Chapitre 5 : Héritage ("La cabane de mon père" remasteurisée)

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S’il y a bien quelque chose que j’ai compris de la psychologie humaine, c’est que la réussite ou l’échec d’une relation dépend des deux parties. Ma mère ne percevait pas les choses sous cet angle. Elle a toujours considéré mon père comme le seul malade de leur couple. Certes, il l’était, je ne peux pas le nier, mais elle avait sa part de responsabilité, qu’elle n’assumait jamais. Comme avec ses parents, elle était trop fière pour se remettre en question. Pour elle, son malheur n’était dû qu’à son conjoint, et par la force des choses, au hasard, puisque celui-lui l’avait mis sur sa route. Seule la malchance était à déplorer. Elle ne concevait pas que le chaos dans lequel nous baignions puisse être en partie lié à ses choix antérieurs.

Mais si elle était partie à la première claque ?

Et si elle avait reconnu ses torts et demandé de l’aide à ses parents ?

J’aurais tellement aimé qu’elle ravale sa fierté et fasse machine arrière tout de suite pour rentrer à la ferme de ses vieux, seule, son bébé sous le bras. Elle n’avait alors que vingt ans et toute la vie devant elle pour recommencer. Bien sûr, cela aurait été une situation difficile à vivre car les mères célibataires demeuraient très mal vues dans les familles catholiques, mais le prix n’aurait-il pas été moins élevé ? Son choix de rester avec mon père a été si cher payé que je me souvent suis interrogée : et si, finalement, elle n’y avait pas trouvé son compte ?

En cultivant son image de victime, j’ai compris avec du recul que ma mère obtenait du respect et de la compassion de la part de ses pairs. Dans une société où le voyeurisme demeure très prégnant, le malheur des gens centralise l’attention. La vie de Natascha Kampusch a passionné le monde entier. Ceux qui reviennent de l’enfer deviennent malgré eux de véritables objets de culte et de fascination.

À l’instar de ces personnages cabossés par la vie, ma mère représentait un symbole de résilience. Elle se drapait dans le rôle de la mère courage, celle qui était dévouée à sa famille, et dont la force de caractère dépassait les limites de l’entendement. On ne l’enviait pas, mais on louait sa ténacité, inébranlable. Et s’attirer les faveurs de son entourage lui offrait enfin la possibilité de se mettre en valeur, un objectif toujours prisé de ceux qui souffrent d’une piètre image d’eux-mêmes. Une façon comme une autre de se sentir appréciée, voire approuvée. On ne dénigre jamais une mère qui, comme la mienne, s’est justifiée toute sa vie : « d’avoir tout fait pour ses enfants. » C’est un peu comme obtenir un sauf-conduit pour les backstages ou la zone V.I.P. du Paradis.

— Sacrifice maternel ? Poussez-vous, laissez passer la p’tite dame qui a tout donné pour la génération future.

Le paradoxe de cette constatation me sauta au visage : femme battue, ma mère devenait intouchable.

N’a-t-elle pas fini par se complaire dans cette mission qu’elle s’est auto-attribuée ?

Au cours d’une des violentes colères de mon père, maman a reçu le coin d’une table basse sur la tête et a écopé d’une entaille dans le cuir chevelu. Mon frère l’a soignée en lui promettant, un jour, de tuer son propre géniteur. Ma mère le lui a interdit. Elle voulait qu’on la réconforte mais pas qu’on lui vienne en aide.

Malgré son âme de martyr, ma mère n’était ni croyante, ni pratiquante, comme elle se plaisait à le répéter. Son lien avec l’Église se limitait à assister aux cérémonies religieuses pour les mariages et les enterrements. En revanche, elle venait d’une grande famille paysanne bigote, connue pour ses hautes valeurs morales. Malgré son penchant pour le vin qu’il fabriquait lui-même dans son garage, mon grand-père, Pépé, avait la réputation d’être une véritable grenouille de bénitier. Il assistait à toutes les messes, le mercredi et le dimanche, à la fin desquelles il s’était proposé pour faire la quête.

