Chapitre 87 : Pas à ma place

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J’avais rendu mon ancien logement au début de ma grossesse, puisque je savais que je n’allais pas retourner y travailler de sitôt. Comme nous vivions en campagne, à cinquante kilomètres de Nantes, je n’avais plus de point de chute dans ma ville d’origine. Je ne voulais pas recevoir à notre domicile. Lors de ma reprise, quelques mois auparavant, j’avais donc pris la décision de m’installer dans les hôtels alentours. Je choisissais en général des B&B, d’excellent rapport qualité prix, dont trois au moins nous entouraient, presque à équidistance : ceux de Saint Nazaire, de Vannes et de Nantes. Ce fût celui-ci que je réservai ce jour-là.

Après avoir allaité ma fille une dernière fois, avant de la confier à son père qui ne travaillait pas, je pris la route, direction le B&B de la Chapelle sur Erdre, proche de la quatre voies qui reliait la maison. Une fois n’était pas coutume, je quittai cette dernière le cœur lourd, me sentant coupable de laisser ma fille au lieu de m’en occuper. J’avais le sentiment de l’abandonner.

Je prenais mes quartiers à partir de midi, lorsque la chambre était libre, et j’y restais jusqu’à 18h ou 20h, selon les demandes. Je le faisais en général deux ou trois par semaine, pour rester le maximum de temps chez moi, auprès de notre enfant.

Le premier client arriva sur l’heure de déjeuner et, comme d’habitude, les autres s’enchainèrent dans l’après-midi, parfois sans interruption, parfois de manière plus espacée. Mon dernier rendez-vous était prévu pour 18h. Au téléphone, celui-ci m’avertit qu’il travaillait sur le secteur, juste à côté, et qu’il serait peut-être en avance. Je n’avais personne avant lui, alors j’espérais qu’il disait vrai et arriverait plus tôt, pour que je puisse plier bagage au plus vite, afin de rejoindre mon bébé.

À l’heure dite, il toqua à la porte, au numéro indiqué. Très grand, blond aux yeux bleus, et mince, il dégageait une allure juvénile qui tranchait avec son regard blasé. Quelque chose de profondément triste émanait de lui, même si je n’aurais su dire de quoi il s’agissait.

Il se présenta, timide et maladroit :

— Yann.

— Mélissa, enchantée.

— De même. C’est la première fois que je viens vous voir. Je ne suis pas très à l’aise, désolé.

Il avait effectivement l’air stressé, ce qui me rassura d’entrée de jeu, car avec ce genre d’hommes, je savais que je ne risquais rien.

— Je vois ça. Tout se déroulera bien, ne vous inquiétez pas. Déshabillez-vous et prenez place sur le lit.

— Puis-je me doucher ?

— Évidemment.

Contrairement à l’époque où je recevais dans mon appartement, je les autorisais désormais à se nettoyer sur place. J’emmenais des serviettes supplémentaires, en plus de celles proposées. Yann se lava et revint s’installer sur le lit. Je commençai le massage, tout en discutant avec lui. Comme à chaque fois, je tentai de les faire parler, davantage pour passer le temps que pour glaner des informations. J’appris cependant qu’il avait 35 ans, bien qu’il en paraisse dix de moins. Je découvris également que son prénom breton reflétait ses origines, car une partie de sa famille était originaire de là-bas. Mais c’était un parisien qui avait migré à Nantes, quelques années auparavant, pour le travail. Il avait un emploi d’ingénieur chargé d’affaires, dans le domaine de la recherche, ce qui en faisait un homme possédant un profil de CSP+, commun à mes clients réguliers.

D’ailleurs, c’est ce qu’il ambitionnait d’être, en venant me voir. Il m’expliqua avoir eu souvent recours à la même femme pour des massages érotiques, sans autre finition que manuelle, mais celle-ci avait déménagé. Depuis son départ, il espérait renouer une relation longue durée, ponctuelle, certes, mais complice. Il avait toujours apprécié les massages et attendait que l’on prenne soin de lui. Voilà pourquoi il avait orienté ses recherches sur un véritable échange, et insista sur le fait qu’il désirait davantage de sensualité qu’un corps-à-corps bestial, redoutant par-dessus tout que le rapport soit mécanique. Le sexe n’était pas sa priorité, quand bien même il avait choisi la seconde option. D’ailleurs, c’était la première fois qu’il franchissait cette étape.

Nous n’étions pas nombreuses à l’époque à proposer de vraies prestations de massages érotiques et mon annonce avait éveillé sa curiosité. Il fut séduit par la photo et attiré par mon profil d’indépendante, car, plus que tout, il ne souhaitait pas contribuer aux réseaux de prostitution forcé. Ce sont ces éléments-là qui, après une longue réflexion, le décidèrent à franchir le pas. Disant cela, la honte et la culpabilité imprégnaient ses paroles. De toute évidence, il n’était pas au clair avec cette décision, et cela se voyait.

