Chapitre 59 : Les statistiques

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Je ne savais pas trop à quoi m’attendre. Ma petite publicité devait d’abord être validée pour apparaître en ligne. Et ensuite, qu’allait-il se passer ? Allait-on me répondre ? Si oui, devrais-je tout accepter ? Quels tarifs et pratiques figureraient au programme ? Et comment faire en cas de clients difficiles ? Valait-il mieux recevoir ou me déplacer ?

Légitimement, les questions fusaient. Me prostituer ne représentait pas une difficulté majeure pour moi, comme j’avais pu le constater dans le bar. Quand j’avais des rapports, je me dissociais de mon enveloppe corporelle pour laisser l’homme agir selon certaines modalités. Qu’il s’agisse de boulimie ou de sexualité, mon corps s’apparentait à un outil. Je ne me souciais guère du respect de son intégrité. Ma préoccupation présente était plutôt de gérer la logistique et de parer à toutes éventualités. Rien ne devait être laissé au hasard. Contrairement à ce que l’on peut imaginer de quelqu’un qui se lance à l’aveugle dans ce genre de profession décriée, je n’étais pas inconsciente. Une part de moi faisait effectivement fi du qu’en dira-t-on, de la morale et des règles de sécurité propres à la gent féminine. Néanmoins, mon expérience auprès d’Axelle m’avait servi de formation accélérée. Avant de mettre mon corps en action, mon cerveau se mit en branle.

Me déplacer chez un inconnu me paraissait réellement plus imprudent que de recevoir. Le souvenir de mon expérience dans le bureau du client, avec son matelas pourri posé à même le sol, m’avait vaccinée. Si je débarquais chez quelqu’un, dans une grande maison de surcroît, je n’avais aucune idée de qui pouvait se cacher derrière les nombreuses portes de chaque pièce. Il n’était pas question de me retrouver nez à nez avec une dizaine de gars en pensant ne m’occuper que d’un seul.

Il y avait toujours l’option de me rendre directement dans la chambre d’hôtel d’un client mais ce choix s’accompagnait autant de positif que de négatif. Dans un sens, je préserverais mon intimité tout en n’ayant rien à débourser, mais plusieurs inconvénients persistaient : d’abord, le mec pouvait toujours faire marche arrière si je ne lui plaisais pas. Cela m’obligerait à assumer les frais de déplacement qui resteraient à ma charge, sans aucun retour sur investissement. Ensuite, même si les chambres mitoyennes étaient pratiques en cas d’appel à l’aide, les français avaient la réputation d’être des couards et je n’avais pas la certitude qu’hurler à pleins poumons les feraient se déplacer pour me secourir. Ainsi, je craignais que les hommes se sentent en confiance en me recevant. Cela leur donnerait automatiquement du pouvoir, ce que je voulais éviter à tout prix. Enfin, l’alcool pouvait être présent. Contrairement à un déplacement jusqu’à mon domicile qui nécessitait de prendre une voiture et obligeait donc à être à peu près à jeun, un homme risquait de boire en m’attendant, ne serait-ce que pour se déstresser avant le rendez-vous. J’appréhendais de me retrouver alors nez-à-nez avec un mec beurré, enfermée derrière une porte close.

Il fallait vraiment peser le pour et le contre et réfléchir à toutes les possibilités pour me préserver du moindre danger. Rapidement, il m’apparut que la configuration la plus intéressante consistait à recevoir à mon appartement. Ma situation me le permettait aisément. Je vivais seule dans un petit immeuble, sans compagnon à qui cacher ma nouvelle occupation. Concernant mon voisinage, ils étaient tous vieux et à moitié sourds comme me le prouvaient leurs télés qui hurlaient à travers les cloisons. Indifférente à leur vie, je ne me préoccupais pas de leurs affaires et imaginais la réciproque toute aussi vraie. Le fait qu’aucun d’entre eux n’ait réagi lors de mon cambriolage m’incitait à penser qu’ils seraient peu enclins à me chercher des poux ou à créer un scandale. Après tout, j’avais le droit de voir autant d’hommes que je le voulais, si cela était mon bon plaisir.

Travailler seule, sans le secours de mes collègues féminines, était une idée très plaisante car elle s’accompagnait d’une plus grande liberté d’action. Je devais seulement évaluer les risques au maximum puisque personne ne serait là pour me venir en aide en cas de pépins. Par exemple, à l’arrivée du client, en bas de l’immeuble, je pouvais toujours l’observer du haut de mon balcon sans qu’il ne me voie. Si vraiment sa tête ne me revenait pas, il était possible de faire la morte ou de prétexter une urgence. Si je l’autorisais à monter chez moi, l’avantage me revenait car je savais où trouver les couteaux et les issues de secours. En cas de comportements trop cavaliers, je pouvais toujours laisser croire que n’importe qui pouvait se pointer à n’importe quel moment. Comme au poker, le bluff serait mon allié. En gardant les rênes ainsi, je jouerais à domicile, et officierais en terrain connu, conquis pour ainsi dire. À mes yeux, cela orienterait obligatoirement le rapport de forces en ma faveur.

