Chapitre 57 : Le mot de la fin

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Je l’ai déjà indiqué, mon détenu n’était pas un parangon de vertu. Pour autant, il s’est toujours montré respectueux. Certes, je connaissais son tempérament tempétueux, et sa détente de la droite facile, mais avec moi, il n’avait été jusque-là que douceur et gentillesse, et n’avait jamais eu un mot plus haut que l’autre à mon encontre. Ses consignes concernant mes vêtements ou mes fréquentations ne m’avaient été transmises qu’en souriant, avec un léger trait d’humour, pour faire passer la pilule. Jamais il ne s’était énervé contre moi, pas plus qu’il n’avait élevé la voix.

C’est pourquoi, ce jour-là, j’eus l’impression que le sol s’était dérobé sous mes pieds.

Je l’attendais depuis un moment dans le box du parloir. Toutes les familles présentes retrouvaient la personne qu’elles étaient venues visiter, mais point de trace de mon prisonnier. Je m’impatientais. Lorsque je le vis arriver, je le découvris en grand conversation avec un de ses collègues, tout souriant. Cette vision m’agaça prodigieusement. Ainsi donc, il n’était pas pressé de me retrouver. Il bavardait avec d’autres comme si j’étais la dernière personne qu’il souhaitait voir. J’enrageais de constater à quel point il me prenait pour acquise. Il devait bien se rendre compte que j’étais très attachée à lui et cela devait le conforter dans une forme de toute-puissance au sein de notre couple. Je pouvais presque entendre ses pensées :

— Oh, ma femme ? Elle est accro, elle ne me lâchera pas...

Dans un langage plus urbain, j’aurais pu dire qu’il avait pris la confiance. Et réaliser cela me déplut réellement. Car je souffrais. Je souffrais de mes aller-retours épuisants qui me pompaient du temps, de l’argent et de l’énergie. Je souffrais de la solitude dans laquelle je vivais mon quotidien, loin de lui, loin de tout, et encore plus seule que jamais depuis que ma mère m’avait tourné le dos. J’avais sacrifié cette relation, certes toxique, mais tout de même capitale, parce que je l’avais choisi, lui... Et voilà quelle était son attitude désormais. Il fanfaronnait en me faisant galérer. Que voulait-il ? Que je lui érige une stèle à sa gloire en me prosternant à ses pieds ?

J’étais hors de moi. Son attitude, que je qualifierais de désinvolte, me blessa profondément. Le voyant enfin arriver, je ne pus contenir une grimace. Il me chercha du regard dans l’assemblée. Excédée, je lui signifiai ma place en le sifflant.

Oui, je l’ai sifflé.

On ne siffle pas un homme comme mon taulard. On siffle un chien, mais pas lui. Il est arrivé tout sourire, mais dans ses yeux se lisait la colère. Il m’en voulait à mort. Et comme j’étais dans le même état d’esprit, le parloir démarra dans une tension extrême. Je ne me souviens pas s’il m’embrassa ou non en entrant dans le box. Il s’assit face à moi, un rictus provocateur au coin des lèvres.

— Refais ça et je te mets une grosse tarte dans la gueule.

J’en suis restée comme deux ronds de flan. Ainsi donc, nous en étions là. À nous menacer ?

— Tu es sérieux ?

— Tu m’as sifflé, ne le refais pas.

Je m’excusai avant d’embrayer, plus remontée que jamais :

— Tu ne me voyais pas, trop occupé à te pavaner avec les autres taulards. Tu passes ton temps enfermé avec eux, t’es obligé de les coller quand on a un parloir ? Je suis moins importante qu’eux ? Tu ne peux pas t’en détacher deux minutes ? C’est pour ça que tu me fais poireauter et que t’arrive à la bourre ? Parce que ta discussion était si passionnante qu’elle te fait oublier que ta femme est là et qu’elle t’attend ? Tous les détenus sont arrivés en se montrant empressés de retrouver les leurs mais, toi, tu débarques bon dernier et en riant qui plus est ! Bah dis-le tout de suite si tu ne veux plus que je vienne ! Si ma présence te soûle. Tu crois que j’en n’ai pas marre de me farcir la route semaine après semaine ? Tu crois que c’est une vie, bordel ?

— Tu l’as choisie cette vie, je ne t’ai pas forcée.

— C’est sûr ! Et maintenant la seule chose que je t’inspire c’est de me coller une grande tarte dans la gueule ? Après tout ce que je fais pour toi, voilà le sort que tu me réserves ?

— Tu m’as sifflé comme un chien devant tout le monde, détenus, famille de détenus et surveillants. J’ai l’air de quoi maintenant ?

— Je me suis déjà excusée et je m’en excuse encore. Ça m’a échappé. Je m’impatientais. J’en ai marre. J’en ai marre de tout ça, de me démener pour toi. Si encore, ça en valait la peine ! Mais, aujourd’hui, je découvre que, finalement, à la première incartade, je me prendrai une pêche. Tu ne m’en voudras pas si, subitement, cela ne me donne plus envie de continuer.

