Chapitre 46 : Les lignes de conduite mouvantes

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Il était vraiment beau gosse, comme me l’avait annoncé son meilleur ami. Grand, bien bâti, brun avec de jolis yeux noisette en amande et des lèvres pulpeuses. Je le retrouvai comme dans nos lettres, drôle et intelligent, ce qui ne gâchait rien. Comme entraperçu dans nos courriers, il avait de la matière grise. Cette dernière l’avait même plutôt desservie jusque-là, car c’était la raison pour laquelle on l’avait désigné comme le meneur de l’opération de représailles à laquelle il niait toujours avoir participé. Cela ne m’étonna donc guère qu’il fût surnommé « le cerveau » dans son affaire. Son éloquence et son assurance ne faisaient pas mentir ce sobriquet. Sa répartie était cinglante et il ne se laissait pas faire, ce qui était un atout considérable pour s’imposer sur une cour de promenade ou au milieu de ses anciens collègues véreux, mais parfaitement inutile lors d’un procès aux assises.

Il avait été un des rares à savoir s’exprimer correctement à la barre. Une erreur fatale. Cela joua en sa défaveur en confortant la version de la partie plaignante, selon laquelle il avait tenu un rôle prépondérant de chef des opérations. À ce moment-là, il aurait mieux valu qu’il l’écrase, ou qu’il fasse le débile, comme ses camarades interrogés, mais cela aurait été mal le connaître. En réalité, il était parfaitement incapable de faire profil bas et de fermer sa gueule. Sa fierté le lui interdisait. J’essayai de tempérer ses ardeurs et de lui ouvrir les yeux s’il continuait à parler d’erreur judiciaire alors que la victime était défigurée et que toute l’opinion publique était contre lui. Je lui demandai de se calmer pour le procès en appel.

— Je ne suis pas une baltringue, m’avait-il rétorqué en souriant. Je dirai ce que j’ai à dire et personne ne m’en empêchera.

Il était remonté comme une pendule et n’avait peur de rien, ni des conséquences que sa résistance provoquerait sur la durée de sa condamnation, ni des répercussions que cela aurait pour notre futur s’il restait derrière les barreaux. Ce qu’il voulait, c’était avoir raison et rétablir SA vérité. J’admirais son opiniâtreté même si, bien sûr, elle lui portait préjudice. Il avait l’âme et la carrure d’un leader, ce qui était forcément séduisant. Ces qualités qui, à l’extérieur, auraient fait de lui un excellent chef d’entreprise, il les exploitait malheureusement à mauvais escient là où il était. Avec le second procès, il allait droit dans le mur mais il s’en contrefichait.

On parlait peu de l’affaire ensemble, étant donné que je n’avais pas assisté au premier procès et que lui, de son côté, ne souhaitait pas m’en parler plus que cela. Il en avait évoqué les grandes lignes, dans sa version des faits, mais je sentais que tant que l’appel ne serait pas passé, tant que sa sentence définitive ne serait pas tombée, il n’était pas question pour lui de s’en ouvrir davantage. J’étais de son côté et partais du principe qu’il n’avait pas commis ce qu’on lui reprochait. Néanmoins, vu le caractère tempétueux que je découvrais de visu, il ne me sembla plus si innocent que ça. Cependant, le savoir coupable ou non ne m’intéressait guère. Cela ne changeait rien à l’image positive que j’avais de lui après un an à le découvrir sur papier. J’étais suffisamment éprise et intriguée par l’homme qu’il était pour passer l’éponge sur le reste. Qu’importe le voyou qu’il avait pu être dans son autre vie, je désirais lui donner une chance de se racheter, de faire table rase du passé et de repartir à zéro. D’autant qu’il était adorable avec moi et que cela suffisait à me convaincre de ne pas le laisser tomber.

