Chapitre 120 : Les prototypes, partie II

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Le rendez-vous avec Sébastien se déroula bien. Cependant, je notai que l’homme en face de moi, aussi agréable fut-il, tremblait énormément. Cela me surprit mais je concédai qu’une première rencontre pouvait se révéler déstabilisante. Lorsque je le lui fis remarquer, il me confirma ne pas être à son aise.

— Tu es magnifique, ajouta-t-il, le regard baissé. Je reconnais que je suis impressionné.

C’était amusant, la vie. J’avais passé des heures à essayer toute ma garde-robe pour trouver la tenue qui me mettait le plus en valeur. J’avais pris sept kilos depuis l’arrêt des crises de boulimie et mes nouvelles rondeurs ne passaient plus dans la majorité de mes vêtements. Je dus même investir dans quatre nouveaux pantalons pour ne pas me balader cul nu. Certes, j’avais retrouvé un visage plus accueillant, moins rigide et creusé, mais je n’étais pas fan de mon léger embonpoint.

Autrefois, avant un premier rendez-vous, j’aurais effectué un jeûne express pour m’affiner au maximum et paraître le plus mince possible. Mais maintenant que ma santé était plus importante pour moi que mon tour de taille, je refusai de m’affamer. Mieux, dans les jours précédents cette rencontre, j’avais mangé en me faisant plaisir, quitte à afficher un ou deux kilos supplémentaires sur la balance. J’acceptai de me montrer telle que j’étais vraiment, sans retouches de dernières minutes.

Ironie du sort, j’avais en face de moi un homme très charmant qui se disait déstabilisé par ma présence. Qui l’aurait cru ? Mon poids n’était donc pas ce qui faisait mon charme, le paramètre déterminant de ma capacité à plaire ? En voilà une révélation d’envergure ! Passer toute mon existence d’adulte à me faire vomir pour atteindre un petit 36 et réaliser, après coup, que même dans un bon 38, j’étais désirable... Ça alors, quelle farce de la vie ! L’univers était, décidément, un sacré comique.

Sébastien m’invita à un second rencard, que j’acceptai avec plaisir. Il était très gentil et séduisant et j’avais hâte de poursuivre nos échanges. Malheureusement, au moment où je me garais sur le parking adjacent à la salle de cinéma où je devais le rejoindre, il me prévint de son retard.

Tssss... mauvais point. J’avais beau avoir du mal à rentrer dans mes pantalons habituels, je connaissais ma valeur intrinsèque. Et ça, ce n’était pas acceptable. Aucun homme digne de ce nom ne devait arriver à la bourre à un rencard, ni à un premier, ni à un second, ni jamais, au demeurant. J’hésitai à le planter, me ravisai. S’il y avait erreur de casting, je devais en avoir le cœur net. Il arriva enfin, dix minutes après, et m’invita à le suivre dans un bar-restaurant qu’il connaissait.

Nous étions samedi soir, l’endroit était bondé. Il n’avait pas pris soin de réserver. Il ne restait de la place qu’à l’extérieur, sur la terrasse couverte, uniquement protégée par un auvent. Nous étions en mars et le froid demeurait mordant, malgré l’approche du printemps. Cerise sur le gâteau, la zone était fumeur. Il s’excusa pour tous ces désagréments et je notai mentalement : au secours, sortez-moi de là ! Le mec n’était pas à la hauteur. Malgré son joli minois et son allure élancée et chic, il tremblait encore, et pas de froid, malheureusement. Il bégayait et avait du mal à soutenir mon regard. J’avais besoin d’un homme fort dans ma vie, Sébastien ne faisait pas le poids. Je lui laissai deux rencards supplémentaires pour remonter en selle, mais ce fut pire à chaque fois. Ses baisers ne me plaisaient pas, alors la suite, mon Dieu, je n’osais même pas l’imaginer. Il fallait tout de suite mettre un terme à ce supplice avant d’en arriver là.

Ce premier échec ne me refroidit pas, bien au contraire.

Je débarquai au cabinet de Stéphanie deux jours plus tard, un bouquet de fleurs à la main. Je lui expliquai les raisons de cette offrande inattendue, malgré ma dernière déconvenue sentimentale :

— Ça y est Stéphanie, grâce à vous, grâce au formidable travail que l’on a accompli ensemble, je n’attire plus les boulets de première catégorie. Certes, Sébastien n’avait pas les épaules pour une femme comme moi, mais j’ai vu, j’ai compris, qu’il avait énormément de potentiel et qu’il se rapprochait vraiment de ce que j’attendais d’un homme. Mais ce n’était encore qu’un prototype, Stéphanie. Ce n’était pas Erwann, mais je sais que je suis sur la bonne voie ! Je vais y arriver !

