Chapitre 49 : Sororité

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Dès mon arrivée au bar, je me suis bien intégrée à l’équipe. J’appréciais de travailler dans cette ambiance exclusivement féminine, dans laquelle les hommes n’avaient pas leur mot à dire. Après tout, s’ils étaient les bienvenus, ils n’étaient pas chez eux et cela se sentait dès qu’ils franchissaient la porte recouverte d’un rideau de velours pourpre. Chaque détail des lieux leur rappelait qu’ils mettaient les pieds dans notre univers, dans notre monde à nous. De la façade rose bonbon à la décoration délicate et sensuelle, en passant par la playlist musicale romantique diffusée en continu, rien n’était laissé au hasard. De la patronne aux employées, l’établissement vibrait de l’énergie caractéristique d’un gynécée d’autrefois. On y causait maquillage, régimes et shopping, déboires sentimentaux personnels et cancans de stars. Entre deux salons, nous nous délections des potins mondains de la presse people, perchées sur nos tabourets hauts. L’espace exigu résonnait du cliquetis de nos talons sur les lames de parquet clair et de nos rires tonitruants quand un rendez-vous s’achevait. On ne pouvait s’empêcher de se moquer gentiment des hommes que l’on embobinait dès qu’ils avaient le dos tourné.

J’aimais cette atmosphère de salon de beauté qui, bien que superficielle, nous donnait du baume au cœur pour travailler.

Axelle était secondée par sa fille Lola, qui avait un statut à part, quelque peu hybride. Ni réelle employée comme Mona et moi, ni co-gérante avec sa mère, elle n’était pas suffisamment présente au bar pour être des nôtres, pas plus qu’elle n’avait la carrure pour endosser le rôle de chef de troupe. En l’absence de la patronne, du haut de ses 25 ans, je ne la trouvais pas convaincante en maîtresse des lieux. D’ailleurs, sa mère devait penser comme moi car elle ne lui laissait que très rarement la boutique à gérer seule.

L’attitude de Lola était souvent inconséquente. Elle n’hésitait pas à ramener sa gamine de quatre ans au bar quand cela lui chantait, ce qui me choquait profondément, surtout quand je voyais l’enfant prendre les mêmes poses que sa maman, accoudée au comptoir comme une courtisane de bac à sable. Lorsqu’elle faisait un client, Lola buvait réellement, appréciant le champagne à toute heure, et ne voyait rien à redire quand des michetons la pelotaient malgré la présence d’Axelle. Cela me mettait mal à l’aise pour elles. Je n’aurais jamais pu agir ainsi et faire preuve de tant d’impudeur, mais la mère comme la fille semblaient s'accomoder de la situation.

Lola ne nous voyait pas comme des rivales, Mona et moi, car, à ses yeux, nous n’étions pas aussi jolies qu’elle. Elle s’admirait inlassablement dans le miroir derrière les étagères où les verres étaient rangés, et passait énormément de temps à se coiffer, à se réajuster et à rire à gorge déployée au fur et à mesure que l’ivresse la gagnait. Je la sentais complètement larguée.

Tandis que Lola me snobait la majorité du temps, trop occupée à penser à elle-même, Mona, elle, se montrait affable, prévenante même. Plus âgée que nous, elle avait agi de façon presque maternelle et m’avait coachée les premiers temps, avant de réaliser que je m’en sortais très bien toute seule, ayant déjà été confrontée à ce genre d’établissement dès mes 18 ans. Après m’avoir expliqué comment elle se faisait sauter discrètement à l’étage et révélé où elle planquait les capotes qu’elle utilisait, elle se désintéressa de mon cas pour se concentrer sur ses petites affaires. Au vu de ma nature solitaire, cela m’arrangeait bien.

Nous entretenions toutes des relations cordiales et souvent quelques fous rires ponctuaient nos discussions à bâtons rompus. Malgré nos personnalités très différentes, nous nous entendions plutôt bien et ne faisions pas d’histoires les unes envers les unes, évitant ainsi de créer une ambiance délétère comme on peut en trouver dans les environnements exclusivement féminins.

