une part de mon identité. Caroline, sale caractère. J’étais méchante et j’avais un sale caractère. Mes professeurs me décrivaient comme une excellente élève, agréable, quoi que trop bavarde, mais pour maman, j’avais le sentiment que je me résumais juste à mon sale caractère. Dès que j’ouvrais la bouche pour me défendre, j’avais un sale caractère. Dès que je disais non et que je m’opposais, que je me rebellais, quel que soit le sujet, sa conclusion demeurait que j’avais un sale caractère.

J’avais le sentiment que je n’étais jamais assez bien à ses yeux. Je commençais à me percevoir comme une ratée, dont elle serait éternellement mécontente. Je ne savais plus ce qu’elle attendait de moi, quel miracle elle espérait obtenir en me dénigrant. Elle louait à qui voulait l’entendre mon assiduité à l’école, mais dans l’intimité de notre maison, je n’entendais parler que de mon sale caractère.

Quand j’ai parlé ouvertement de l’idée de me tuer, maman a menacé de m’envoyer à la campagne. Mais, comprenant que je ne me laisserais jamais faire, que je fuirais avant même d’y être expédiée, elle a rétropédalé. La menace planait de temps à autre au-dessus de ma tête, mais j’ai plutôt fini par en rire. Elle n’avait pas assez d’arguments contre moi pour mettre son plan à exécution. Contrairement à mon frère, un cancre bagarreur, porté sur la boisson, fumeur de clopes et de shit, et dealer à la petite semaine, j’étais une très bonne élève, qui ne fumait pas, ne buvait pas et ne se droguait pas. Comme j’étais à moitié dépressive et solitaire, je ne sortais presque jamais et lorsque je le faisais, c’était pour traîner dans le quartier avec Solène ou Simon, mes deux meilleurs amis. Je ne possédais donc pas non plus de mauvaises fréquentations. Finalement à part mon « sale caractère » qui lui faisait dire que j’étais parfois une adolescente insupportable et difficile, elle n’avait rien à me reprocher. Persister à vouloir me corriger la rendait de moins en moins crédible dans son rôle d’éducatrice.

Pour ma mère, j’avais le sentiment que mon frère et moi avions été deux mauvaises graines. Je la savais excellente jardinière. Comment pouvait-elle avoir la main verte et ne pas comprendre qu’on récoltait ce que l’on semait ? Elle avait semé la discorde, elle récoltait le chaos.

Mais la nature fait bien les choses. C’est dans l’adversité que s’épanouissent les plantes les plus résistantes.

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