Chapitre 32 : Une carrière prometteuse avortée

6 minutes de lecture


Le lendemain, il était convenu que je revienne pour assurer mon second service. Étrangement, j’avais vraiment envie d’y retourner.

Au regard de ma personnalité allergique à la fête et aux endroits déjantés, cela m’étonnait. Après mon entretien d’embauche, je m’étais attendue à ce que ma première soirée de travail me vaccine, mais cela n’a pas été le cas.

Le contact avec des personnes imbibées n’était pas rédhibitoire, pas plus qu’il ne faisait ressurgir du passé d’anciens traumatismes. Certes, certains clients finissaient torchés et je me demande encore comment ils pouvaient repartir chez eux vu l’état d’ébriété avancée dans lequel ils ressortaient de l’établissement, mais ils n’étaient que chiants. J’étais davantage inquiète par la présence d’hommes dont on disait d’eux qu’ils avaient l’alcool mauvais, comme mon père et mon frère autrefois, car cela les rendait imprévisibles. Tant que cela restait festif ou, au pire, fatiguant, comme la veille, je pouvais gérer sans problème.

Une autre raison qui me poussait à y retourner était évidemment le sexe. J’avais une vision très positive de la sexualité, qui ne me dégoutait pas du tout, même avec des inconnus. Par le passé, j’avais subi une forme d’avilissement moral et psychologique, mais ma relation au sexe me semblait depuis apaisée. Grâce aux garçons de mon adolescence, et à mes partenaires plus récents, je n’avais jamais été précipitée, forcée ou manipulée à des fins perverses. En cela, j’avais beaucoup de chance. Cela m’apportait une confiance aveugle envers les hommes, que je savais capables du meilleur. Je les imaginais plus aisément prendre soin de moi que me faire passer un sale quart d’heure.

Ainsi, non seulement, j’avais confiance en eux, mais en plus je les aimais. Pure hétéro, j’appréciais tout chez eux : leur manière d’être et de penser, leurs attitudes viriles, qui m’apportaient un sentiment de sécurité, ou encore certains détails physiques comme leur voix grave, leur barbe ou leur pomme d’Adam. Globalement, leur physique m’attirait plus qu’il ne me rebutait. Leur anatomie privée, que je commençais à mieux comprendre et maîtriser, n’était pas en reste. Je n’avais fréquenté que des beaux gosses aux corps magnifiques, tous grands, bien gaulés et correctement montés, alors j’avais été à bonne école. Maintenant que j’étais habituée à la plastique masculine, envisager de travailler avec relevait plus du plaisir que du supplice.

Ces ingrédients mis bout à bout pesaient dans la balance et me permettaient de me projeter facilement dans l’exercice particulier des relations charnelles tarifées. Ce qui me dérangeait en revanche, c’était la déchéance humaine. Elle me rappelait celle de mon père, la plus évidente à mes yeux, puis, plus insidieusement, celle qui avait pendu au nez de mon frère, à la fin de sa courte existence. Et, enfin, au regard de ma collègue, celle vers laquelle je glisserais sans aucun doute si je restais trop longtemps ici.

En enfilant à nouveau ma tenue d’hôtesse dans les toilettes exigües, les lieux me paraissaient plus glauques que la nuit passée. Et une fois dans la salle, qui dégageait des relents d’alcool, de fumée, de sueur et de sexe cru, j’ai été frappée par la tristesse des lieux. Je ne l’avais pas perçue en arrivant la veille, probablement trop concentrée sur l’idée de faire bonne impression. Mais désormais, elle me sautait aux yeux.

À vingt heures, accoudée au comptoir, je fuyais le désespoir de mon environnement en regardant vers les baies vitrées, d’où filtrait la lumière extérieure. Mon regard captait le passage des badauds qui profitaient de cette fin de journée chaude, et dont les silhouettes se découpaient derrière les rideaux opaques. Ces derniers, telles des enceintes infranchissables, nous enfermaient et nous coupaient du reste du monde, nous privant en même temps des rayons du soleil et de la gaîté de la vie.