Comme toutes les fortes têtes, il était entreprenant. Lorsqu’il s’approcha de moi pour m’embrasser la première fois, lors de notre second parloir, en tête à tête cette fois, je le laissai faire. Il me plaisait vraiment. Physiquement, moralement, mentalement. Nos discussions étaient vivantes. Il me faisait rire et m’écoutait, et j’avais le sentiment que nos personnalités s’accordaient bien. Mais j’aimais aussi le contexte de notre histoire, au moins au début. J’aimais l’idée qu’il n’y avait pas de femmes dans son entourage, depuis qu’il avait été lâché par la nana qu’il fréquentait à l’époque de son arrestation. En entrant dans sa vie, après cinq ans de solitude, j’étais devenue un peu le centre de son existence. Je ne peux nier avoir aimé cette place privilégiée qui faisait de moi une personne importante à ses yeux. Je me voyais comme une bouffée d’oxygène pour lui, comme une douce parenthèse dans son quotidien infernal, la seule chose qui le sortait de son ordinaire millimétré. Nos lettres et nos parloirs rythmaient sa vie carcérale en l’allégeant quelque peu. Notre histoire lui faisait du bien, au moins autant qu’à moi, qui adorait l’idée d’être utile à quelqu’un. En cela, nos besoins étaient satisfaits.

Il était doux et respectueux. De sa carrure, entretenue à la salle de musculation, se dégageaient une force et une solidité que j’appréciais. Je ne savais pas quel avait été son comportement envers les femmes avant de rentrer en taule, mais il était à présent câlin et réclamait de la tendresse. Mais pas que. Tout beau gosse qu’il était, il n’avait pas touché une fille depuis un long moment. Il me le fit rapidement comprendre. Sa demande vint au bout de quelques parloirs, quatre ou cinq peut-être, je ne me souviens plus.

— Viens en jupe la prochaine fois.

Ce n’était pas une exigence, ou une condition imposée, encore moins une menace. Juste la manifestation de son désir. Je n’y voyais rien d’anormal, de malsain, ni d’outrageant. Mais quand, la fois suivante, il me prit sur le coin de la table, je fus un peu sonnée. J’avais accepté mais le regrettai aussitôt. Je pense qu’aucune femme, aussi charmée soit-elle par un homme, ne peut se satisfaire d’avoir été un vide-couilles entre deux portes vitrées. L’acte avait eu lieu rapidement, à sec, sans préliminaires, sans tendresse, sans attentions. J’étais stressée à l’idée que des matons passent et nous chopent, ce qui aurait annulé mon droit de visite. De son côté, il s’en voulut. Pas de m’avoir baisée, et mal qui plus est, mais d’avoir été très rapide.

Question de fierté masculine mal placée, j’imagine.

Il avait le sentiment que la prison avait anéanti ses fonctions primaires. Je le rassurais tant bien que mal telle la bonne compagne que je voulais être.

— D’autres hommes en liberté ont le même problème à l’extérieur, lui assurai-je, confiante. Ça reviendra.

Mais son ego fut momentanément blessé. Cela me désola. Pas pour lui et sa prétendue précocité mais d’être encore tombé sur un homme qui ne regardait pas plus loin que le bout de sa bite. Au fil du temps, je trouvais de plus en plus les hommes autocentrés sur leur appendice. Après des années à fréquenter des garçons qui n’avaient jamais mis le sexe au premier plan, Nicolas en tête, j’étais déroutée de constater comme, pour certains, leur rapport à leur queue était prédominant et dictait leur état d’esprit. On aurait dit moi avec mon poids, tandis que le chiffre indiqué sur la balance déterminait mon humeur. N’y avait-il donc ça qui comptait ? Nos apparences, nos performances, nos réussites ? Moi qui avais des envies d’absolu, qui espérais élever mon âme dans la spiritualité, tant de superficialité me désespérait.

