Chapitre 22 : L’amour

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Ma vie au foyer de jeunes filles, dans lequel je suis restée une année entière, a été d’une tristesse sans nom. J’étais affreusement seule, éloignée de tout, en tête à tête avec ma souffrance. Boulimique et dépressive, j’occupais mon temps libre avec le maximum de choses qui me faisaient oublier les absents. Je travaillais mes cours comme une acharnée les soirs de semaine, mangeais comme une affamée les courses que je faisais en sortant de l’école, vomissais tripes et boyaux la nuit dans les toilettes communes, et je recommençais cela, comme une automate, jour après jour.

J’avais un rendez-vous hebdomadaire chez ma psy aux lunettes en papillon, mais la plupart du temps, j’en ressortais plus secouée qu’apaisée tant ce que j’y découvrais était douloureux. Plus j’analysais mon passé, plus je réalisais combien, par certains côtés, je n’avais pas été gâtée. Vivre une vie chaotique sans le savoir est très différent de cette compréhension qui surgit au fil des séances, que l’on a été spoliée lors de la distribution des cartes au début de la partie. Je me sentais malchanceuse, consciente qu’avec d’autres parents, dans un autre environnement, tout aurait été différent. Il me suffisait désormais de me comparer à ma meilleure amie, Solène, qui bénéficiait d’une vie parfaite, au milieu de parents unis, dans un foyer normal, pour comprendre que j’avais été lésée. Pour supporter ce constat brutal et indigeste, je ne cessais de manger et vomir.

Je consacrais mes week-ends chez ma mère à potasser et à me goinfrer, avant de dégueuler dans la salle de bain tout ce que j’ingurgitais. Je perdais du poids au fil des mois. Mon mal-être, lui, amplifiait. Ma santé se dégradait. J’avais la gorge constamment enflée, me donnant une tête de hamster sous stéroïdes. Ma main droite était recouverte d’une plaie, là où mes dents butaient quand j’enfonçais mes deux doigts dans la gorge pour me forcer à régurgiter. J’avais des chutes de tension, des malaises vagaux, des insomnies, des réveils difficiles. À cause de mes kilos perdus, je grelottais constamment de froid et tous les cafés que je buvais pour me rebooster la journée ne suffisaient plus à me réchauffer. Avec mon visage blanc et cerné et mes yeux injectés de sang suite aux efforts que je faisais pour me vider, j’avais l’air vraiment mal en point. À dix-sept ans, j’étais célibataire. Comment aurait-il pu en être autrement avec ma tête de déterrée et l’énergie négative que je dégageais ?

L’arrivée du printemps annonçait un peu de douceur dans le redoux de l’air, puis dans celui de mon cœur. Le soleil brillait dans le ciel, avant de se matérialiser dans ma vie personnelle, en la personne de Nicolas. Nicolas, je le connaissais depuis très longtemps déjà. Nous vivions dans le même quartier depuis que nous étions enfants. Il était le petit frère d’Arnaud, le deuxième jeune décédé dans l’accident de voiture qui m’avait pris mon frangin. C’est d’ailleurs le jour de l’enterrement de nos grands frères, qu’étrangement, il m’est arrivé ce que je qualifierais, à postériori, de « coup de foudre ».

Jusqu’à ce jour fatidique où nos grands frères ont disparu, Nicolas n’était encore que Nicolas, un garçon quelconque du quartier, de deux ans mon ainé. Mais, ce matin-là, lorsque les cloches ont sonné la fin de la cérémonie d’Adieu à Arnaud, à la sortie de la célébration en son honneur, tout a changé. Alors qu’il se tenait sur le perron de l’église, debout entre ses parents, Nicolas est devenu Nicolaaaas, le plus beau garçon de la terre. Dès lors, mes yeux ne l’ont plus quitté, hypnotisés par son allure sécurisante, en particulier lorsqu’il a pris son père dans les bras pour le soutenir et lui éviter de chuter dans les escaliers.

Avec du recul, je peux analyser ce « coup de foudre » avec moins de romantisme que l’état dans lequel j’ai été plongée à ce moment-là. Je pense qu’inconsciemment, mon esprit, mon cœur ou mon âme, ont voulu se raccrocher à quelque chose de positif, voire remplacer le nouvel absent. Je perdais mon protecteur, celui qui castagnait les petits camarades qui m’embêtaient, et je voyais se dessiner en Nicolas, venant au secours de son père, la figure rassurante dont j’avais désespérément besoin. Je recherchais une personne forte dans ma vie, pour prendre le relais de celui qui venait de me quitter.