De prime abord, Stéphanie ne sembla pas partager mon enthousiasme. Bien sûr, elle entendait mon discours, mais elle ne comprenait pas pourquoi j’avais aussi vite dégagé le pauvre malheureux, sans lui avoir laissé la moindre chance, alors qu’il cochait beaucoup de cases, comme elle me le rappela : 43 ans, un physique attractif, une bonne situation, aucun enfant à charge. Ce dernier détail avait son importance puisque je désirais garder cette option et qu’il m’avait confié avoir envie de fonder une famille. De plus, elle souligna que les parents de ce normand de souche possédaient une belle propriété en Bretagne, ce qui, à ses yeux, s’avérait très alléchant.

— Et alors ? lui répliquai-je, acide. Je ne vais quand même pas choisir un homme pour sa villa familiale !

Elle accusa le coup en pinçant les lèvres comme pour me signifier que j’étais vraiment dans l’erreur. Pour elle, avec Sébastien, j’avais tiré le gros lot.

Cela nous arrivait parfois de ne pas être d’accord, ça ne me dérangeait pas. Mais, cette fois-ci, je me vexai légèrement, car elle oubliait un élément fondamental : mon instinct. Ce dernier constituait mon sixième sens, celui qui, avec les cinq autres, participait à mon bon fonctionnement. Pour elle, je me laissais dominer par ma peur de souffrir à nouveau et ma réaction ne pouvait être qu’excessive. J’insistai. Quand c’était non, c’était non. Ma petite voix avait été très claire. Elle continua à prendre la défense de mon dernier rencard, mais plus elle plaidait sa cause, plus je me braquais :

— L’instinct, c’est ma boussole. Quand je ne l’écoute pas, je me vautre. Je sais que ça peut vous sembler perché, mais je sais ce que je veux, ce que je vaux et je peux vous assurer que ce dont j’ai besoin, c’est d’un homme fort ! Sébastien ne l’est pas !

Elle se leva lentement et enleva ses chaussures, puis monta sur l’assise du canapé pour entamer sa démonstration :

— Vous voyez, Caroline, vous êtes « perchée », comme ça, parce que vous voulez vous élever au-dessus des autres, qui sont en bas, là et qui vous ont fait mal. En prenant vos distances avec eux, vous espérez vous en protéger. Ce sont vos anciennes peurs qui vous paralysent et vous éloignent d’eux.

— Mais pas du tout ! Vous n’avez pas compris !

Je retirai mes chaussures et me levai à mon tour. Me voyant faire, Stéphanie redescendit du canapé et me laissa la place. J’y grimpai. Ainsi surélevée, je tendis les mains vers le ciel, en direction de son abat-jour et je déclarai :

— Si je suis perchée, Stéphanie, c’est parce que je veux décrocher la lune.

Son visage changea d’expression, mais je ne savais trop quoi penser de cette dernière. Elle semblait traduire une meilleure compréhension de mes désirs. Ou alors, elle me prenait vraiment pour une dingue. Je me rassis face à elle et lui rappelai cette phrase d’Oscar Wilde, qui me portait depuis des années :

Visez toujours la Lune, en cas d’échec, vous atterrirez dans les étoiles.

J’évoquai à nouveau ma vision, celle que j’avais eu en octobre 2019, puis mon projet de changer de vie et de quitter la prostitution pour devenir écrivain. J’insistai sur le fait que ce rêve était à ma portée, à la seule condition d’y croire et de m’y conditionner. Le défi était de taille, certes, mais je pouvais y arriver. Et pour ce faire, je devais m’en référer à l’Univers, le seul maître à bord de ma vie. Malgré toute l’admiration qu’elle disait avoir pour moi, Stéphanie demeurait sceptique. Elle continuait à penser que j’agissais sur un coup de tête, prisonnière de mes traumatismes.

Malgré les tensions que cela créait, j’aimais nos désaccords et nos incompréhensions, car, à chaque fois que je devais défendre ma position face à Stéphanie, cela renforçait ma motivation et ma détermination. C’était comme me lancer dans mon propre plaidoyer. Cela équivalait à m’adonner à une mini-conférence, pour booster et consolider mes ambitions, de sorte que je m’exerçais déjà pour le futur. J’étais reconnaissante à ma thérapeute de me « mettre des bâtons dans les roues » en s’opposant à mes idées lorsqu’elle les jugeait trop risquées. Elle m’obligeait à m’auto-coacher, en me rappelant ce que je valais vraiment.

Je savais où j’allais et je savais ce que je méritais et ce que je méritais, ce n’était pas Sébastien. Je souhaitai le meilleur à ce dernier et le remerciai intérieurement de m’avoir rassurée sur mon physique, malgré mes « kilos en trop ». Il m’avait permis de transformer une de mes croyances très ancienne, selon laquelle la minceur était synonyme de beauté. Oui, je pouvais plaire, quelle que soit mon apparence. Mes atouts étaient ailleurs, dans ce que j’incarnais, dans les valeurs que je prônais et reflétais, et non dans l’épaisseur ou la finesse de mon tour de cuisses. Je lui étais vraiment reconnaissante de m’avoir permise de m’ouvrir à cela. Mais, pour le reste, ce n’était pas lui.

Armée de cette gratitude et de cette nouvelle certitude à propos de moi-même, je repris mes investigations sentimentales.

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