Chapitre 17 : Double trahison

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Après le décès de mon père et de mon frère, les relations avec ma mère ont commencé à devenir compliquées. Je nourrissais depuis des années une certaine rancœur envers elle. Toute la période, pourtant courte, où ma mère avait fréquenté Rabu et ses filles, me restait en travers de la gorge, notamment les épisodes de la claque et du bain. Je n’y pensais pas quotidiennement, mais la déception que j’avais ressentie à ce moment-là, en voyant maman prendre la défense d’étrangers, avait été pour moi un véritable coup de poignard dans le dos. Je la regardais parfois comme une traîtresse, celle qui avait vendu son âme au diable, et la mienne avec, par la même occasion. Et en échange de quoi ? Qu’avait-elle obtenu de lui au cours de ces quelques mois ? Du soutien au moment de sa séparation, de l’affection, de la considération ?

Rabu et ses gamines étaient ressortis de nos vies aussi vite qu’ils y étaient entrés, mais la blessure qu’ils y avaient provoquée, elle, perdurait...

Pour autant, je gardais toujours en tête le courage de maman, sa dévotion à nous élever convenablement, les difficultés qu’elle avait surmontées une à une pour nous extraire du danger, et nous permettre de vivre une existence moins chaotique. Une part de moi était fière de cette femme-là, celle qui n’avait rien lâché dans la tempête et qui nous avait mis à l’abri vaille que vaille. Je la prenais en modèle.

Lorsque j’essayais de comprendre son raisonnement d’autrefois, celui qui lui avait permis de tout accepter pour survivre tant d’années auprès d’un homme qui avait manqué de la tuer à plusieurs reprises, je me rappelais toujours qu’elle l’avait fait pour nous, pour nous éviter de nous retrouver à la rue, sans un sou, désœuvrés. Et bien sûr, je lui en étais reconnaissante. Je louais sa personnalité solide, son tempérament de guerrière. Celui-ci faisait toute mon admiration. Elle recevait aussi toute ma compassion lorsqu’elle évoquait ses anciens tourments de femme battue à ses amis, ou à ses collègues. Comment aurait-il pu en être autrement alors qu’elle avait tant enduré pour nous protéger ?

Je savais qu’elle était partie le jour où mon père avait commencé à frapper Mickaël. C’était la raison qu’elle m’avait toujours donnée. Je la croyais.

Et puis, un jour, peu après le décès de mon frère, ma mère a compilé toutes les photos de lui dans un album posthume. En regardant les clichés, qu’elle exhumait au fur et à mesure et que je découvrais pour certains pour la première fois, je suis tombée sur une image de mon frangin, âgé de trois ou quatre ans. Sur ladite photo, il apparaissait souriant, sa petite couronne des rois enfoncée sur la tête, prêt à dévorer une galette. Après un instant, j’ai remarqué un cocard autour de son œil. J’ai demandé à maman, assise à côté de moi, d’où provenait la marque qu’arborait ce petit bonhomme au col roulé. Je pensais naïvement à une chute.

— Oh, ton père avait encore dû le punir parce qu’il avait fait quelque chose qui ne lui plaisait pas.

Elle a de suite réalisée ce qu’elle venait de dire et, en porte-à-faux, a bafouillé une explication plus ou moins plausible. Les mots résonnaient violemment en moi, et les conclusions encore plus fortement. Je n’étais pas encore arrivée dans la fratrie que mon père avait déjà fait de mon frère un punching ball, avec l’autorisation tacite de ma mère. J’en suis tombée des nues.

L’adolescente que j’étais se souvenait de la gamine d’autrefois, que ma mère avait « vendue » à un homme, en ne me protégeant pas. Mon frère avait été une autre victime, le premier trahi par celle en qui nous avions toute confiance.

Le dégoût s’est emparé de tout mon être. Une sourde colère grouillait en moi. Avait-elle réellement consenti à la violence, assenti à notre sort ? Et que dire de toutes ses belles paroles concernant son sacrifice pour ses enfants ? N’avaient-elles été que du vent ?

Je ne pouvais me faire à l’idée qu’elle ait été la complice de mon père, fermant les yeux sur ce genre de « petit incident ». Son instinct de mère aurait forcément dû la pousser à s’enfuir à toutes jambes. Lorsque j’ai voulu en savoir plus, elle n’a pas su me répondre. Elle se retranchait derrière le temps passé qui avait effacé les souvenirs de cette époque cauchemardesque, dont elle ne souhaitait visiblement plus se rappeler. Je ne savais pas si ses trous de mémoire s’apparentaient à du déni ou de la mauvaise foi. Peut-être un peu des deux.