En attendant le premier micheton, qui tardait à arriver, j’ai repensé à ceux que j’avais vus jusque-là. Tous se ressemblaient. Plus ou moins paumés, ils puaient le désœuvrement et apportaient en ces lieux assombris leur désolation et leurs frustrations. Avachis sur leur tabouret de bar, le regard vitreux et l’haleine à décoller du papier peint, ils exhalaient une souffrance qui résonnait trop fortement en moi.

À l’aube de ce second service, j’étais donc partagée entre ma capacité évidente à exercer cette profession avec talent, avec envie même, et ma peur de fréquenter un milieu où allait défiler toute la misère humaine. Mes certitudes en mon avenir ici ont encore vacillé davantage lorsque j’ai reconnu, au cours de la soirée, l’un des clients entrés dans le bar. Je l’avais croisé lors de mon hospitalisation à Saint Jacques, dans l’unité d’addiction. Pour avoir brièvement parlé là-bas avec lui, je me souvenais qu’il y avait séjourné pour un sevrage alcoolique, qui avait de toute évidence foiré. En le reconnaissant, j’ai eu peur que cela soit réciproque et qu’il dévoile mon secret, que je m’étais bien gardée d’annoncer lors de mon pseudo entretien d’embauche. Dieu merci, il avait un faible pour les étrangères et ne m’a presque pas regardée. Avec ma tête de française et mon teint lavabo, il a été un des rares à ne pas me préférer à ma collègue.

En dehors de cet épisode dérangeant, je n’ai pas eu beaucoup le temps de cogiter ce soir-là, car je suis presque restée toujours au salon. Je mettais à peine les pieds au bar qu’un client qui patientait me sautait dessus, façon de parler, avant de me sauter dessus littéralement, dans une des alcôves de l’arrière-boutique. Car, il ne faut pas se leurrer, le sexe était omniprésent. Ma patronne avait eu beau me rabâcher qu’il n’y en avait pas officiellement, officieusement, ça grouillait de toutes parts. J’ai découvert que des capotes avaient été astucieusement disséminées dans les replis des fauteuils ou des canapés. La boîte de mouchoirs n’était pas là que pour décorer, essuyer des larmes ou soigner un gros rhume, et je subodorais à présent que les filles en faisaient une consommation industrielle.

Notre rôle consistait clairement à soulager les pulsions et les envies de ces messieurs. Si ma première soirée avait été assez calme, chaste je pourrais presque dire, enchaînant plus de coupes que de bouteilles, la seconde m’est apparue beaucoup plus trash. Les clients, plus entreprenants, se collaient à moi avec ténacité, imprégnant mes vêtements de l’odeur rance de leur sueur de la journée. Ils envahissaient mon espace à longueur de temps et j’avais parfois du mal à les canaliser. L’alcool les rendait gluants, mais il avait aussi l’avantage d’en laisser certains impuissants. Je ne pense pas avoir eu de relations sexuelles ce soir-là, ni fait de fellation, mais je ne pourrais en jurer.

La soirée a filé à la vitesse d’un TGV et à la fin, sans même avoir bu, je me sentais groggy. L’ambiance noire et l’énergie démoralisante qui régnaient en ces lieux m’avaient littéralement plombée. Certes, à cette époque, ma vie n’était pas des plus reluisantes, entre les crises de boulimie et la dépression qui menaçait à tout moment de m’étreindre mais, là, j’avais le sentiment d’être tombée dans les bas-fonds de la société.

À l’heure de la fermeture, ma patronne m’a à nouveau encensée. Selon elle, j’avais assuré comme une pro. Elle me dressait un portrait élogieux : charmante, avenante, souriante, pleine d’entrain et de discussion. Qu’elle n’a donc pas été sa surprise lorsque j’ai décliné son invitation à revenir le week-end suivant. Malgré toutes ces éloges, je ne me voyais pas continuer dans cette ambiance où la mélancolie le disputait à la dépravation, un cocktail que je jugeais sacrément explosif.

En dépit de son insistance, de la très belle somme qu’elle m’a remise et de ses louanges dithyrambiques, j’ai démissionné. Déçue, la belle métisse aux yeux de chat a tenté une dernière approche :

— Eh bien, si tu changes d’avis, reviens ! Tu ferais vraiment une belle carrière dans ce milieu.

Même si ce n’était pas encore pour tout de suite, elle ne croyait pas si bien dire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 11 versions.

Vous aimez lire Argent Massif ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0