Chapitre 58 : Les transgressions

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Nous étions au début du mois de mars 2009. Ma rupture avec le prisonnier qui avait fait battre mon cœur pendant quatre ans coïncidait avec la fin de l’hiver et le retour d’une certaine douceur printanière. À l’aube de mes vingt-sept ans, je me sentais en phase avec la nature. Un air de renouveau nous embaumait l’une et l’autre, chacune à notre façon.

Et comme un changement n’arrive jamais seul, je fus remerciée par mes employeurs. C’est en effet à ce moment-là qu’en France commencèrent à se faire sentir les répercussions de la crise des subprimes, qui avait éclaté en 2008. Un an plus tard, on licenciait à tour de bras et je ne fus pas épargnée. Les familles qui recouraient à des aides à domicile réduisaient sévèrement les heures de présence de ces dernières jusqu’à, dans certains cas, s’en débarrasser complètement. Il faut dire que mon manque de cœur à l’ouvrage ne plaidait pas en ma faveur. Mes patrons devaient le sentir et ne pas avoir envie de me payer à en faire le moins possible.

Je ne me vexai même pas, au contraire, je n’attendais que ça. Mon emploi d’auxiliaire de vie avait beau être gratifiant d’un point de vue moral, car j’aidais des personnes en difficultés, je le trouvais ennuyeux. Ainsi, du jour au lendemain, et gai comme un pinson, je pointais à nouveau au chômage. Comme mon licenciement m’ouvrait des droits aux Assedic, je bénéficiais d’une solution d’urgence pour retomber sur mes pattes. J’étais donc assez sereine, au moins autant que pouvait l’être une personne qui prenait du Lexomil pour calmer ses angoisses.

Pendant quelques semaines, la vie me parut douce. J’avais soudainement du temps pour lire, dormir, glander, et profiter des jolis parcs nantais. Célibataire, je n’avais plus à me soucier de savoir si mon comportement ou ma façon d’être ou de penser étaient conformes aux attentes de quelqu’un. J’étais à nouveau libre d’agir comme bon me semblait, sans comptes à rendre à personne. Je n’avais plus à subvenir aux besoins financiers d’autrui, plus de kilomètres à parcourir régulièrement, plus de rôle à jouer pour faire plaisir. Juste moi, le soleil, et du temps pour lézarder. C’était jouissif. Je me souviens de cette période comme d’une parenthèse divine, comme d’un halo de luminosité et de chaleur.

Pour la première fois depuis longtemps, la vie m’ouvrait les bras. C’était comme être devant une grande page blanche, le stylo frétillant d’inspiration. Je ne sais pas si c’était à cause de cette douceur de vivre ou du printemps qui s’annonçait, mais mes hormones bouillonnaient en moi. Mon corps et mon esprit se réchauffèrent d’une excitation presque physiquement palpable. J'émettais probablement une énergie sexuelle dans un rayon d’au moins un kilomètre. J’étais littéralement en feu, tous les sens embrasés. Après quatre ans d’une sexualité au rabais, entre clients bourrés et mari enfermé derrière les barreaux, je renaissais et vibrais comme jamais. Profitant de ce temps libre à bon escient, je me masturbais beaucoup pour assouvir ce désir en fusion qui m’habitait.

J’avais envie d’explorer de nouvelles choses et une, en particulier. La sodomie m’attirait. Elle avait un côté transgressif auquel je voulais me confronter. Je surfais sur internet pour rencarder de jeunes hommes. Je les invitais chez moi tard le soir, leur proposant dès leur arrivée de me prendre par derrière. C’était ma nouvelle marotte. Je ne sais pas pourquoi cela m’obséda autant à cette époque car je n’en avais jamais été coutumière mais, désormais, je ne voulais que ça. Je n’y pris pas de plaisir hormis celui de faire quelque chose d’inédit. Je choisissais des mecs pas trop bien montés pour éviter de souffrir. Ils débarquaient, me sodomisaient, repartaient. Et ils me traitaient bien. Lorsque je leur disais de ralentir ou d’arrêter, ils s’exécutaient. Quelle que fut la situation, j’avais toujours le contrôle et ces messieurs ne faisaient que se soumettre à mes demandes. Être une femme me donnait du pouvoir. Je sais bien que ce n’est pas l’expérience de beaucoup d’entre nous, car nombreuses sont celles qui ont vécu des évènements abominables, mais pour ma part, et ce depuis très longtemps, je vivais ma féminité comme un cadeau. Je cultivais depuis dix ans la croyance que j’étais celle qui avait toutes les cartes en main. Les hommes m’écoutaient, se pliaient à mes exigences et aucun n’outrepassaient jamais les droits que je lui octroyais. En cela, je sais que mon discours est à l’opposé de l’ère « me too » que nous connaissons de nos jours. Mais cela a été et est encore ma réalité. J’ai une énorme confiance en la gent masculine.

