Chapitre 75 : L’après-IVG

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En changeant les draps avec Grégory, avant de nous coucher, je constatai les dégâts. Tout avait été ruiné durant mon sommeil, au-dessus comme en dessous de moi. Le sang avait transpercé l’alèse de protection en coton et souillé le matelas. Ce dernier, acheté en même temps que le nouveau lit et le nouveau sommier, était neuf. Je ne prévoyais pas de m’en débarrasser de suite. Irrécupérable, il gardera à jamais les traces de ce jour, et ce pendant dix ans, lorsqu’enfin je le bazarderai. Désormais, chaque fois que je mettrais mon linge de lit à laver, je me reverrais dedans et me remémorerais amèrement ce qui m’est arrivée à cette époque-là. Je jetai le drap housse mais gardai la housse de couette, moins abîmée, que j’espérais récupérer. Une fois le lit remis en état, nous nous couchâmes dans les bras l’un de l’autre.

Si moralement je mis tout de côté, comme à mon habitude, il me fallut plusieurs semaines pour m’en remettre physiquement. Comme je perdais toujours du sang, je ne pus pas reprendre le travail. Pourtant, dès le surlendemain, je désirais des rapports sexuels avec Grégory. C’était contre-indiqué et parfaitement dégueulasse car on risquait de mettre du sang partout, mais j’y tenais vraiment. En urgence, j’installai des serviettes de toilette dans le lit pour éviter de tout salir et lui demandai de ne pas changer de position. La pénétration n’était pas agréable mais j’en avais besoin plus que jamais.

J’étais particulièrement vulnérable à ce moment-là. Je fus envahie de peurs liées à mes souvenirs du passé, qui remontaient les uns derrière les autres comme des bulles de soda à la surface d’un verre. Je me souvenais comment, passée l’épreuve de la première interruption de grossesse, l’adolescent avait rompu avec moi, quelques semaines plus tard, me laissant seule pour surmonter l’après. J’étais inquiète à l’idée que Grégory fasse de même. Me relier physiquement à lui était le seul moyen pour moi de me rassurer. Il me promit de ne pas agir de la sorte mais, traumatisée par le passé, j’avais du mal à le croire. Mes peurs étaient irrationnelles, comme elles le sont très souvent, puisqu’il ne me donnait aucune raison de ne pas lui faire confiance.

Quelques temps après l’évènement, je remis sur la table un sujet que j’avais déjà abordé enceinte :

— Ça te dit pas qu’on se marie ?

Il ne comprenait pas mon engouement soudain pour cette institution, et encore moins quelques semaines seulement après notre rencontre. Mais lui aussi était hanté par ses démons, dirigé par sa crainte de se retrouver seul, probablement la plus tenace. Alors, même si son enthousiasme fut très modéré, il finit par accepter. Je passai ma convalescence à la maison à programmer notre futur mariage. On l’annonçait à des gens qui nous regardait d’un air sceptique et légèrement désabusé. On leur aurait déclaré que nous partions sur la Lune qu’ils ne nous auraient pas regarder différemment. Une fois de plus, la folie nous guettait.

C’était l’incompréhension générale. Pourquoi si vite, pourquoi si tôt ? Les évènements s’enchaînaient à telle vitesse que notre entourage ne pouvait pas reprendre son souffle. D’abord la rencontre, dont nos proches n’avaient toujours pas saisi les tenants et les aboutissants tant nous restions flous à ce sujet. Puis l’emménagement soudain, sans crier gare, presque instantanément. Ensuite, il y avait eu la grossesse dévoilée à peine le dernier carton déballé, laquelle avait été suivie par l’annonce des jumeaux, encore plus déroutante. Et voilà que je venais à peine de me faire avorter que j’étais promue future belle-fille et nouveau membre de la famille. Personne ne me connaissait. Et tous commençaient à se demander où on allait comme ça. Dans le mur, assurément.

Néanmoins, malgré les remarques dubitatives sur la force de notre union, le projet resta sur les rails. Mes beaux-parents se montrèrent accueillants, au moins autant que puissent le faire des gens peu habitués à des démonstrations d’affection. Ma belle-mère fit de son mieux pour surmonter ses appréhensions et me traiter comme la brue que je m’apprêtais officiellement à devenir. J’allais épouser son premier fils, son bébé, et il était forcément un peu compliqué pour elle de lui lâcher la main. Néanmoins, elle prit sur elle et se montra aussi aimable que possible. Je ne me sentais pas tellement désirée mais je comprenais ses positions. J’aurais sûrement agi pareil à sa place. Je n’avais jamais eu de problème avec les mamans de mes ex-partenaires. Ces dernières m’avaient toujours bien reçue. Je savais qu’on finirait par trouver nos marques. Je voulais montrer pattes blanches mais ressentais souvent des scrupules à leur mentir au sujet de mon métier, alors je les enfouissais bien loin, sous des couches de sourires et de bonne humeur. Parfois, une petite voix raisonnait en moi, trahissant mon trouble intérieur : mon dieu, s’ils savaient... Je réalisai combien cette double-vie s’avérait pesante, comme un bruit de fond agaçant qui ne s’éteignait jamais.