Au vu de l’âge de mon frère sur la photo, ma mère devait être enceinte de moi, doublement prise au piège. Même si cela est dur à comprendre, avec du recul, aujourd’hui, je peux imaginer son angoisse d’alors, qui l’aurait empêchée de tout quitter. Mais à quinze ans, je ne voyais pas les choses sous cet angle-là. Adolescente en colère, je devenais de plus en plus rebelle, et maman me fournissait gracieusement de nouvelles raisons de m’opposer à elle. Je me répétais sans cesse : qui est-elle vraiment ?

Submergée par le sentiment de ne pas connaître la personne avec qui je vivais depuis ma naissance, je détestais de plus en plus la femme que je découvrais. Je ne reconnaissais plus ma mère, tendre, attentionnée et profondément bienveillante. Je l’avais érigée sur un piédestal, mais ce jour-là, le pilier de mes illusions s’est effondré d’un bloc. Et sa chute me provoquait une douleur probablement bien supérieure à la sienne, elle qui avait perdu depuis longtemps ses illusions. Pour ma part, il s’agissait de tout un pan de mon enfance réduit à néant. Et dans cette enfance en demi-teinte, il y avait les gentils et les méchants. Et ma mère avait toujours appartenu à la seconde catégorie. Cette révélation m’ouvrait les yeux sur le monde des adultes, qui m’apparaissait soudain pétri de faux semblants, de mensonges, d’images tronquées, de masques revêtus pour cacher la laideur dont les humains semblaient capables.

Non seulement maman ne respectait même pas la mémoire d’un défunt, mais en affirmant depuis toujours « être restée pour ses enfants », elle avait, sciemment ou non, rejeté la faute sur nous, comme si nous avions exigé d’elle un tel sacrifice. Or, si on nous avait demandé de choisir entre vivre avec un homme violent pour garder notre père près de nous, et prendre la fuite pour sauver nos vies et éviter les coups, jamais nous n’aurions accepté de rester. Sans s’en rendre compte, et probablement sans le vouloir, maman se dédouanait sur nous. Elle nous faisait porter la responsabilité de ses choix, et le poids, affreusement lourd, de son énorme souffrance durant onze ans.

Une charge trop imposante pour une adolescente de quinze ans.

C’est à cet âge-là que j’ai commencé à souffrir de problèmes de dos. On m’a détecté une légère scoliose, et j’enchaînais les lumbagos. Ma mère accusait la gymnastique, le sport que je pratiquais depuis l’âge de huit ans, d’être la cause de mes maux. Sur le coup, je me suis rangée à son avis, qui suivait lui-même celui du médecin. Mais avec du recul, je peux assurer que l’origine de ces défaillances résidait ailleurs. Elles provenaient sûrement davantage de la mauvaise habitude qu’avait ma mère de nous faire porter le chapeau de ses malheurs. Je ne m’étonne plus aujourd’hui d’en avoir eu « plein le dos » à l’époque.

D’ailleurs, comme moi, mon corps ne cessait de se rebeller. Écœurée par la nouvelle vision que j’avais de ma mère, j’ai commencé à vomir tout ce que je mangeais et comme je vivais encore avec elle, tout ce que je mangeais venait d’elle. Je vomissais et vomissais, et vomissais encore, jusqu’à ne plus être capable de garder un quignon de pain dans le ventre. Je suis devenue très mince, pesant une cinquantaine de kilos pour un mètre soixante-cinq. Je sais que je ne voulais pas disparaître, mais m’alléger de la lourdeur de mon existence. Je vivais depuis longtemps avec la sensation que mon frère et moi représentions un poids dans la vie de maman, puisqu’à cause de nous elle avait vécu un enfer. Maintenant qu’il était parti, je demeurais la seule à lui peser vraiment. Je désirais m’effacer.

Mon corps, mon cœur et ma tête ne fonctionnaient plus de concert. Je n’étais plus que disharmonie et désaccords. Seule face à cette femme aux deux visages, je ne savais plus si je pouvais continuer à lui faire confiance, alors que je vivais encore sous son toit. Le pire, bien sûr, était d’éprouver ça. Je me reprochais ma défiance vis-à-vis de maman, éternelle mère courage. Elle représentait tout pour moi, je n’avais pas le droit de douter d’elle. Anorexique et boulimique-vomisseuse, mon corps reflétait cette nouvelle et ambivalente réalité : en dépit de ma colère, je me sentais redevable de « tout ce qu’elle avait fait pour moi », comme mes grands-parents ne cessaient de me le rappeler. J’étais partagée entre mes violents ressentis de rejet et ma loyauté de descendante puisque, comme tout le monde me le répétait « c’est ta mère, quand même ».

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