Chapitre 25 : L’irremplaçable

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Nous avons démarré notre histoire comme la plupart des jeunes couples aux prémices de leur vie sentimentale. L’été qui a suivi notre rencontre, nous sommes partis en vacances tous les deux à la mer, partageant une petite toile de tente collés serrés, espérant que nos ébats nocturnes ne soient pas entendus de notre voisinage de campeurs. Nous allions à la plage la journée, marchions main dans la main sur le port à la tombée de la nuit, avant de revenir nous réfugier dans notre home sweet home piqué de sardines. Nous faisions la vaisselle dans les sanitaires et prenions notre douche ensemble. Durant cet été-là, nous étions parfaitement bronzés et assortis, de plus en plus complices et convaincus que l’amour gagnerait face au reste.

Nicolas partageait ma souffrance, celle d’avoir été amputé d’un grand frère, une douleur que peu de jeunes de notre âge comprenaient. En revanche, il n’y réagissait pas comme moi. Nous n’avions pas la même histoire familiale, de fait, son sourire était sincère. Contrairement à moi, il réussissait à se projeter dans l’avenir. Et comme il me l’avait promis, il était fort pour nous deux et veillait sur moi.

Durant les premières semaines de notre romance, je lui ai posé pléthores de questions sur mon frangin, sur leur groupe d’amis, ce mélange hétéroclite composé des garçons du quartier, qui accueillait en son sein tous les mecs, du plus jeune au plus âgé, du moment qu’il s’agissait de mâles. Leur genre, leurs codes vestimentaires et leur humour de merde semblaient être la seule base de cette unité. Il y avait pourtant des distinctions intrinsèques et des affinités. Là où nos frangins appartenaient aux « plus grands », ceux qui étaient véhiculés, Nicolas avait été relégué dans le groupe des « moyens », celui des petits frères seulement autorisés à suivre leurs conneries de loin. Ils étaient au courant de leurs plans foireux sans toutefois pouvoir y participer.

Je pouvais l’entendre me parler de ce monde inconnu pendant des heures sans me lasser. Je voulais comprendre cet univers étrange qui me fascinait. Il m’apprenait le fonctionnement qui régissait cette ambiance masculine, leurs bagarres, leurs désaccords et leurs chamailleries.

Dans les bras de Nicolas, je revivais cette époque bénie qui me manquait tant. Je profitais de ses anecdotes hilarantes et nous riions ensemble de ceux qui n’étaient plus là. Grâce à lui, j’avais accès à un part de ce monde parallèle dont j’avais toujours été tenue à l’écart par mon frère. Mes cinq années de moins et le fait que je sois une fille m’avaient valu de m’entendre dire qu’il aurait préféré se couper les deux bras que de me voir trainer avec lui. À présent, pour combler le vide laissé par les absents, je replongeais avec un enthousiasme teinté de mélancolie dans ces souvenirs heureux. Certes, Nicolas n’avait été qu’un « moyen », dont son frangin n'acceptait pas beaucoup plus la présence que le mien, mais il avait quand même pu davantage s’approcher de leur clan soudé que moi. Il avait été convié à certaines virées ou soirées un peu arrosées dont je n’avais même pas entendu parler. Je l’admirais et l’enviais pour cela.

Je le taquinais en lui disant que, vivant, mon frère n’aurait jamais accepté notre relation tant il était protecteur avec moi. Garde-chiourme aurait été un terme plus exact. Du temps où Mickaël était parmi nous, je n’avais pas le droit d’être approchée par la gent masculine, qu’il avait d’ores et déjà menacée de représailles sanglantes. Au cours des deux dernières années de sa vie, il avait été particulièrement virulent avec moi, m’interdisant presque de sortir, me promettant, s’il me voyait avec un garçon, de « m’envoyer au couvent ». Certes, il y avait de la plaisanterie dans ses propos exagérés, mais il y avait aussi un fond de vérité.

Et finalement, c’était presque ce qui me manquait le plus désormais : sa tête de pioche et son caractère bagarreur. Mon frère était lunatique. S’il était dans un bon jour, c’était la crème des crèmes à qui on pouvait tout demander, mais si cela n’était pas le cas, alors il fallait éviter « de le faire chier ». Vers la fin de sa vie, les mauvais jours supplantaient les bons. Il affichait très souvent ce regard noir, qui signifiait « défense d’approcher », avec lequel j’avais appris à jongler en évitant de la ramener. Dans ces moments-là, je faisais profil bas, attendant que la tempête s’éloigne et qu’il redevienne accessible. Mon frère restait une énigme pour moi, et ce regard sombre, dont je n’avais pas saisi l’origine de son vivant, me manquait à présent. J’aurais tout donné pour revoir encore son beau visage courroucé.