La fratrie de mon futur mari ne partageait pas tellement notre enthousiasme non plus. Parmi ceux qui étaient déjà en couple, et avec des enfants, aucun n’était passé devant le maire. Notre décision n’allait pas trop dans la mouvance générale. Bien évidemment, pour moi qui détestais faire comme tout le monde, cela me ravit. Je gloussai intérieurement de ne pas rentrer dans les petites cases que l’on voulait m’imposer. À une époque où l’antique institution était en train de se casser la gueule dans la société, je revendiquais d’autant plus ce droit à la différence. Tel un explosif, j’aimais détonner.

Pour moi, c’était l’occasion de tirer enfin un trait sur les blessures de l’enfance. Cette fois, j’allais avoir officiellement la possibilité de me démarquer de ma mère. Elle demeurait toujours dans ma vie mais la distance géographique la maintenait loin de moi, pour mon plus grand bonheur. Avec cette union civile, je tenais ma revanche. Elle ne s’était jamais mariée. Elle n’avait été que la concubine ou pire, la maîtresse que l’on n’avait jamais voulu épouser. C’était jouissif de faire enfin mieux qu’elle, de réussir là où elle avait foiré. Cela redorait encore ma valeur, mon estime de moi-même, qu’elle s’était si longtemps échinée à piétiner. Par cet acte, je lui fermais purement et simplement son clapet. Je ne voulais déjà plus la voir mais, maintenant, je n’allais plus l’entendre non plus. Je me sentais plus proche de ma belle-famille que d’elle. Pour une grande solitaire comme moi, se retrouver entourée de tant de nouvelles têtes, relevait de la gageure. Cependant, malgré mon malaise, j’essayais de prendre ma place du mieux que je pouvais et commençais même à en apprécier les bienfaits.

Le mariage posa la question du financement. Vous allez rire mais je ne connaissais rien des us et coutumes de cette institution à laquelle je tenais pourtant si fermement. Je ne savais pas, par exemple, qu’il revenait souvent aux parents des mariés de financer l’évènement. Je ne savais pas plus en quoi consistait un vin d’honneur et j’avais même oublié qu’il y avait un bal après le dîner, pour clôturer cette belle journée. Je n’avais assisté en tout et pour tout qu’à deux unions, religieuses qui plus est, et j’avais alors moins de cinq ans. Quand certains passaient leurs week-ends d’été à enchaîner les cérémonies, pour ma part, je ne les regardais qu’à la télé.

Pour réduire les coûts, nous avions donc décidé de nous en tenir à une célébration en petit comité. Et d’un commun accord, de nous contenter d’une union civile. Bien que la religion eusse fait partie de ma vie ces dernières années, je commençais à me lasser des injonctions qu’on lui attribuait dans les textes. J’avais énormément de mal à comprendre les notions de bien et de mal, car elles étaient toujours fluctuantes d’une époque à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’une personne à l’autre. En quoi pouvait-on décrété ce qui était correct si cela changeait tout le temps ? Moi, ce qui m’attirait, c’était seulement la présence de Dieu dans ma vie. Je voulais juste avoir un protecteur, un guide, rien de plus. Je ne voulais pas qu’on vienne me rabâcher des préceptes à la con qui n’étaient même pas transposables dans mon existence chaotique. Je voulais un Dieu mais de règles, pas de jugements, pas d’interdits.

Une fois le cadre du grand jour posé, lorsque l’on évoqua les frais engendrés, Grégory commença à paniquer. C’était hors de son budget qui consistait uniquement à payer son train de vie déjà limité. Pour ma part, je n’envisageai pas une seconde de demander une participation à nos familles. L’idée venant de moi, je décidai donc de tout financer. Quoi de plus normal, après tout ?

C’est ainsi qu’à la rentrée de septembre, je retournai, joyeuse, me faire culbuter allègrement pour payer le mariage où j’allai jurer fidélité...







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