Chapitre 115 : Tsunami

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Après un Noël calme et merveilleux en compagnie de ma fille, sonna l’heure de sortir les cotillons et nos plus belles tenues de soirée, pour célébrer la Saint Sylvestre. Nous étions invitées à réveillonner dans notre famille de cœur, chez des personnes avec lesquelles je n’avais pas de lien de sang, mais que j’aimais profondément. Ma mère aussi était conviée à ces festivités. Je la voyais régulièrement, mais toujours en coup de vent. Jamais plus que le temps nécessaire pour échanger ma fille et nous tenir au courant des choses importantes la concernant.

Je n’oubliais pas son aide précieuse, lors des débuts de mon sevrage, sur la route de mon retour de vacances, presque six mois auparavant, mais je n’oubliais pas le reste non plus. Par ailleurs, je ne l’avais jamais tenue informée de son rôle déterminant dans cette réussite. Je ne lui parlais pas de moi, ni de ma vie, et encore moins de mes difficultés. Elle savait que j’étais boulimique, mais je ne jugeais pas opportun de lui partager mon succès.

Lorsque j’avais été adolescente et jeune adulte, ma mère n’avait jamais aimé me voir prendre mon envol. Elle avait toujours été cassante, pessimiste, à chacune de mes tentatives pour avancer dans la vie. Cela était plus fort qu’elle et ne partait pas d’une mauvaise intention, et avec le temps, je comprenais que ses avertissements n’avaient été que le reflet de ses peurs à mon sujet. Elle voulait seulement me protéger d’éventuels dangers, m’éviter de souffrir encore, ou m’épargner de nouvelles déconvenues. Il était sûr qu’en se privant de rêver ou d’espérer être heureux, en vivotant dans une petite existence sans prétention, on ne prenait pas le risque d’être déçu. Malheureusement, à mes yeux en tout cas, on ne vivait pas vraiment non plus.

En voulant bien faire, elle avait essayé de me mettre sous une cloche mentale, remplie de consignes de sécurité, dans l’espoir de me montrer qu’elle veillait bien sur moi, comme tout bon parent devait le faire. Mais cela n’avait fait qu’aggraver la situation. Je craignais qu’en lui confiant ma réussite, cet exploit représentant des mois de labeur, sans aucune crise de boulimie, ce soit la douche froide. Elle aurait été capable de me dire :

— J’espère que cette fois, ce sera la bonne.

J’espère. Pour quiconque, cette phrase aurait été un encouragement. Pour moi, cela se serait presque apparenté à une insulte. Si elle espérait, c’est qu’elle avait un doute. Si elle avait un doute, c’est qu’elle ne croyait pas en moi. N’importe qui pouvait me dire ça, mais pas ma mère. Tous les mots venant de sa bouche possédaient un poids démentiel. Ils pesaient chacun une tonne et m’écraseraient assurément comme un moucheron sous une plaque de ciment, si je lui en laissais l’occasion. Or, je redoutais ne pas être assez solide pour encaisser cela. La période de sevrage me fragilisait énormément. Certes, j’étais mieux dans mes baskets, fière et soulagée de me libérer de cette addiction, mais je n’avais plus d’armure pour faire face aux aléas émotionnels, ces tsunamis intérieurs auxquels nous étions tous soumis dans la vie quotidienne.

Voilà pourquoi je ne désirais plus évoquer quelconque ambition ou réussite avec elle. Elle allait forcément les descendre en flèche, même sans le faire volontairement, et cela aurait pour conséquence de me détruire inexorablement. Cela m’avait déjà fait trop de mal. Je ne voulais pas retenter un essai. Je connaissais ma mère et sa façon de penser. Jamais elle ne changerait. J’étais la seule disposée à le faire, car pour cela, il fallait le vouloir. Et elle ne l’avait jamais voulu.

Ainsi, durant cette soirée du 31 décembre, je gardai mes distances avec elle. Je l’écoutais à peine lorsqu’elle parlait. Cependant, j’avais beau faire la sourde oreille et essayer de feindre l’indifférence, chaque mot qu’elle prononçait, même de loin, me touchait de près. Comme souvent lors de ces soirées-là, les anecdotes du passé remontaient à la surface. Je l’entendais raconter ses souvenirs amusants, ceux de l’époque où mon frère vivait encore. Elle l’évoquait en souriant, non pas parce qu’elle s’en foutait de lui, ou de sa mort prématurée, mais parce qu’elle aimait raviver notre mémoire à son sujet, pour ne pas l’oublier. Encore une fois, cela partait d’une bonne intention.

Malheureusement, en évoquant de telles réminiscences joyeuses, elle semblait avoir mis de côté tous les aspects négatifs de notre enfance. Et au fond, ce qui transpirait dans ses propos, c’est qu’elle avait tout fait bien comme il fallait pour nous élever. Je mangeais non loin d’elle et j’avais envie de lui planter le couteau que je tenais dans la main. Moi, ce qui me revenait en tête, c’étaient toutes les horreurs que je vous ai contées. Nous n’étions pas sur la même longueur d’ondes. Faire semblant avait ses limites. Faire semblant ressemblait parfois à un gros foutage de gueule. Je comprenais son attitude volontairement désinvolte, car c’était soir de fête. Ce n’était ni le lieu, ni l’endroit, ni le moment, pour faire son mea culpa, mais cette comédie de la mère sacrificielle avait assez duré. Je ne la supportais plus.