Cela dit, compréhensive, je laissais couler et lui pardonnais sa vision étriquée de lui-même et de notre relation, espérant que ce « coup-pour-rien » ne serait pas représentatif du reste de notre histoire. Dans la foulée, je digérais aussi très vite le fait d’avoir été prise pour un tapin sur un morceau de table sale. Cela ne m’avait pas vraiment dérangé. Mon corps semblait anesthésié lors de la majorité de mes rapports. Qu’elles soient agréables ou pas, comme celle que je venais d’encaisser, les relations sexuelles me laissaient toujours relativement indifférente. J’étais déconnectée de mes sensations corporelles. Les orgasmes ne faisaient pas partie de mes attentes ni de mes souhaits. Je pouvais prendre un plaisir relatif mais ce n’était même pas une quête. Mon rôle se limitait à faire plaisir à l’autre. Mon corps était un outil pour y parvenir.

Comme il avait fallu aller vite pour ne pas se faire gauler, on n’avait pas utilisé de capotes lors de cette première fois expédiée.

— J’ai rien, me certifia-t-il lorsque je le lui fis remarquer. On m’a testé à mon arrivée en prison.

Je le croyais. Et ce n’était pas franchement le genre de mec à prendre des risques en se faisant sodomiser par un codétenu en manque un soir de déprime. Il était clean et considéra que moi aussi. Par contre, je ne l’avais pas prévenu que je ne prenais pas de contraception. On n’avait pas eu l’occasion d’amener le sujet sur le tapis jusque-là. Après avoir porté un implant de mes 21 à mes 24 ans, suite à mon avortement, je venais tout juste de le faire retirer. J’étais bonne pour retomber enceinte à tout moment. Il avait dû éjaculer en moi, évidemment, sous peine d’en mettre partout et de se faire griller. Sentant le sperme couler entre mes cuisses, je commençai à paniquer et lui révélai l’information. La nouvelle sembla un peu le chiffonner. Il ne m’engueula pas mais se montra ferme quant à ses volontés.

— Prends la pilule du lendemain, s’il te plaît. On ne peut pas avoir de gosses maintenant, pas tant que je suis au placard.

Comme dans ses premiers courriers, à l’approche de l’appel, il espérait toujours qu’un verdict plus clément le fasse sortir prochainement. J’opinai du chef et lui promis de faire le nécessaire. Il avait raison. Connaissant mon hyper-fertilité, il existait un vrai risque que je n’avais pas plus que lui envie de prendre. Dans la foulée, je lui parlai de l’avortement, de l’adolescent qui avait failli être le père de l’enfant que j’avais porté à 21 ans et qui avait rompu juste après mon IVG.

— Putain, ça se fait pas. Un mec doit assumer. C’est pas correct.

J’évoquai ensuite le métis qui m’avait quittée après mon cambriolage parce que j’étais devenue moins marrante momentanément.

— Mais c’est quoi ces mecs, sérieux ? Des tocards.

Ironiquement, il ne voyait pas que son comportement envers moi, lors de cette baise sauvage et avilissante, était au moins aussi irrespectueux et indigne que la façon dont les autres m’avaient traitée. Je ne relevai pas le paradoxe non plus, qui me rappelait celui de ces parents énervés qui demandaient à leurs enfants d’arrêter de crier en leur hurlant dessus.

Faites ce que je dis, pas ce que je fais.

Cette contradiction était au cœur de notre relation naissante et d’autant plus prégnante qu’elle me concernait également à l’instant présent. Certes, m’avoir prise sans égards sur une table crade dans un parloir dégueulasse n’était pas glorieux de sa part et ne pouvait être porté à son crédit. Mais je pouvais difficilement accabler mon nouveau partenaire de ce faux pas alors que je n’avais rien d’une oie blanche. S’il n’était pas irréprochable envers moi, je savais que je ne l’étais pas non plus envers lui. Comment aurais-je pu lui jeter la pierre alors que, de mon côté, cela faisait déjà six mois que j’avais commencé à me prostituer et qu’il n’était nullement au courant ?

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