Chapitre 48 : L’art du mensonge

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Six mois passèrent entre le moment où j’intégrai le bar et celui où j’obtins enfin l’autorisation de visiter mon détenu au parloir. Le mensonge lié à ma double vie se corsa alors, quand des lettres sans conséquences, nous passâmes aux rencontres réelles plus impliquantes. Face à lui, les yeux dans les yeux, il ne m’était plus aussi aisé de lui mentir comme un arracheur de dents. J’avais beau légitimer ma trahison en me répétant que l’argent que je gagnais au bar lui profitait aussi, je me sentais coupable de mon comportement. J’hésitai un temps à tout lui avouer. Puis me ravisai, sûre que je le dégouterais. Si je voulais garder son affection, son estime, je devais mettre mes scrupules de côté. Tant qu’il n’y avait rien de sérieux entre nous, je m’auto-persuadais que je ne faisais rien de mal.

Après tout, nous n’étions pas mariés.

Mon détenu était de nature suspicieuse et jalouse. Abandonné dès le début de son incarcération par sa copine de l’époque, il était méfiant envers les femmes. Il cherchait souvent la petite bête dans mon emploi du temps pour savoir où j’étais, avec qui j’étais et ce que je faisais. Il pouvait me contacter à tout moment de la journée de la cabine de l’établissement pénitentiaire ou dans la soirée, avec un téléphone qui circulait illégalement entre les cellules et ce, semaine ou week-end. Je manquais rarement ses appels mais, quand cela arrivait, j’avais toujours une bonne excuse. Il avait beau essayer de me fliquer, je me sentais protégée par l’éloignement géographique et l’isolement forcé dans lequel il était.

Un jour, lors d’un parloir, je manquai de vigilance. J’étais entrée dans l’établissement avec mon portable, ce qui n’était, bien sûr, pas autorisé. J’étais ravie d’avoir réussi à passer le détecteur car je voulais nous prendre en photo tous les deux. À peine l’eussè-je sorti qu’il me l’arracha des mains dans l’intention de fouiller dedans. Je savais qu’il pouvait y trouver des numéros enregistrés sous le nom de certains de mes clients, qui avaient souhaité me donner leur contact pour que je puisse les revoir en dehors du bar. Il y avait aussi des messages explicites de leur part, me proposant des nuits tarifées ou des prestations à l’heure. Je n’avais encore jamais accepté ces offres alléchantes, mais j’y réfléchissais de plus en plus, tant les sommes en jeu méritaient mon attention.

Le téléphone dans la main, mon détenu essaya de l’explorer. Je l’en empêchai en m’insurgeant violemment. Pour obtenir gain de cause, je brandis la carte du respect de ma vie privée, puis l’assommai de reproches, l’accusant de ne pas avoir confiance en moi. Si je n’avais rien eu à cacher, je l’aurais laissé faire sans aucun souci, mais là, je m’attendais à déclencher un cataclysme s’il découvrait le pot aux roses.

Comme il ne cédait pas et refusait toujours de me rendre mon portable, je le menaçai d’appeler les surveillants pour me faire sortir du parloir. Malgré sa force herculéenne, je ne lâchai rien et parvins à atteindre l’appareil pour l’éteindre in extrémis. Sa tentative d’extorsion d’informations échoua, mais j’étais tellement choquée que je l’incendiai jusqu’à la fin de l’entrevue, incriminant son attitude irrespectueuse qui ne pouvait que refléter le peu de crédit qu’il accordait à ma sincérité.

— Putain, je me tape des heures de route pour venir te voir et toi, tout ce que tu trouves à faire, c’est douter de moi et de ma fidélité !

Oui, j’avoue, moi, en revanche, je ne doutais de rien... Ma mère m’avait légué sa force, sa générosité et ses talents de grande tragédienne.

Fier, il ne s’excusa pas. De mon côté, je passai l’éponge et revins le voir la fois suivante comme si de rien n’était. Il m’apparaissait clairement que chacun de nous fermait les yeux sur ce qui pouvait potentiellement nous déranger en l’autre. Il y avait une certaine forme de tolérance ou de déni entre nous, qui nous obligeait chacun notre tour à regarder ailleurs pour éviter de trop se questionner. S’il avait des doutes sur mon honnêteté à son égard, il ne les exprima jamais ouvertement. De mon côté, plus le procès approchait, plus je m’interrogeai sur le bien-fondé de sa prétendue innocence. Un énorme décalage existait entre les accusations dont on l’accablait et le rôle de spectateur auquel il se cantonnait lors de cette expédition punitive. Les mois passant, en m’immergeant dans sa famille, en comprenant le mode de fonctionnement de son éducation, en analysant les rouages qui avaient déterminé sa manière de penser et d’agir, je réalisai que j’avais été un peu naïve de le croire entièrement blanc comme neige. De fait, j’avais de moins en moins de remords à le baratiner au sujet de mon travail secret.

