Chapitre 27 : La folle

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Après la Saint-Valentin, à mi-chemin de mon séjour à Saint Jacques, ma mère est venue en fin de journée assister à une séance de thérapie familiale. Elle s’y pliait régulièrement et était de bonne volonté devant les gens, souriante et avenante, comme à son habitude dès qu’il s’agissait d’apparaître sur une scène devant des spectateurs. Elle avait cette capacité incroyable à se métamorphoser en face des personnes dont elle souhaitait l’approbation, c’est-à-dire, toutes les autres à part moi, visiblement.

Autant on lisait en moi comme dans un livre ouvert et devinait directement quand une tête ne me revenait pas, autant elle savait feinter son monde avec un talent dont je n’ai pas hérité et que je lui enviais sincèrement. Là où j’étais entière et sans concession, rentre-dedans et sans langue de bois, avec ou sans public, elle avait l’art et la manière de flouer n’importe qui avec ses compétences de comédienne.

Pleine d’abnégation, elle arrivait en séance comme on se présente à l’échafaud, prête à recevoir la tête haute toutes les horreurs que j’allais lui balancer à la gueule. Sa transformation de la sphère privée à la sphère publique était à saluer et je lui aurais volontiers décerné un oscar tant elle était crédible dans son rôle de mère martyr. Je l’avais connue froide et insensible à ma douleur mais, pour se conformer à l’image qu’elle voulait donner d’elle, elle se métamorphosait à mes côtés en loukoum, pleine de douceur et de tendresse, le regard larmoyant et les mots réconfortants :

— Je ne sais pas ce que Caroline me reproche, mais je suis prête à tout faire pour qu’elle aille mieux.

Quand j’entendais cela, je ne pouvais contenir ce rictus qui m’échappait malgré moi, car ce que son attitude dévouée ne disait pas, c’était la façon dont elle m’avait traitée peu de temps avant ma seconde tentative de suicide. Personne, pas même Nicolas, ne savait dans quelle ambiance macabre j’avais baigné au cours des dernières semaines sous son toit. Mais je me souvenais très bien. Elle ne me parlait plus. Plus du tout. On se levait le matin, chacune de son côté et on se partageait la maison dans un silence de mort. Et les 90 mètres carrés de notre foyer ne me parurent jamais aussi étroits qu’à ce moment-là. Là où les membres d’une même famille se saluent au réveil, je ne recevais même plus un bonjour. Elle m’ignorait, et lorsqu’elle me croisait dans une pièce ou un couloir, elle ne m’adressait que son visage de marbre et son regard noir. De l’empathie, je n’en voyais jamais.

La cause de cette attitude courroucée résidait dans nos problèmes d’argent, ceux que j’avais créés à cause de la boulimie. Il est vrai qu’à peine arrivait-elle à la maison, les bras chargés des courses de la semaine, que je me jetais sur le garde-manger compulsivement. En plus de retrouver le frigo dévalisé, mon addiction provoquait d’autres désagréments. Ma mère me reprochait l’odeur de gerbe qu’il y avait dans la salle de bain, à l’étage, où je me faisais vomir dans un seau à serpillère avant de le balancer dans les toilettes, situés au rez-de-chaussée. La bile acide qui allait user mes dents, avait aussi attaqué l’émail de la baignoire. Cela la mettait en rogne car, si nous partions, nous ne récupérerions pas la caution de l’habitation. En plus de l’odeur nauséabonde qui flottait dans la maison, des placards constamment pillés, de la baignoire ruinée, et des problèmes d’argent que cela nous causait, elle ne tolérait pas que mes crises augmentent considérablement nos déchets et fassent déborder la poubelle extérieure.

Concernant ces griefs matériels, je ne peux que m’incliner et reconnaître qu’elle avait raison. Je lui faisais vivre un enfer. Mais ce calvaire, je le vivais avec elle, et au lieu d’essayer d’y remédier, ne sachant comment faire pour m’aider, elle m’accablait davantage, ce qui augmentait ma culpabilité, que je soulageais en mangeant plus encore. Nous étions dans un cercle vicieux. D’autant qu’objectivement, j’étais en danger de mort, comme m’en avait averti mon médecin. Je risquais à tout moment une rupture de l’œsophage lorsque je régurgitais ou une crise cardiaque à cause de l’hypokaliémie que la fréquence des vomissements engendrait. Vu mon poids léger et l’aggravation quotidienne des symptômes, il y avait un risque réel pour ma santé.

Mais ma mère ne semblait pas voir les choses sous cet angle-là. Ou si elle le percevait, elle ne m’en parlait pas. La communication était rompue depuis longtemps entre nous.

