Chapitre 14 : Du rire aux larmes

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Mon père ne travaillait plus depuis qu’il avait abandonné son poste de conducteur de car chez Drouin, pour cause de maladie longue durée. Il devait s’ennuyer au cours de ses longues journées en solitaire car son imagination semblait intarissable. Adepte des coups foireux, je ne compte plus le nombre de « surprises » qu’il nous a réservées durant les années qui ont suivi la séparation.

Lorsque la vieille Ami 8 de ma mère a rendu l’âme, maman a jeté son dévolu sur une magnifique deux-chevaux d’un rouge rutilant, digne d’une Ferrari. Elle avait en effet besoin d’une nouvelle voiture puisqu’après des années en tant que femme au foyer, elle avait repris le travail. Faute de diplôme, elle avait suivi des cours du soir et passé son bac en candidat libre. Je me souviens de dissertes sur lesquelles elle planchait tard le soir, à la table de la cuisine, entourée d’un nuage de fumée et de volutes odorantes de café. La cafetière fonctionnait sans cesse, habitant le rez-de-chaussée de son glouglou familier. Elle n’a pas obtenu son bac mais a décroché un emploi à temps partiel en tant que secrétaire de remplacement dans un grosse boîte, possédant plusieurs structures à Nantes. Pour honorer ces missions, elle vadrouillait de postes vacants en postes vacants dans toute la ville, ce qui nécessitait un véhicule pour se déplacer rapidement.

Quelque temps après l’achat de sa nouvelle voiture, à la fin de sa journée de travail, en prenant place au volant de sa dernière acquisition, elle a cru s’être trompée de bolide. En effet, son grand volant fin de la taille d’une roue de vélo avait été remplacé par un tout petit volant de sportive, ressemblant à ceux proposés dans les jeux vidéo de course automobile. Interloquée, elle est ressortie et a vérifié la plaque d’immatriculation, qui était bien la sienne. Elle a découvert un peu plus tard que mon père était venu sur son lieu de travail, avait décapoté la toile pour pénétrer dans l’habitacle par le toit et accomplir son méfait. Ce jour-là, maman est rentrée à la maison en roulant doucement, vérifiant sans arrêt si ses freins n’avaient pas été sectionnés. On ne sait jamais.

J’avoue, je ris encore de cette anecdote.

Nous bénéficiions d’un grand jardin dans la maison que nous occupions depuis que j’avais l’âge de deux ans. Tout autour de celui-ci se dressait une belle haie de sapins, qui avaient bien poussé depuis notre arrivée. Forts et fiers, ils nous cachaient du vis-à-vis des voisins. Une réussite que mon père avait eu l’ingéniosité d’installer. Un matin de printemps, en ouvrant les volets, maman, Mickaël et moi avons constaté que la moitié d’entre eux avaient été coupés et gisaient tels des combattants morts sur notre pelouse-champ de bataille. Mon père était venu dans la nuit jouer de la scie plutôt que de la mandoline, massacrant au passage notre paravent naturel. Il aurait mieux valu qu’il attende Noël pour qu’on puisse en faire profiter notre voisinage. Mais mon père n’avait pas toujours la logique affûtée et notre jolie récolte partie à la déchetterie.

J’en ris encore aujourd’hui aussi.

Un autre matin, un nouveau « cadeau » nous attendait. Un samedi matin, en ouvrant les panneaux protecteurs de la porte d’entrée, nous avons trouvé tout un ensemble de meubles déposés devant chez nous. Il y avait là une partie du mobilier que possédait mon père, et tout avait été agencé tel un bric-à-brac de vide grenier. Notre entrée donnait sur la grande place, autour de laquelle se dressaient bon nombre de maisons du quartier. Si l’activité de garde-forestier de mon père était presque passée inaperçue, celle de livreur a attiré tous les regards. En robe de chambre, caleçon et chemise de nuit, ma mère, mon frère et moi avons ramassé toutes les affaires qui, tels des remparts, empêchaient notre sortie. Nous ne pouvions plus contenir notre rire.

J’avoue que le sourire me revient systématiquement lorsque je repense à nos têtes découvrant cette livraison inattendue.

D’autres anecdotes ont été moins rigolotes.

Je pense notamment à ce jour d’école où j’étais en CM1, chez Madame Soudy. En pleine après-midi de maths, quelqu’un a toqué à la porte de notre classe (oui, à cette époque, on rentrait dans les écoles comme dans un moulin). La maîtresse s’est arrêtée de nous traiter de cancres face à nos échecs aux divisions et a regardé vers l’entrée de la classe, étonnée. Qui osait dont la déranger en plein travail ? Elle s’est dirigée vers la porte. Derrière la vitre opaque, on pouvait voir se dessiner une grande silhouette, probablement celle d’un homme. Je savais déjà de qui il s’agissait. Je n’ai pas été détrompée. Quand elle a demandé après l’inconnu, j’ai entendu la voix de mon père s’élever :

— Je veux voir ma fille, Caroline.