Je me souviens du chapelet qu’égrenait mon arrière-grand-mère. Cette dernière, surnommée « la p’tite grand-mère » à cause d’un accident de vélo qui l’avait fauchée dans sa jeunesse et avait stoppé net sa croissance à l’adolescence, le triturait pendant des heures de ses doigts arthritiques, en psalmodiant des prières inaudibles, commençant toutes par « Je vous salue Marie, pleine de grâce... »

Ma mère portait en elle cet aura presque magique associée à sa respectable ascendance. Sous notre toit, j’avais parfois l’impression qu’il y avait ma mère, quasiment sortie de la cuisse de Jupiter, et mon père, le rat d’égout, et son engeance à peine plus digne que lui. N’étant jamais mariée, maman a gardé son nom de jeune fille, Gendron, tandis que nous, les enfants, avons hérité du patronyme de mon paternel : Rousseau. Et Rousseau, dans la bouche des membres de ma famille maternelle, ça résonnait d’une connotation péjorative. On le déclamait d’une voix grave et sonore, avec une férocité affichée, qui donnait le sentiment d’user d’une insulte.

Ma mère venait d’une famille friquée, où l’argent était roi et synonyme de réussite. En s’amourachant de mon père, un pauvre tocard sans fortune, elle a choisi un homme indigne de leur lignée. On assistait à un mauvais remake de la Belle et le Clochard.

À la naissance de mon frère, Mickaël, mes grands-parents ont fait contre mauvaise fortune bon cœur. Puisqu’ils étaient mis devant le fait accompli, et probablement en vertu de leurs croyances chrétiennes, qui prônaient la bonté d’âme et le pardon, ils ont accepté sa présence. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’accueillir mon frangin dans la famille s’apparentait à s’adonner à une œuvre de charité, car il représentait tout de même leur premier petit-enfant, un mâle qui plus est, ce qui n’était pas négligeable dans une famille très marquée par le patriarcat. Mais nous pouvions deviner que lui, comme moi plus tard, n’étions pas de la bonne extraction.

En tant que Rousseau, nous avions beau détenir la moitié des gênes de la famille maternelle, nous ne bénéficiions pas de son prestige. D’ailleurs, on nous le faisait sentir. Nous n’avons pas été baptisés comme mes cousins et cousines. Nous ne possédions ni parrains, ni marraines alors, à Noël, nous ne recevions pas de cadeaux de leur part. Cela donnait l’impression que nous étions des sortes de sous-petits-enfants, une catégorie inférieure à celle des petits-enfants légitimes, à laquelle les autres mômes, bien nés dans un mariage officiel, appartenaient. J’avais souvent le sentiment que nous étions assimilés à des parias.

Malgré cette déconsidération de la part de sa famille, ma mère ne prenait pas ouvertement notre défense et continuait à serrer les dents, pour faire bonne figure. Son silence éloquent me troublait. Je sais qu’elle aurait voulu leur dire ses quatre vérités, car je l’entendais déblatérer sur le chemin du retour, mais elle rongeait son frein, persuadée de ne plus avoir de légitimité à l’ouvrir. Face à ses trois frères qui avaient tous bien réussi, elle ne pouvait se permettre de revendiquer quoi que ce soit, et surtout pas du respect.

Si elle n’avait pas honte de nous, je comprenais qu’elle avait toujours un peu honte d’avoir été séduite par un homme de basse catégorie, avec lequel elle avait fait des enfants hors-mariage. Pour l’ensemble de la famille, elle avait raté sa vie, et ses deux œuvres, reflet de ce gâchis, ne semblaient là que pour le lui rappeler quotidiennement.

Avec le temps, tout le monde s’efforçait de composer avec cette situation. Mickaël et moi vivions plus ou moins bien notre statut à part. Notre chance résidait dans le fait que même déclassés, nous demeurions les premiers petits-enfants, et cette place nous offrait certains privilèges.