Ce petit jeu dura quelques temps puis je me lassais, rassasiée de cette nouveauté. Je ne faisais pas payer mes partenaires d’un soir mais l’idée me traversa l’esprit à plusieurs reprises. C’était si simple pour eux d’obtenir du sexe en répondant à un message. Et pour moi, de les solliciter. Le rendez-vous avec le jeune homme qui recherchait une escorte GFE me revenait souvent en mémoire. Je repensais à la facilité avec laquelle les choses s’étaient déroulées. Comment l’argent avait été si vite gagné. Maintenant que j’étais seule, mes finances se portaient mieux mais je lorgnais sur des choses qui ne m’étaient pas accessibles, car trop onéreuses. Je me sentais frustrée par cette limitation.

Je m’interrogeai : qu’est-ce qui m’empêchait de recommencer ? J’étais désormais libre d’agir comme bon me semblait. Nous étions le premier avril. Un premier avril, cela ne s’invente pas. J’étais chez moi, dans mon petit appartement T1, sur mon ordinateur, à remplir des paniers imaginaires de boutiques en ligne que j’appréciais. Puis, je parcourus les annonces d’un site très connu, Vivastreet. Je lisais celles proposées dans la section adulte, qui disposait de plusieurs sous-catégories. On y trouvait aussi bien des personnes proposant des plan culs que des femmes offrant leurs services. Les tarifs n’étaient pas clairement affichés mais les photos de certaines laissaient peu de doute quant à la nature et à l'étendue de la gamme de leurs compétences.

Il y avait vraiment de tout, mais principalement des choses de mauvais goût. Les profils étaient majoritairement vulgaires, avec des images très explicites et des gros titres qui l’étaient plus encore. Je ne me retrouvais pas dans ce déballage de marchandises et de toute façon, avec mon 85B, je n’avais pas grand-chose à mettre en avant. Cependant, je savais que je plaisais. D’ailleurs, il me suffisait de proposer à un homme de venir me sodomiser pour qu’il se rende disponible dans la demi-heure. Internet révolutionnait vraiment notre rapport à l’autre. Nous n’avions plus besoin de tourner autour du pot pour obtenir ce que nous voulions. Et pour une nana comme moi qui n’aimait pas sortir en boîte et préférait rester dans le cocon douillet de son habitation, cette façon de communiquer avec le monde derrière un écran était royale.

Curieuse, je cherchai et trouvai comment poster une annonce sur Vivastreet. Je suivis le déroulé et écrivis un texte succinct. Je sélectionnai la sous-catégorie qui me paraissait le plus se rapprocher de mes compétences : celle des massages érotiques. Il m’arrivait de m’y adonner pour mes amants et d’en recevoir des félicitations. Je possédais une qualification que je n’avais jusque-là jamais exploiter. Il était temps d’y remédier. À cette époque-là, déposer une annonce était gratuit. Au pire, si l’expérience ne me rapportait pas, je ne perdrais rien en dehors de mon temps. Je laissai à regret mon numéro de téléphone pour être contactée. Cela ne m’enchantait guère de le rendre visible mais je n’avais pas envie d’échanger par e-mail. Si rendez-vous il devait y avoir, je voulais savoir à qui j’avais à faire et le téléphone restait le meilleur moyen d’y parvenir. En revanche, je refusai catégoriquement de mettre ma trombine en photo ou une quelconque image de mon corps. J’étais terrorisée qu’on puisse m’identifier et savoir dans quoi je me lançais.

Ce qui est amusant quand on se livre à ce genre de transgression, c’est qu’on a l’impression que, dans la foulée, la terre entière va être au courant. Comme si les gens étaient là, derrière leur écran, à scruter l’affichage d’une nouvelle annonce et ô ! Que quoi ? Mais comment est-ce possible ? Je la connais ! Est-ce bien elle ? Mais qu’est-ce qui lui prend ? A-t-elle perdu la tête ? Je redoutais que, dès le lendemain, on me reconnaisse dans la rue. En réalité, quatorze ans plus tard, certaines personnes de mon entourage n’ont toujours pas percuté ce que je faisais vraiment comme activité professionnelle, alors j’étais loin du compte à l’époque. Les gens sont trop accaparés par leur propre vie pour se soucier de celle d’autrui. C’est une vérité qu’on oublie souvent.

Mais la peur d’être découverte me serrait les entrailles. Je cliquai sur « « publier l’annonce » avec la boule au ventre et la sensation d’être devant un peloton d’exécution.

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