Chapitre 43 : Les guerrières

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Ma mère m’avait transmis une de ses principales qualités : sa force.

En thérapie, j’avais énormément de mal à la critiquer car, même si je savais combien son comportement m’avait fait souffrir, je voyais combien je lui ressemblais par certains côtés. Je tenais autant d’elle que de mon père. De lui, j’avais hérité, entre autres, ma propension à tomber dans une addiction (il était alcoolique, j’étais boulimique) et de la bonne image que j’avais des hommes. Ma mère, elle, m’avait léguée la très mauvaise image que j’avais de moi-même mais aussi, et surtout, sa capacité à toujours se relever. Je pourrais l’accabler de tous les maux de la Terre, je ne serais pas honnête si je ne reconnaissais pas l’incroyable force de vie qui la maintenait.

C’était une guerrière. Elle avait quitté ses parents à dix-neuf ans pour choisir celui qu’elle pensait être le bon, puis avait supporté onze années de violence, qui la menèrent presque aux portes du cercueil, et désormais, elle tenait encore debout après la mort d’un de ses enfants. Aussi incroyable que cela puisse paraître après le portrait que j’en ai fait, cet aspect de sa personnalité faisait mon admiration. Je me demandais comment elle y arrivait, comment elle parvenait à se lever le matin et affronter toute la peine qu’elle devait surmonter. Je ne le lui disais pas mais n’en pensais pas moins.

Lorsque je me décidai enfin à reprendre un suivi thérapeutique, je rechignais à dire du mal de ma mère, alors qu’au fond de moi, je ressentais une haine absolue à son encontre. Chaque fois qu’elle me mettait des bâtons dans les roues, par ses remarques désobligeantes, par son pessimisme exacerbé, j’avais littéralement envie de la tuer. Je devais parfois vraiment me retenir de lui coller une tarte dans la gueule, tant cela me démangeait, mais je ne le fis jamais. Dieu sait si pourtant elle n’attendait que ça et combien, paradoxalement, cela lui aurait fait plaisir. Cela aurait encore donner de l’eau à son moulin quant au fait que j’étais cinglée. Mais je ne voulais pas lui faire ce cadeau. Je voulais la faire descendre de son piédestal en lui montrant que je réussirais là où elle avait échoué. Mon existence ne ressemblerait jamais à la sienne. Je ne serais jamais comme elle, qui avait raté la majeure partie de sa vie. Être maman célibataire au long cours, en ayant connu la plupart du temps des problèmes de fric, n’était clairement pas, à mes yeux, un exemple à suivre.

Dès que je l’approchais, elle faisait ressortir le pire en moi. Je l’insultais de tous les noms, la menaçais constamment, lui parlais comme à une merde, mais elle ne disait rien, se délectant une fois encore de sa condition de victime. Les gens étaient choqués par mon comportement, par mes emportements, par mon agressivité, et cela me retombait systématiquement dessus.

— Mais, enfin, tu ne peux pas parler comme ça à ta mère ! C’est ta mère quand même.

J’étais révoltée. Je n’étais plus que colère et rage. J’avais tout le temps envie de hurler. Seul mon psy me comprenait. Mais quand j’arrivais dans son cabinet, je ne pouvais plus la lyncher :

— C’est sûr que ma mère me rend folle, mais elle a tellement fait pour moi.

En dépit du fait que je n’avais pas été élevée dans la religion, le commandement « tu respecteras tes parents » était inscrit en moi à l’encre indélébile. Mon thérapeute avait beau essayer de me faire lâcher les chevaux la concernant, je me contenais. J’étais dans une colère noire et une culpabilité monstre.

De fait, je restais la seule personne contre laquelle je pouvais les retourner. La boulimie me soulageait de mes émotions violentes, effrayantes, tout en me permettant de me punir encore et encore. Je vomissais ma mère et mon comportement envers elle. Et cela me faisait beaucoup de bien. Quand elle me préparait à manger et que je dégueulais ses repas, j’étais contente de voir sa nourriture flotter dans la cuvette des toilettes. L’action de contracter mon ventre pour faire ressentir mes agapes en devenait plaisante. Chaque parcelle de bouffe qui transitait en sens inverse à travers mon corps représentait une victoire. J’appréciais de ressentir peu à peu le nettoyage qui s’installait en moi, au fur et à mesure de ma purge. Le soulagement était palpable, physiquement et moralement.

Lorsque j’arrivais à la fin de ma régurgitation, j’appuyais comme une malade sur mon abdomen pour m’assurer qu’il ne restait rien. S’il était vide, je planais, ravie de ma performance d’être parvenue à tout dégager, à la dégager. Si je sentais encore quelque chose bloquer dans mon ventre, je buvais de l’eau chaude pour continuer à dissoudre les blocs compactes qui s’étaient formés durant la digestion. Ceux qui faisaient de la résistance finissaient toujours par se plier à mes désidératas. Peu importe le temps que cela prenait, les deux doigts enfoncés profondément dans la gorge, j’allais les chercher. Les larmes avaient beau couler, je n’abandonnais jamais. Je devais m’en débarrasser intégralement.