Je n’ai pas été élevée par une féministe. Ma mère n’a pas brûlé son soutien-gorge dans les années 70 ni n’a jamais tenu de discours allant dans ce sens. Et par bien des côtés, elle se présentait davantage comme une femme soumise que comme une amazone. Cependant, en gérant seule le foyer familial, là où mon père nous a lâchement abandonné, elle a sûrement planté quelques graines de « girl power » dans mon esprit. Elle a été une des premières figures de battantes de ma vie. Elle n’en a jamais porté l’étendard ni ne l’a jamais revendiqué, mais elle le portait en elle, discrètement. Au sein du bar, je goûtais à nouveau à cet état d’esprit de femmes fortes qui ne s’en laissaient pas conter. Il y régnait une sororité bienveillante qui me rappelait cette époque pas si lointaine, où les voisines de mon quartier d’enfance venaient à la maison solliciter conseils et soutien auprès de ma mère.

Je ne cultivais pas l’esprit de compétition au bar, refusant de tirer la couverture sur moi dès qu’un client arrivait. À mes yeux, chacune pouvait tirer son épingle du jeu en restant elle-même, car les hommes étaient tous différents, avec des goûts variés. Entre la blonde aux yeux bleus (Lola), la Black plantureuse (Mona) et la brune aux yeux verts (moi-même), ils allaient forcément trouver leur bonheur.

Mon comportement était donc tout sauf aguicheur. Si j’étais seule à bosser avec Axelle, ce qui pouvait arriver de temps à autre, j’accueillais le client comme il se devait, en y allant franchement, affichant une attitude délibérément séductrice. Mais quand nous étions plusieurs à travailler en même temps, pour ne pas marcher sur les plates-bandes des autres filles, je ne me manifestais pas d’emblée. Dans le passé, j’avais vu de nombreux reportages sur le milieu de la nuit, qui semblait souvent parasité par cette ambiance de marché aux bestiaux entre les filles. J’abhorrais cela. Je n’aimais pas le comportement provocateur ou délibérément offensif affiché par certaines, qui n’hésitaient pas à mettre en avant leurs attributs pour s’attirer les faveurs du nouvel arrivant. Je trouvais cette course aux gains grotesque, humiliante. Alors, lorsque je me retrouvai à la place de ces nanas dans la télé, je passais volontiers mon tour, évitant de me mettre en valeur en bombant le torse ou en battant des cils. J’adoptais plutôt une certaine réserve jusqu’à ce qu’on me sollicite ouvertement.

La plupart du temps, je gardais le nez dans mon magazine people préféré, dans l’espoir d’avoir peut-être le temps de savoir qui de Jennifer Aniston ou d’Angelina Jolie Brad Pitt allait choisir. Je ne relevais la tête que lorsque l’on s’adressait directement à moi. Cela arrivait souvent lorsque Mona, qui avait tendance à sauter sur tout ce qui bougeait, se prenait un vent et retournait s’asseoir en ruminant son échec.

Cette manière de rester en retrait n’était pas dictée que par ma volonté de ne pas entrer en concurrence avec les autres. Je ne voulais pas toujours travailler. Je faisais acte de présence et respectait mon planning, mais si on pouvait me foutre la paix, voire m’oublier, cela m’arrangeait tout autant. C’était d’autant plus vrai si l’allure générale du micheton qui débarquait chez nous était peu avenante. Cela me donnait encore plus envie de disparaître. Je faisais alors semblant de ne pas voir les signes de l’intérêt que l’on me portait.

Parfois, Axelle était obligée de m’envoyer un signal pour que je me bouge les fesses si les autres filles avaient été recalées ou étaient aussi peu réactives que moi. Dans un raclement de gorge bien sonore, elle se rappelait à mon bon souvenir et je levai la tête de ma revue, tout sourire. À ce moment-là, sur ordre de la patronne, je me faisais violence pour aller m’enquérir du monsieur au comptoir, m’asseyant face à lui en dévoilant mes jambes au maximum. Je me mettais alors en pilotage automatique et entamai la conversation de ma voix la plus chaleureuse :

— Caroline, enchantée.

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