Néanmoins, le repas se déroula sans anicroches et je rentrai chez moi, avec ma fille, contentes de notre soirée. Je me démaquillai à ses côtés, en chantant et dansant sur de la musique trop forte. À 4h du matin, je couchai ma princesse, épuisée. Puis, je pris un livre, même pour n’y lire qu’une phrase ou deux, histoire de redescendre de toutes les montagnes russes émotionnelles liées à ce réveillon. La joie, bien sûr, l’excitation d’entrer dans une nouvelle année, mais aussi, la colère refoulée à l’intérieur de moi, suivie d’une tristesse insondable.

Cette dernière, je ne la vis pas arriver mais, tel un raz-de-marée, je me la pris en pleine face.

En cette nuit festive du premier jour de l’année 2023, dès la lumière éteinte, Tristesse me submergea. Je me mis à pleurer. Ce n’était pas juste une ou deux larmes roulant sur l’oreiller. Il s’agissait de vrais sanglots, de ceux qui nous font suffoquer. Je pleurais, le visage enfoui dans la couette pour étouffer le bruit de ma souffrance. Je ne sais pas combien de temps dura cette crise de larmes, mais je dus m’endormir aux dernières heures de la nuit, épuisée de chagrin. Le lendemain, dès mon réveil, et malgré mes yeux rougis, j’écrivis un message à ma mère, en l’informant que je coupais définitivement les ponts avec elle.

Le message était long et indigeste, mais ça tombait bien, nous étions le premier janvier et tout le monde avait la gueule de bois ou allait se mettre à la diète. Je ne faisais pas exception à la règle. Moi, même sans alcool ou gros festin, je me réveillai malade, écœurée. Au regard de mes paupières bouffies, de mes pupilles vitreuses et du mal de tête qui tambourinait à mes tempes, on pouvait constater que j’avais passé une mauvaise nuit.

À son réveil, je prévins ma fille que je n’étais pas au mieux de ma forme. Pour la rassurer, je lui expliquai la situation avec des mots simples, accessibles à son âge. Je lui racontai quelques anecdotes de mon enfance, pour lui montrer pourquoi j’en voulais tant à ma mère et combien j’avais souffert. Je ne voulais pas qu’elle déteste sa mamie, mais qu’elle sache comment avait agi ma maman. Il s’agissait presque de deux personnes différentes. J’avais besoin qu’elle me comprenne, me soutienne et prenne ma défense, toujours avec l’idée qu’on parlait de ma mère, pas de sa grand-mère. Ma fille était assez grande pour faire la part des choses. D’ailleurs, du haut de ses onze ans, elle m’offrit plus d’empathie que n’importe quel adulte de mon entourage.

Comme elle nous voyait rarement l’une avec l’autre, j’imaginais qu’elle avait parfois du mal à nous associer au sein d’une relation familiale. Le jour de la naissance de ma fille, la mère que j’avais connue semblait avoir été dissoute dans une personne plus démonstrative. Elle n’avait pas évolué pour moi, malgré tous les espoirs que j’avais nourris tout au long de ma vie, mais pour sa petite fille, qui représentait probablement une nouvelle chance, peut-être son unique et dernière occasion de s’améliorer. En devenant mamie, ma mère avait troqué son rôle, son nom, son statut, sa fonction et tout le reste avait disparu dans un tourbillon de souvenirs nauséabonds.

Et finalement, c’était peut-être aussi bien ainsi.

Une fois ma colère couchée sur le papier, j’hésitai. Je savais la portée de la missive que je voulais envoyer. La missive était un missile avec lequel je voulais exterminer ma mère. Alors, j’attendis. Mon rendez-vous avec Stéphanie était programmé quatre jours plus tard. J’aurais pu le rapprocher. Ma thérapeute faisait son maximum pour être présente dans les moments difficiles. J’aurais pu la contacter également, ou lui demander par message de me rappeler. Mais je ne le fis pas. Je voulais me prouver à moi-même que j’étais capable de gérer ça, sans avoir recours à la boulimie, ni à une quelconque aide extérieure. Ce n’était pas de la folie, car je n’avais pas du tout envie de manger. Si tel avait été le cas, j’aurais contacté Stéphanie. Je sentais que je pouvais surmonter cette épreuve par mes propres moyens. J’avais déjà lâché le morceau sur papier, et même si je ne l’avais pas transmis à la destinataire, le rédiger m’avait fait beaucoup de bien. Ce qu’il me restait à faire désormais, c’était juste d’accueillir les sentiments inconfortables qui me traversaient, avec la certitude, comme me l’avait appris Stéphanie, que ces sensations physiques désagréables allaient passer.

La gorge nouée allait passer.

Le mal de ventre allait passer.

La nausée allait passer.

Le mal de tête allait passer.

La mâchoire crispée allait passer.

Le cœur qui s’emballe allait passer.

Les torrents de larmes allaient passer.

Et l’envie de tuer ma mère allait passer aussi.

Je pouvais supporter tout cela et en sortir grandie. Les crises de boulimie n’avaient fait que camoufler ces symptômes, mais ils avaient toujours été là. Et ils se manifesteraient encore, aussi souvent que je les fuirais. Les affronter, c’était s’en débarrasser à jamais, une bonne fois pour toutes.

Tout ce qui ne s’exprime pas, s’imprime.

Cette maxime de Jacques Salomé était celle que je devais utiliser ce jour-là, celle à laquelle je me suis accrochée comme à un radeau de survie en pleine tempête, luttant pour réussir à tenir le cap dans cet océan déchainé.

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