En outre, étant donné que je n’avais pas les moyens de me payer un hôtel, c’était également plus économique. En cas de refus de maintenir le rendez-vous, de ma part ou de la leur, cela ne me porterait pas préjudice. Si un gros problème se présentait, je pouvais toujours sauter du second étage, même si je risquais de ne pas retomber sur mes pattes et de me briser le cou. Mais c’était une solution en cas d’extrême danger. Or, s’il y avait bien une chose que j’avais apprise au bar, c’était que les hommes n’étaient pas dangereux. Je les avais maitrisés sans difficultés, quelle que soit la situation, et j’avais toujours réussi à me sortir des guêpiers dans lesquels je m’étais fourrée. Évidemment, en donnant mon adresse, je risquais de voir débarquer le tout-venant par la suite. Mais je tablais sur le système d’interphone au pied de mon immeuble pour créer une barrière de sécurité entre moi et le monde extérieur. Ce simple dispositif me donnait le sentiment d’être protégée en cas d’irruption intempestive.

Tel un camp d’entraînement, mon expérience chez Axelle avait fait office de préparation à mon installation en solitaire. Ce que j’envisageais de faire n’était pas si différent. Je me sentais capable de relever le défi. Je m’appelais Caroline et mon prénom signifiait « force ». Je n’allais tout de même pas me laisser impressionner par des bonshommes excités.

Est-ce que j’avais peur ? Oui, je ne peux le nier. Il m’arrivait de m’imaginer aux mains d’un psychopathe dont je n’aurais pas décelé le potentiel meurtrier au téléphone et qui m’ôterait la vie en un clin d’œil. N’importe qui pouvait débarquer avec un flingue et me buter sans raison particulière. Quiconque entrait chez moi serait libre, grâce à sa force physique, de me faire passer un sale quart d’heure, de me violer ou de me torturer. Je n’étais pas à l’abri de croiser la route d’un cinglé à la Tony Meilhon qui me découperait en morceaux avant de me balancer dans l’Erdre.

Bien sûr, je risquais ma vie ou, tout du moins, ma santé. Et ce, seulement pour de l’argent. Est-ce que cela valait bien le coup ? Ces idées toutes plus horribles les unes que les autres traversaient mon esprit et me donnaient des sueurs froides et des accélérations cardiaques. Cependant, par opposition à ma mère, j’avais depuis longtemps décrété que je ne vivrais pas dans la peur. Je refusai de me mettre sous cloche ou de m’enrouler dans du papier bulle en attendant la fin de mes jours qui, de toute façon, arriveraient tôt ou tard. Je ne désirais pas précipiter ma mort mais vivre sans prendre de risque s’apparentait, à mes yeux, à un lent suicide. À trop se méfier de tout et de n’importe quoi, on finit par s’éteindre à petit feu.

Lorsque ces pensées effrayantes où l’on me faisait la peau surgissaient dans ma tête, je les chassais rapidement pour ne pas les laisser s’installer et prendre de l’ampleur. Si je commençais à me laisser entrainer dans cette voie, s’en était finie de ma santé mentale. Ou j’acceptais cette part sombre de l’inconnu, ou je devenais caissière. Cela dit, et c’est là tout le paradoxe de l’existence, j’avais toujours en mémoire l’histoire de cette femme qui avait perdu la vie sur un parking de supermarché à côté de chez moi. Un taré l’avait attendue après la fermeture de sa boutique. Il était vingt-deux heures et tout était désert quand il la tua à la lueur des lampadaires. Elle était gérante d’un magasin de vêtements. La morale de cet affreux fait divers me sauta au visage : qu’importe le métier, si tu croises la mauvaise personne au mauvais moment, tu ne seras pas épargnée.

J’étais une personne très rationnelle et pragmatique. Je ne me laissais pas facilement influencer par l’ambiance anxiogène dans laquelle la société nous baignait en continu. En un sens, cela pouvait être interpréter comme de la folie ou de l’irresponsabilité. Mais pour ma part, je me sentais plutôt lucide. S’il y avait une probabilité d’une chance sur un million que l’on me tue au cours de ma nouvelle activité, alors il m’en restait 999 999 pour que cela n’arrive pas. Les statistiques plaidaient en ma faveur.

J’avais toujours été mauvaise en maths, mais pour une fois, j’aimais leur logique implacable.

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