Une fois la crise commencée, quel que soit l’endroit, je mettais un point d’honneur à vomir. Jamais, au grand jamais, je n’aurais toléré cette nourriture en moi. Je ne commençais jamais à manger si je n’étais pas sûre à 100% de pouvoir tout évacuer après. Chez moi, en voyage ou chez des gens, je vérifiais toujours que les toilettes étaient accessibles et à peu près propres. J’ai vomi chez des amis lors de réveillon du nouvel an, dans les toilettes des trains et des avions, dans la plupart des hôtels où j’ai mis les pieds, dans des stations-services ou des restaurants.

À cette époque, ma pire angoisse n’était pas de mourir d’une rupture de l’œsophage, ou d’une crise cardiaque, mais de ne pas pouvoir me vider. Je faisais un cauchemar récurrent. Je mangeais, mangeais et au moment d’aller rejeter toute la nourriture, je ne trouvais pas de lieux pour le faire. Je me réveillai toujours en sueur, terrorisée par cette horrible perspective. Là, pour m’aider à revenir à la raison, je touchais mon ventre, toujours plat, voire creux, me rappelant que ma dernière crise avait bien été éliminée. Rassurée, je pouvais enfin expirer une grande bouffée d’air.

C’était mon combat journalier : ne garder aucune trace de bouffe, cette bouffe qui symbolisait ma mère et la vie qu’elle m’avait infligée. Tu ne m’auras pas, semblais-je dire ainsi. Avec moi, tu finiras toujours dans les chiottes. Ce nettoyage quotidien était nécessaire, vital. Il servait à me libérer du trop-plein d’émotions douloureuses qui bouillonnaient en moi et que je ne savais pas gérer. Il me permettait, très momentanément, d’expulser cette colère qui m’habitait et dont je ne savais que faire.

Au lendemain cet épisode, je reprenais le cours de ma vie, presque comme si de rien n’était. Tout au plus mon cœur de pierre avait-il subi une légère érosion. Mes larmes et mes soupirs le polissaient, arrondissant les angles obtus et coupants de la roche pour en atténuer les aspérités. Mais je n’étais pas détruite. Comme ma mère avant moi, telle une warrior, je me relevais plus solide que jamais. Plus on se prenait des coups, plus on s’endurcissait.

À force, nous devenions indéboulonnables, incassables. De l’acier inoxydable.

Je revendiquai cette similitude et vivais dans une dichotomie permanente. Autant je la haïssais, autant j’étais fière qu’elle et moi soyons faites du même bois.

Tous les membres de ma famille maternelle, en dehors de ma mère, avaient réussi et possédaient propriétés et comptes blindés, sans jamais en profiter. Tout ce pognon dormait, inutilisé, car s’ils étaient riches, ils vivaient presque comme des mendiants. Je connaissais la fortune familiale, mais ne comprenais pas cette vision de la vie. Être pété de thunes et s’obliger à manger du Eco+, ou à rouler en Skoda, me laissait sans voix. Ma mère et moi avions la même appétence pour l’argent qu’eux, c’était dans nos gènes, mais n’étions ni cigales, ni fourmis.

Si notre amour de l’argent était similaire, en revanche, une chose me différenciait de ces gens-là, ma mère y compris. J’avais perpétuellement soif de connaissances, je n’étais jamais rassasiée. Les membres de ma famille étaient partisans du « on a toujours fait comme ça ». Ils ne se remettaient jamais en question, ne remettaient jamais en question leur vie, et voyaient toute tentative de remise en question comme une menace. Pour eux, les choses étaient telles qu’elles devaient être et rien ne devait bouger. L’immobilité de leur façon de penser, de leur routine et les jours qui défilaient avec une constance de métronome, étaient la garantie, non pas de leur bonheur, mais de leur sécurité.

De sécurité, je n’en avais jamais bénéficié au sein de ma famille dysfonctionnelle, dans laquelle j’avais constamment eu l’impression d’être en danger. Et aujourd’hui, je n’avais plus rien à perdre, car j’avais déjà presque tout perdu. Des êtres chers, des amitiés, des amants, un bébé. Je n’avais désormais plus un rond, plus un tee-shirt à me mettre sur le dos, une santé psychique et physique bringuebalante et plus aucune perspective réjouissante pour les semaines à venir. L’avantage de n’avoir rien à perdre, c’est que j’avais tout à gagner. J’étais libre. Et je possédais quelque chose dont ils étaient totalement dépourvus : une richesse intérieure, de celle dans laquelle j’allais puiser quotidiennement pour me reconstruire.

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