Chapitre 39 : Immortel

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Après avoir pris Manu dans mes bras pour lui souhaiter bonne nuit, je suis rentrée chez moi et me suis mise à écrire, prête à taper sur le clavier sans m’arrêter, jusqu’au petit-matin. Je recommençais ce scénario jour après jour pendant des semaines, restant éveillée des nuits entières à relater le passé.

Parfois, cette plongée nostalgique me rendait triste et les larmes coulaient. Néanmoins, m’épancher par écrit me faisait du bien. J’aimais raviver les braises encore chaudes de ces réminiscences à la lueur de mes insomnies. La peur d’oublier m’obsédait. Il était hors de question que le temps fasse son œuvre et de faire comme si Mickaël n’avait jamais existé.

Ma mémoire, pourtant, semblait défaillir. À peine sept ans après sa mort, je m’apercevais avec dépit que de plus en plus de détails m’échappaient. J’avais déjà perdu le son de sa voix et de son rire, ainsi que son odeur, alors je craignais de voir le reste s’estomper.

Cependant, certains évènements, quoi que très banals, s’avéraient inoubliables.

Quand on m’a annoncé que mon frangin avait péri brûlé, ma première pensée s’est aussitôt dirigée vers ce jour d’école, peu de temps avant son décès, où Mickaël et moi déjeunions devant un épisode prenant de « La petite maison dans la prairie », une série culte que nous regardions tous les midis. Les images, saisissantes, montraient un terrible incendie ravageant l’école pour aveugles de Mary Ingalls. Nous mangions nos pizzas en silence, les yeux écarquillés par cette scène qui faisait froid dans le dos. Entre deux bouchées, mon frère a fait cette remarque, digne d’une funeste prémonition :

— Ça doit être terrible de mourir dans le feu.

Nan, Mickaël, ce qui serait terrible, ce serait de t’oublier.

Ce qu’il y avait de difficile dans ce deuil impossible, c’était que personne n’avait vu le corps de mon frangin décédé. Il n’y a pas eu de veillée funèbre. Quand nous sommes allés à la morgue nous recueillir auprès de lui, pour un dernier adieu avant la mise sous scellé du cercueil, il était enveloppé de la tête aux pieds dans un linceul blanc. Son corps calciné ne pouvait nous être présenté qu’ainsi. Comment pouvions-nous être sûrs qu’il s’agissait bien de lui ? Et s’ils s’étaient trompés le jour de l’accident ? J’avais touché le corps raide et enveloppé sous un drap de ce qui était censé être mon frère. Depuis, un doute persistait.

On nous avait pourtant remis ses effets personnels après l’accident. Son louis d’or, la fierté de notre père, avait été coupé pour pouvoir le récupérer de son doigt. Le dessus, couvert de suie noire, avait été gratté pour en voir le dessin. Vu l’état du bijou, il n’était pas difficile de deviner à quoi avait dû ressembler mon frère, lorsqu’une fois désincarcérée, la voiture l’avait recraché.

L’ensemble de ses restes, sa bague, sa montre en plastique fondue, un bout de sa chaussette blanche et de son caleçon, nous avaient été transmis dans le but de le reconnaître et de certifier son identité. Le tout avait été glissé dans une enveloppe kraft. Une enveloppe kraft, Seigneur, une putain d’enveloppe kraft ! On m’avait rendu mon frère livré dans un colis. Voilà à quoi sa vie avait été réduite, à quoi il avait été réduit. Son visage si beau, son corps si fort lorsqu’il boxait, voilà tout ce que la mort nous avait laissés. Des miettes de lui. Une vie en cendres.

Probablement afin de me protéger, mon inconscient me jouait des tours, limitant toute tentative de visite de mon frangin dans mes songes nocturnes. Je ne rêvais jamais de lui. Les deux seules fois où cela est arrivé, les images avaient été similaires et le message aussi clair qu’un panneau publicitaire. Mickaël revenait de loin et s’approchait de moi, de plus en plus grand. Lorsqu’il arrivait enfin à ma hauteur, incrédule, je l’accueillais les bras ouverts en pleurant. Lui, souriant, me déclarait alors :

— Tu vois, je suis là. Je ne suis jamais parti.

Quand je rencontrais de nouvelles personnes, je n’arrivais pas à dire que j’étais fille unique, pour éviter l’embarras d’expliquer que mon frère était décédé. Je détestais qu’on me prenne en pitié mais je ne pouvais pas taire son existence trop courte. Les gens devaient savoir l’importance qu’il avait eue dans ma vie. Plus j’avançais en âge, moins nombreuses étaient les personnes qui l’avaient connu. Lorsque j’en parlais à mes amis d’enfance, Simon ou Solène, pour ne citer qu’eux, ils se rappelaient bien de lui, de son caractère impulsif, de son humour espiègle et de ses vannes pourries. Mais les autres, comme Manu, si je ne leur en parlais pas, ils ne sauraient jamais qui il avait été. Cette perspective m’apparaissait comme du gâchis.

Durant tout l’été 2003, j’ai collecté les détails qui avaient façonné l’identité de mon frère. J’ai répertorié les petites manies qui le caractérisaient, les anecdotes qui racontaient la vie dans notre famille, dans notre quartier, l’accident de voiture, l’enterrement des deux jeunes le même jour, la douleur de leur départ et la suite, si sombre, qui n’était que le reflet de la perte de la lumière qu’ils avaient apportée dans nos vies.

À la fin de l’été, le manuscrit était bouclé. Je l’ai intitulé « Le miroir de l’ange ». À la lecture du mot « fin », je me suis sentie apaisée. Malgré mes yeux rougis, usés par les écrans, et mon corps endolori par la position courbée, je suis allée me coucher à l’aube d’une nouvelle journée, sereine.

J’éprouvais aussi de la fierté, de celle que l’on ressent en accomplissant sa mission. Malgré les difficultés inhérentes à ce type d’entreprise, en encrant cette histoire noir sur blanc, j’avais réussi à aller au bout de mon projet. C’était la première fois que j’avais l’impression d’avoir réalisé quelque chose de valorisant et de concret. Certes, j’avais déjà décroché trois diplômes, un brevet des collèges, un baccalauréat et un BTS, ainsi que le fameux certificat rose de mon permis de conduire, mais ces bouts de papier ne m’apportaient pas autant de satisfaction. Là, j’avais entre les mains la preuve que j’avais vraiment œuvré pour le bien.

J’étais également soulagée de garder une trace qui à jamais perdurerait. J’aimais les livres pour cela : à l’image de photographies, ils permettaient de capturer un instant, une époque, ou de dresser le portrait de quelqu’un, afin de survivre aux années. Ainsi figés, ils devenaient immortels.

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