— Alors pars.

— C’est ce que tu veux ?

— Je ne t’ai jamais retenue. Si tu ne viens pas de ton plein gré, ne viens pas.

Le silence s’installa. Depuis que sa peine avait été confirmée en appel, nous nous voyions plus souvent qu’avant. En maison centrale, les horaires de visite étaient plus souples et les parloirs duraient beaucoup plus longtemps. Nous bénéficiions aussi de ce que l’on appelait les UVF : Unité de Vie Familiale. À cette occasion, l’administration pénitentiaire nous octroyait un petit appartement au sein de la prison. D’abord pour 6h, ensuite 12, 24, 48... Les durées allaient crescendo pour permettre aux visiteurs de s’habituer à l’enfermement. Ce dispositif nous avait permis de passer plus de temps ensemble, presque comme un vrai couple.

Cela aurait dû me rendre heureuse. Mais après quelques mois, je me sentais de plus en plus à bout de souffle, vidée de mon énergie et de mon enthousiasme. Je m’interrogeais de plus en plus souvent sur le bien-fondé de cette histoire d’amour. Mes interrogations étaient d’autant plus fortes que je l’avais trompé avec le client, et que rien ne disait que je n’allais pas recommencer. Je pouvais lui reprocher son comportement, le mien n’était pas exemplaire non plus.

Ces mots malheureux avaient été comme la sonnerie stridente d’un réveil après une nuit difficile. J’émergeai soudainement de ma torpeur, rattrapée par la réalité : Est-ce que je l’aimais vraiment ? Est-ce que je savais seulement aimer ? Et lui, m’aimait-il ?

La discussion se poursuivit dans le même état d’esprit vindicatif. Nous étions aussi butés l’un que l’autre et notre fierté nous empêcha de baisser les armes. Malgré mes excuses, malgré les siennes, la tension était toujours palpable et les reproches fusaient de part et d’autre. Nous étions en train de nous pousser à bout. Quelle était notre limite au sein de cette union ? L’avions-nous déjà dépassée ? Aucun de nous ne semblait prêt à faire table rase de cet épiphénomène qui revenait sans arrêt, envenimant encore un peu plus la conversation. Nous étions à bout d’arguments. J’en avais les larmes aux yeux et le cœur brisé. Mais je ne pouvais accepter les paroles qu’il avait prononcées. Je ne pouvais plus rien accepter.

— Je n’aurais jamais cru que tu dirais ça un jour, répétai-je comme un vieux perroquet.

— Si tu préfères rester là-dessus, je ne peux rien dire de plus. Tu es donc venue pour qu’on se prenne la tête ? Tu crois que j’en n’ai pas assez, ici, des prises de tête ? Tu penses que ça me plaît de m’engueuler avec toi au parloir ?

Il conservait une posture froide de défiance. Son torse était droit, ses épaules relevées. Nous avions tous les deux les bras croisés sur la poitrine et nous nous regardions en chiens de faïence. Je jetai un œil vers le couloir, à la recherche d’un surveillant. Lorsque je levai la main, l’un d’entre eux s’approcha :

— Oui ? dit-il en arquant un sourcil.

— J’aimerais sortir du parloir, s’il vous plaît.

Il acquiesça et se tourna vers mon mari :

— Vous pouvez attendre ici, on viendra vous chercher dès que la personne sera dehors.

Mon détenu opina du chef et me regarda partir. Il ne me retint pas. Il avait dû comprendre que notre rupture n’était qu’une question de temps. Je n’avais pas l’âme d’une Béatrice Dalle et de toute façon, même elle, exactement à la même époque que moi, avait fini par tirer sa révérence avec son taulard.

Malgré cette dernière entrevue chaotique, il fit preuve d’une grande dignité lors de cette séparation. Plus tard, au téléphone, il me remercia pour tout ce que je lui avais apporté. Il ne m’en voulait pas, pas plus que je n’avais de griefs contre lui. Nous comprenions la situation sans avoir besoin de la disséquer. La prison était dure et nous n’étions peut-être pas assez épris l’un de l’autre. Ou l’amour avait-il fané dans cet univers impitoyable ? Après avoir essayé de me dompter sans succès, il avait agi avec beaucoup d’intelligence en laissant l’oiseau s’envoler. Il ouvrit la cage et me souhaita bon vent.

Je pensais mes ailes trop raides et affaiblies pour se déployer dans les vents contraires. Mais il m’avait aidée à me réparer et m’offrait désormais la liberté que j’avais du mal à m’accorder moi-même.

Une nouvelle page se tournait.

Forte de cette expérience qui m’avait fait grandir, je pris mon envol, seule, vers de nouvelles contrées.







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