Mais à quatorze ans, j’étais encore toute jeune et timide, et Nicolas m’apparaissait comme l’être le plus inaccessible de la Terre. Avec ses deux années de plus, il m’intimidait énormément, ce qui annihilait toute impulsion de ma part de lui manifester un quelconque intérêt. J’ai donc passé les trois années suivant le drame à me pâmer de loin, soupirant de désespoir de ne pouvoir m’en approcher.

Au détour d’une promenade dans les allées du quartier, lorsque Solène et moi arpentions de long en large le lotissement, je le croisais parfois fortuitement. Je profitais de ces rares occasions pour admirer discrètement sa haute taille, son corps sculpté par des années de foot et son hâle naturel qui lui donnait toujours bonne mine. Brun aux yeux noisette, comme son frère, il ne lui ressemblait pourtant pas vraiment. Arnaud avait les cheveux ondulés, tandis que Nicolas les portait raides et courts, coupés à la brosse, ce qui renforçait son air ténébreux, lui donnant l’air un peu voyou, un brin bad boy. En revanche, il possédait le même sourire grand écran que son frère et c’est à ce détail qu’on reconnaissait leur lien de parenté.

À mon grand désarroi, hormis notre statut de « frère et sœur de », rien ne nous rapprochait. Nous n’avions pas d’amis en commun, et ne fréquentions pas les mêmes écoles, alors je disposais de très peu de chances d’attirer son attention.

Pourtant, un samedi matin, tandis que je comatais sur le canapé, on sonna à la porte. Fait exceptionnel, je venais de rentrer d’une soirée, où j’allais en temps normal très rarement. J’affichais donc une dégaine improbable, les cheveux en bataille et des traces de maquillage noir sous les yeux, que je n’avais pris le temps de démaquiller. Allongée dans le salon, je maugréai contre l’inconnu qui venait de faire retentir la sonnette de l’entrée, laquelle, telle une alarme incendie, me vrilla les tympans. Je crus d’abord que c’était une des nombreuses voisines qui venaient encore se plaindre chez ma mère. Mais, mon instinct, probablement encore fatigué de ma nuit écourtée, ne fonctionnait visiblement pas bien.

Ma mère, à l’étage en train de se laver, me demanda d’aller ouvrir. Lorsque je découvris l’identité de notre visiteur, je faillis avoir une crise cardiaque : Nicolas V., l’amour secret de ma vie, était debout devant moi, en chair et en os. Et tout en muscles et en sourire aussi.

De surprise, je lui claquai la porte au nez en criant. Je l’entendis rire avec ses potes derrière la porte fermée. D’abord mortifiée, je grimpai ensuite les escaliers quatre à quatre, avertissant ma mère que : « nom de dieu de bordel de merde, je viens de rembarrer Nicolas V. !! » Dans un état second, je courrais du couloir à la chambre, et de la chambre à la salle de bain, comme si je venais d’être piquée par une d’abeille dont j’essayais de me débarrasser. Le garçon de mes rêves était en train de poireauter devant notre porte fermée. Et, horreur des horreurs, il m’avait vue avec un look de Deschiens, la tronche toute froissée. Habillée, Maman vint à mon secours et alla voir de quoi il retournait.

Je me cachai en haut de l’escalier et tendis l’oreille pour les entendre discuter.

Nicolas venait avertir ma mère que, tout jeune conducteur, un A au cul de sa nouvelle Clio, il avait à l’instant arraché le rétroviseur de sa voiture, garée juste devant la maison. Tout penaud, il lui proposait de faire un constat. Et pour cela, il lui transmit son numéro de téléphone portable.

Je ne pouvais pas en rester là. La vie, pour une fois, me faisait un cadeau en me servant sur un plateau d’argent une occasion en or de solliciter le garçon qui hantait mes nuits. Prenant mon courage à deux mains, je l’appelai, la voix chevrotante, le trouillomètre au plafond :

— Heu, Nicolas ?

— Hum ?

— Heu, c’est Caroline, heu... tu sais... la sœur de Mickaël Rousseau... heu... tu vois ?

— Hum, hum...

— Heu... ça te dirait pas... heu.... d’aller prendre un café un de ses quatre ?

Je tremblais tellement que j’ai bien cru que mon cœur allait lâcher avant que je ne puisse entendre la réponse.

— ... Ok.

Je faillis m’évanouir une nouvelle fois. De surprise, de bonheur et d’incrédulité. Nicolas V., le plus beau mec de la Terre, venait d’accepter ma pauvre invitation à aller prendre un café. Dans la foulée, je téléphonai à ma meilleure amie, Solène, mon meilleur ami, Simon et j’aurais volontiers contacté tous les habitants de l’Univers pour les prévenir que moi, Caroline Rousseau, j’allais aller prendre un café avec Nicolas V.

C’est ainsi que démarra notre romance.

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