Je me souviens de ce jour où j’étais rentrée de ma colonie de vacances en Angleterre, celle à laquelle j’avais participé avec Lucie. Je devais être accueillie par ma mère sur l’immense parking de la Beaujoire, où tous les cars revenaient déposer leurs gamins. Je ne la vis pas sur le pied de guerre, comme à son habitude. À la place, et non sans une certaine émotion difficile à contenir, j’y trouvai le frangin. Tout de bleu marine vêtu, il se tenait raide comme la justice, les mains dans les poches de son pantalon de survêtement, jambes écartées, avec cet air blasé qui traduisait toute la lassitude qu’il ressentait d’être là, à poireauter.

Mes yeux avaient brillé de fierté. Pourtant, mon frère avait l’air énervé d’être obligé de me récupérer. On devinait qu’il avait sûrement mieux à faire. Cependant, il se tenait là, les sourcils froncés, certes, mais il était là. Pour moi, sa petite sœur. Sa petite chieuse de sœur qu’il avait rebaptisée pissouse, le sobriquet le plus fréquent, la tête, en grandissant, à cause de mes bonnes notes, ou dents de lapin, en raison de mes dents du bonheur, en train d’être corrigées par un appareil dentaire. Mais le constat était là : j’avais beau l’insupporter les trois quarts du temps, il s’était donné la peine d’être présent pour s’assurer que je ne finisse pas aux objets trouvés.

Et qu’il était beau, ce jour-là, mais qu’il était beau dans sa tenue sombre, avec sa barbe de plusieurs jours, sa chaîne en or autour du cou, son Louis à la main droite et sa gourmette au poignet gauche. Une vraie racaille de quartier. Un vrai stéréotype de bad boy. Ne manquait plus que la casquette pour aller avec sa dégaine survèt-baskets. Cette vision de lui, quelques semaines avant sa mort, restera celle que je garderai toute ma vie en mémoire. Celle où ce jour-là, il était venu juste pour moi.

Nicolas reconnaissait volontiers que mon grand frère, pas toujours très facile, lui aurait peut-être « cassé les dents » pour avoir touché à sa sœur, alors on en rigolait en faisant l’amour, en imaginant la tête de nos frangins qui, tels deux anges gardiens mécontents, étaient peut-être en train de s’écharper au ciel à cause de ce qui se passait en bas. Cela renforçait notre complicité, même si les blagues masquaient la triste réalité. Car ils n’étaient plus là.

Les mois et les années s’écoulaient et ils ne reviendraient jamais. Nous grandissions sans eux, obligés de continuer. Au fil des mois, les rires ont laissé place au silence. Les souvenirs nostalgiques devenaient plus douloureux que drôles. Rien ne pouvait combler le vide que leur absence avait créé, ni remplacer leur perte incommensurable. Malgré l’amour que je recevais de Nicolas et les sentiments que j’avais pour lui, je dévalais une pente raide sur laquelle je ne parvenais pas à freiner. Il avait beau être là, moi je n’y étais déjà plus. Je sombrais.

La reprise de l’année scolaire m’a rapidement remis sous pression et, six mois après la première tentative de suicide, une autre a eu lieu en janvier de l’année suivante. Même méthode avec, cette fois-ci, un mélange de barbituriques, toujours disponibles dans l’armoire à pharmacie. Ma mère s’est réveillée un matin et m’a retrouvée inerte dans mon lit. Nouvelle intervention des pompiers, nouveau séjour au CHU. Le cocktail médicamenteux avait beau être moins agressif pour mon corps que la première fois, ce coup-ci, on ne voulait pas me relâcher. J’étais devenue un danger pour moi-même.

J’ai passé la journée entière à l’hôpital à me rétablir, avant d’être envoyée le soir, dans le service d’addictologie. Durant cette dernière journée de « libre », j’ai reçu la visite de Nicolas, souriant et confiant, comme à son habitude. J’allais me faire soigner, j’allais m’en sortir. Il y croyait. Moi pas. Je demeurais obsédée par mon poids, la seule chose que je pouvais contrôler au milieu d’une vie paraissant soumise au hasard. D’ailleurs, bien qu’à jeun depuis la veille, je n’avais toujours pas touché le goûter que l’on m’avait servi sur un plateau repas. Seul le café au lait avait disparu. Comme Nicolas arrivait directement de son travail, je lui ai proposé de manger ce qui restait.

Il a d’abord ri, puis a rétorqué, ému par mon attention :

— C’est toi qui as besoin de reprendre des forces, pas moi.

Il observait ce mal-être me ronger, impuissant. J’éprouvais de la culpabilité à lui imposer cette situation, comme au reste de mon entourage, mais j’avais beau lutter, je ne parvenais pas à aller mieux. Pour les rassurer, pour leur montrer ma bonne volonté, j’ai donc accepté de signer un contrat thérapeutique incluant cinq semaines d’hospitalisation. En souscrivant à leurs conditions rigoureuses, j’espérais vraiment qu’un miracle se produise afin que je puisse m’en sortir. J’attendais le fameux déclic dont tout le monde parle quand il s’agit de guérison.

Trois ans et demi après la mort de mon frère, je me retrouvais internée.

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