D’autant qu’au fond de moi, j’aimais ce que je faisais et ne voulais nullement arrêter. Mon activité avait beau être sulfureuse, elle s’accompagnait d’un confort de vie que nul autre travail ne pouvait m’apporter. Le principal atout de ce job restait l’argent qui rentrait aussi facilement dans mes poches que la queue des hommes dans mon corps. Et on ne va pas se mentir, je me faisais prendre tous les jours et parfois à plusieurs reprises au cours de la même soirée. Axelle avait eu beau m’avoir tenu le même discours que ma première patronne, à propos des risques qu’elle encourait en cas de descente de flics, le sexe restait omniprésent.

Dès mon arrivée au bar, j’avais trouvé des capotes dans les replis des canapés et des fauteuils et la boîte de mouchoirs trônait toujours à toutes fins utiles au beau milieu de chaque table basse. Bien qu’au cours de mon entretien d’embauche, Axelle m’avait interdit d’avoir des rapports dans les salons, elle semblait comme mon compagnon en taule, capable de détourner les yeux sur cet aspect qui pouvait l’importuner. Il était bien sûr dans son intérêt de me laisser gérer mes rendez-vous à l’étage à ma guise, puisque, grâce à cela, elle vendait toujours plus de bouteilles. Elle devait forcément se douter de ce qui se tramait là-haut, quand je grimpais avec un client bourré dans une des alcôves tapissées de moquette murale rouge pourpre et fermées par d’épais rideaux de velours. Si elle devinait mes méthodes de travail, elle ne me les reprocha jamais, consciente qu’elle avait tout à y gagner.

J’avais l’impression d’avoir carte blanche tant que cela lui rapportait également. Pourtant, je la trahissais elle aussi. À l’étage, je faisais payer des suppléments pour certaines de mes prestations, en particulier les fellations natures ou protégées et les rapports sexuels vaginaux. Je ne pratiquais pas l’anal, ni dans le privé, ni dans le domaine pro. Je ne demandais pas d’extras pour les cunni ou les baisers avec la langue que j’acceptais plutôt facilement, si tant est que le mec ne fût pas trop repoussant. Quand on s’occupait de moi, j’avais parfois des orgasmes, ce qui était une première avec les hommes pour moi. Être payée si grassement et en tirer du plaisir rendait le travail beaucoup plus attrayant. Une raison de plus, s’il en fallait, pour ne pas abandonner cette activité.

Faire raquer les clients dans le dos de ma patronne, en sus du coût exorbitant de la bouteille, signifiait un manque à gagner pour elle. Une fois le client satisfait, il n’y avait pas de bouteille supplémentaire. Cela me faisait prendre un risque. Je redoutais toujours qu’un micheton mécontent ou trop gourmand aille se plaindre de moi à Axelle, en lui racontant les options pour lesquelles je quémandais de l’argent au salon. Cela aurait été une bonne raison pour elle de me virer manu militari, ce que je ne souhaitais vraiment pas. Je n’envisageais pas encore, à ce moment-là, de me mettre à mon compte, même si je voyais les avantages dont je bénéficierais. Je n’étais pas prête à franchir le cap. En travaillant ici, dans un environnement sécure prévu à cet effet, il y avait une barrière rassurante entre ma vie privée et ma vie de prostituée. Malgré l’argent que je perdais en bossant pour quelqu’un, le cadre et les règles de l’établissement m’offraient une forme de protection que je redoutais perdre une fois livrée à moi-même.

Je m’accommodais donc de ma situation de salariée, en vendant discrètement mes charmes à mon compte à l’étage, en toute impunité. Si certains clients en parlèrent à Axelle, je n’en eus jamais vent. Je n’étais pas une employée modèle mais j’avais du succès auprès de notre clientèle d’habitués ou d’hommes de passage. De plus, je ne buvais pas comme certaines, avant d’attaquer le travail, et ne manquais jamais un jour de boulot.

Tout cela fonctionnait bien. Ma patronne se faisait du blé sur mon dos et je ne disais rien. En contrepartie, je prenais des libertés dans mon taf pour augmenter mon chiffre d’affaires et elle ne disait rien non plus. Quant à mon mec, il avait peut-être fait ce qu’on lui reprochait, mais je faisais semblant de ne pas le voir. De son côté, il mettait ses œillères quant à ma vie à l’extérieur.

Le mensonge était un art auquel tout le monde s’adonnait et nous formions assurément un beau trio de comédiens.

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