Quand elle a cessé définitivement de m’adresser la parole en privé, je me suis inclinée. Je comprenais sa réaction mais n’en souffrais pas moins pour autant. Voir ma propre mère me regarder avec dégoût et désolation était l’équivalent pour moi de recevoir un coup de poignard dans le cœur jour après jour. J’étais une calamité dans sa vie, un poids qui lui pesait, financièrement et moralement, et je le savais parfaitement.

Face à son mépris, son rejet, son indifférence ou ses reproches sous-entendus, je n’ai pas trouvé d’autres solutions que d’essayer de disparaître. Mais je me suis loupée, Dieu soit loué, alors nous en étions là, dans un cabinet de thérapie, à essayer de comprendre pourquoi Caroline était devenue cette gamine infernale qui faisait tant de torts à sa mère si attentionnée. Je ne pouvais qu’en rire. Jaune, certes, mais quelle risible mascarade. Désormais, elle avait l’air si bienveillante, prête à tout faire pour m’aider à remonter la pente, entièrement disponible pour secourir sa pauvre fifille en détresse.

Au cours de ses pirouettes scéniques, je voyais clair dans son jeu. Peut-être avait-elle envie que je guérisse, je ne remets pas en doute cette volonté, mais sa docilité et sa bonté exacerbées n’avaient pour but que de gagner les soignants à sa cause. Elle désirait plus que tout que les thérapeutes lui donnent raison et lui affirment qu’elle n’était pas responsable. Pour cela, elle ne lésinait sur rien pour se les mettre dans la poche. Elle était dans un contrôle total, se présentait aux consultations en faisant des courbettes, soupesant savamment chaque geste et chaque mot, affichant un air sincèrement désolé. Et elle était convaincante, à tel point que moi-même je finissais par en être convaincue, ce qui me mettait encore plus hors de moi. Je me sentais devenir dingue, avec l’impression de vivre dans un monde parallèle, où j’avais beau vouloir hurler ma colère, personne n’était là pour la recevoir. Seule ma mère, qui était calme et compréhensive, semblait recueillir l’approbation du personnel soignant, sur lequel elle passait généreusement la brosse à reluire.

Je ressortais de ces rendez-vous avec l’envie de la buter. Un jour, après une énième séance de cet acabit, j’ai saisi une fourchette et ai menacé de la planter avec. Ce qui était incroyable, c’est qu’elle ne bronchait pas, ni ne tentait d’esquiver. Elle agissait exactement comme avec mon père lorsque j’avais dû les séparer, ou avec mon frère, qui avait voulu la frapper. Elle restait face à moi, attendant le coup fatal, celui qui prouverait bien que d’elle ou moi, j’étais la plus cinglée. J’avais l’impression de lire dans son regard qu’elle aurait aimé que je le fasse afin que tout le monde puisse scander :

— Vous voyez bien, c’est sa fille qui est folle ! Sa mère est une victime !

Cela n’est pas arrivé. J’ai rangé la fourchette et elle est revenue, avec ses sacs de linge propre et son sourire hypocrite, et à chaque rendez-vous de thérapie, elle me refaisait le même sketch.

Un soir, la coupe était pleine. Le médecin voulait prolonger mon séjour, car j’étais toujours aussi peu investie dans un quelconque processus de guérison. J’écoutais les soignants discuter avec ma mère, presque comme si je n’étais pas là, accablée de voir que tout ce cinéma d’hospitalisation ne servirait à rien. J’avais planté ma terminale et rien n’avait changé. À un moment, me sentant de plus en plus oppressée, j’ai demandé à aller aux toilettes, ce qui m’a été permis. J’ai profité de cette sortie pour fuir l’établissement par la grande porte. Je suis partie sans argent puisque nous n’y avions pas droit, emportant seulement mon manteau avec moi.

Lorsque j’ai atterri à la station de tramways, je ne savais pas quelle direction prendre, alors j’ai sauté dans le premier tram, de peur que ma fuite soit signalée et que je sois rattrapée. Il m’a fallu deux heures pour traverser Nantes en transport en commun et finir le chemin à pied pour arriver chez mon petit copain. Quand je me suis pointée devant la porte, éreintée, ses parents et lui m’attendaient déjà. Sa mère m’a invitée à entrer et à rester dormir chez eux.

Au cours de ces rencontres censées m’aider, j’avais l’impression que ma mère repensait à mon père, lui aussi adepte des séjours chez les barges, qui ne lui avaient jamais servi à rien. J’avais hérité de ses gênes après tout. N’était-ce pas moi qui était enfermée dans l’hôpital des mabouls, dont je venais tout juste de m’échapper, alors qu’elle était toujours dehors, comme une personne normale, sans aucun suivi thérapeutique ?

Et si elle avait raison ? Étais-je encore saine d’esprit ?

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