En l’écoutant parler, je commençais à comprendre que je ne pourrais jamais le satisfaire. Il était dans le même état que mon mari lors de notre premier rendez-vous et paraissait aux abois. Pourtant, il était jeune, beau et élégant, alors je m’interrogeais : pourquoi allait-il aux putes ? Je ne voyais que deux explications. Soit il venait de rompre, soit il était très malheureux en ménage. Je ne m’adonnai qu’à des suppositions, puisqu’au fil de la conversation, je n’en découvris pas davantage sur son statut marital, ou familial. Comme certains de mes clients, il botta en touche lorsque je lui posai des questions plus indiscrètes. Je comprenais sa réserve et ne m’en offusquai guère. Chacun avait le droit à son jardin secret et son silence à ce sujet ne pouvait que refléter le respect qu’il avait pour sa vie privée. À l’instar des autres michetons, il souhaitait probablement dissocier cette rencontre, dont il n’était pas fier, du reste de son existence.

Je le sentais malheureux. Dépressif aurait été un peu fort, mais je percevais qu’il en avait gros sur la patate et, bien qu’il essayât de le dissimuler, il souffrait d’un évident manque affectif. Je ne savais pas quoi faire pour l’aider et d’ailleurs, je ne voulais pas le faire. Même si je n’étais plus éprise de Grégory, je ne recherchais actuellement pas ce genre d’interaction. Depuis la naissance de ma fille, j’étais devenue un peu sauvage, dans mon mariage comme dans mon métier. Elle était la seule personne dont j’appréciais la proximité. À chaque fois qu’elle se trouvait loin de moi, elle me manquait terriblement et nul autre ne pouvait combler ce qu’elle m’apportait.

En réalité, j’étais dégoûtée d’être là, enfermée entre quatre murs avec des hommes à poils, dans une chambre d’hôtel qui, même si elle n’était pas sordide, demeurait le lieu du vice. Je n’étais pas prête psychologiquement, ni physiquement. Mon corps portait les stigmates de cette maternité que je vivais au quotidien. Mes seins allaitants étaient énormes, sensibles, parfois douloureux. Je détestais qu’on les touche et encore plus qu’on tripote mes mamelons, réservés à ma fille. Tous les autres pouvaient aller se faire voir, elle seule comptait.

J’étais révoltée. J’en voulais à mon mari de n’avoir pu me protéger en m’épargnant une reprise anticipée du boulot. Je lui en voulais de ne pas avoir été capable de gagner sa vie pour subvenir à nos besoins. Notre enfant se retrouvait privée de sa maman durant mes horaires de travail. La situation m’était insupportable. J’en voulais également à mes clients de profiter de moi et de mon corps maternant, en me complimentant sur ma généreuse poitrine, qu’ils détaillaient avec des yeux de merlans frits. C’était écœurant. J’étais écœurée.

Exactement comme les autres hommes auxquels j’étais confrontée à cette période, Yann n’y pouvait rien et, d’ailleurs, il ne loucha même pas sur ma poitrine. Il ne fantasmait pas sur les paires d’obus. Avant le rapport, je lui interdis pourtant de me toucher les seins, alors même qu’il ne s’y apprêtait pas. Je lui expliquais succinctement que j’allaitais ma fille, alors âgée de plus d’un an. Je préférais souvent dire la vérité, espérant qu’on me prendrait en pitié et ne m’imposerait rien qui me déplairait. Respectueux, Yann se plia de bonne grâce à mes exigences, néanmoins mal à l’aise. Il commençait clairement à se demander ce qu’il foutait-là. Je ne pouvais m’empêcher de penser que s’il avait su avant ce qui l’attendait, il n’aurait jamais mis les pieds ici.

Mais il n’avait pas su. Il était là désormais, allongé nu sur le ventre, vulnérable et à ma merci, sur un lit étranger, face à une inconnue, à la fois excité et intimidé, mais encore impatient de savoir à quelle sauce j’allais le manger. Malgré sa douceur et son comportement gentleman, je n’eus ni gentillesse, ni empathie envers lui. Yann dû ressentir toute la colère que je refoulais en moi et je devinai, à son attitude déconfite, qu’il le prenait pour lui. Ma froideur le vexa.

Le rapport fut désagréable, pour lui comme pour moi. J’étais sur le dos, glaciale et inerte, attendant la fin. Je voyais dans ses yeux son désarroi, sa solitude intérieure, et imaginai les pensées qui devaient le traverser alors qu’il était encore en moi. J’observais son malaise grandissant, insensible. Penché au-dessus de mon corps, me dominant de toute sa hauteur, il dût avoir l’impression de me violer. Le rendez-vous se révéla être tout l’inverse de ce qu’il avait espéré. Il avait attendu de l’affection, de la douceur et de la chaleur, mais n’avait trouvé que mépris et indifférence.

Lorsqu’il se releva, il m’en voulait autant que j’en avais après lui. Il se doucha à nouveau, silencieux. Il ne me réclama rien, ni de lui rendre son argent, ni de lui présenter des excuses, mais je pus déceler dans son regard toute la peine et le trouble que je lui avais causés.

Je savais que j’agissais mal, car il n’était pas en cause. Ni lui ni les autres n’étaient responsables de ma situation. Mais je les traitais désormais tous de la même façon, comme des moins que rien, sans aucun égard.

Tous, jusqu’à ce que l’un d'entre eux m’ouvre les yeux et me fasse réagir.

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