Mes grands-parents étaient encore jeunes et assez fringants pour s’occuper de nous. Pépé, encore plus passionné de chevaux que de religion, me trimballait toute la sainte journée dans sa belle cariole, tirée par d’imposantes juments de trait. Valteline était sa favorite. Il en parlait avec plus d’amour que lorsqu’il évoquait les membres de sa famille, tous des ingrats. Valteline, elle, était reconnaissante lorsqu’il lui apportait des confiseries après l’avoir promenée. Mémé, excellente cuisinière, confectionnait des gâteaux, des cakes aux pommes ou des marbrés au chocolat. Lorsque je cuisinais à ses côtés, j’avais le droit de « licher le plat ». Je ne me faisais pas prier.

Mes oncles ont appris à mon frère à conduire un tracteur avant même qu’il n’atteigne l’âge de rouler à mobylette. Ils le surnommaient « Caïus », ce qui m’évoquait toujours un film de gladiateur. Et pour cause, je revois ces hommes pleins de vigueur, agriculteurs depuis leur plus jeune âge, le corps recouvert de poussière, suant sang et eau sous le cagnard, en plein été caniculaire. Leur énergie semblait influencer positivement mon frangin, le petit citadin malingre. Ils l’enjoignaient à participer activement aux travaux de la ferme. À force de soulever des poutres de bois ou de décharger des seaux entiers de grains de l’immense remorque au grenier à blé, Caïus étoffait sa musculature.

Malgré des débuts chaotiques, mes grands-parents et mes oncles ont donc appris à nous aimer vraiment, à leur façon, rustre mais chaleureuse. En revanche, cela ne s’est jamais produit avec mon père. Du début à la fin, chaque membre lui en a gardé rancune tenace.

Une anecdote illustre parfaitement la disharmonie qui régnait au sein de notre foyer et de notre famille en général. Cela se déroulait lorsque nous allions passer le dimanche à la campagne, pour déguster le fameux poulet-frites si cher aux français à cette époque. Nous arrivions sur place tous les quatre. Mon père n’étant pas le bienvenu, il n’avait pas le droit de venir dans la maison, une bâtisse plutôt moche, juchée sur une butte, surplombant l’immense propriété familiale.

Lui, on lui avait réservé... une cabane. Il s’agissait de l’ancienne maisonnette de la p’tite grand-mère, située tout en bas de la demeure principale, près d’un ruisseau. Plus personne n’y vivait mais elle était encore habitable, même si elle n’était pourvue ni d’eau, ni d’électricité. Pour un châtelain, elle aurait aisément servi de dépendances au personnel de service. Cela donnait l’impression qu’il était traité comme un employé de maison, mais mon père ne se plaignait pas. Comme il était manuel, il profitait de cette journée au grand air pour bricoler.

Quand arrivait l’heure du repas, ma mère abandonnait sa position prestigieuse, dans les hauteurs, et descendait de son mirador pour lui apporter son déjeuner. Il mangeait seul, en tête à tête avec son assiette, comme s’il avait été puni. Ce qui était le cas à mon avis. Tout le monde savait que ma mère était battue. Le plus surprenant, finalement, n’était-ce pas de constater encore sa présence ?

Une fois sa mission accomplie, ma mère remontait vers l’habitation, comme si elle se dirigeait vers les hautes sphères, plus dignes d’elle. Était-ce pour elle une façon de remettre mon père à sa place ? De se venger des coups qui pleuvaient ? Sur ces terres, j’imagine qu’elle profitait d’un peu de répit et savourait l’ascendant qu’elle détenait enfin sur lui, même si celui-ci ne durait qu’un bref instant. Cela ressemblait à une sorte de petite revanche personnelle, pas aussi cinglante que la violence qu’elle subissait au quotidien, mais tout aussi perfide. Elle se dédouanait en expliquant que mon père s’en accommodait, que cela ne le dérangeait pas d’être traité ainsi, comme un simple domestique.

Après tout, qui aurait pu en douter, puisqu’il acceptait d’être là ?

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