Papa avait une voix éraillée par des années de cigarettes qui lui donnait un réel côté effrayant. Pas pour moi qui y étais habituée, mais pour les autres, ça ne loupait jamais. Apeurée par ce ton un peu sec, ma fluette maîtresse s’est tourné vers moi, affichant un sourire crispé. Elle m’a invitée à les rejoindre. J’étais tout au fond de la classe et tous les regards se sont braqués sur moi. Trente paires d’yeux m’ont dévisagée comme un seul homme, tous plus étonnés les uns que les autres. J’étais mortifiée, le visage rouge tomate et le regard noir, envers ce père qui me foutait la pire honte de toute ma jeune vie.

J’ai traversé la classe la tête basse en regardant mes chaussures avant de demander à mon père ce qu’il venait faire ici. Il m’a répondu de ne pas lui parler sur ce ton et d’avoir un peu plus de respect. J’aurais voulu m’enfoncer dans le sol tant cet échange me mettait au supplice. Madame Soudy a sorti sa brosse à reluire, s’est montrée très obligeante envers papa, et j’ai fini ma session de maths dans le bureau du directeur, assise à côté de mon père, me répétant combien j’étais décidément une enfant mal élevée. Par la faute de ma mère, évidemment, dois-je le préciser ?

Malgré la honte tenace que j’ai ressenti après cette irruption, il y avait un avantage certain à cet épisode. La simple évocation de mon père, qui n’avait vraiment pas l’air commode et qui était susceptible de ressurgir à tout moment sur la cour de récréation, dissuadait mes camarades de classe de m’embêter. Malheureusement, je craignais moi aussi désormais de le voir débarquer à tout instant sans raison et commençais à redouter ses visites inopinées.

Car avec lui, il fallait s’attendre à tout. Certes, les années passant, il s’était beaucoup assagi, mais on ne pouvait jurer de rien. Il était loin le temps où il nous menaçait de mort et où il se garait face à la baie vitrée de notre salon en menaçant de la défoncer à coup de voiture-bélier. Cette époque était révolue, heureusement. Mais s’il s’était beaucoup affaibli, il n’en demeurait pour autant pas complètement apaisé.

Un matin, au réveil, maman a découvert le lit de mon frère vide. Il y avait un mot sur la table de la cuisine. Mickaël était parti dans la nuit avec la complicité de mon père, pour aller voir notre demi-sœur, de deux ans et demi plus âgée que mon frère. Mon père l’avait abandonnée sans scrupule aux mains de sa première femme, refusant catégoriquement de s’en occuper ou de payer un centime pour l’élever. Il avait préféré fonder une nouvelle famille, sans subir la contrainte qu’une enfant rapportée pouvait engendrer. Je ne la connaissais pas, mon frère non plus, mais il avait accepté avec joie cette virée illicite, n’étant pas le dernier pour les conneries. Mon père et lui étaient très soudés et, malgré les coups reçus enfant, mon frère l’aimait énormément.

Alors, ce matin-là, lorsque ma mère a découvert la fugue organisée, cela a été la goutte d’eau.

Elle s’en est plainte à l’assistante sociale qui nous suivait, Madame Fer, et l’affaire est remontée aux services sociaux, qui ont décidé de placer mon frère en pension, pour sa protection. Cela signifiait que nous allions être privées de sa présence au quotidien, car il reviendrait uniquement le week-end. Le coup a été très dur à encaisser pour maman, tandis que Papa, fier de son idée, se montrait enchanté que son fils chéri se retrouve séparé de sa mère, dont il prétendait qu’elle avait une très mauvaise influence sur lui.

Lorsqu’il résidait en internat, à Angreviers, je souffrais énormément de la séparation d’avec mon grand frère. En dépit de notre différence d’âge, nous faisant évoluer dans deux mondes opposés, j’y étais très attachée. J’appréciais sentir sa présence réconfortante. Il était drôle, toujours en train de m’embêter, de se moquer de moi, m’affublant de sobriquets tous plus ridicules les uns que les autres, mais qui mettaient de la bonne humeur dans le foyer parfois triste. Son absence forcée sonna le glas de cette joie qui résonnait chez nous. Les copains ne venaient plus le réclamer à la porte à toute heure. Plus personne n’occupait le salon vide, empli d’un douloureux silence. Tandis que mon père se réjouissait de la situation, ma mère pleurait tout le temps, dévastée.

Je me rappelle du rituel qu’elle a instauré dès son départ pour Angreviers. Chaque semaine, elle lui écrivait une lettre, pour lui rappeler combien on l’aimait. Elle me demandait de venir la signer, mais en réalité, je n’aimais pas m’adonner à cet exercice. Cela me peinait trop de penser à lui, si éloigné de nous. Lorsqu’il me manquait, j’écoutais « petit Franck » de François Feldman, un tube très prisé de l’époque. Je ne pouvais pas m’empêcher de pleurer. Mon frère était un des rares repères stables dans ma vie en fouillis, et même si l’adolescence l’avait déjà emporté loin de moi, il était toujours là, comme un phare dans la nuit.

Jusqu’au jour où sa lumière a cessé de briller.

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